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DES LIVRES DÉCRIÉS.

3o TESTAMENT POLITIQUE DU Cardinal de RICHELIEU.

Si un livre a été décrié, c'est sans contredit celui-ci. Suivant l'éditeur resté inconnu, qui le publia pour la première fois en 1688, à Amsterdam, chez Henri Desbordes1, « toutes sortes de personnes y << trouveraient un amas d'instructions d'un prix inestimable... et on y << apercevrait tous les caractères de l'esprit du grand cardinal2. »

Mais Antoine Aubery s'était empressé de protester contre ce jugement: « On a imprimé ces derniers jours, disait-il dans l'Histoire de « Mazarin3, un Testament politique du cardinal de Richelieu, contre << lequel il n'y a point de lecteurs, pour peu de lumière et de connais«<sance qu'ils aient de l'histoire de ce temps, qui ne réclament et ne « se récrient..... Ce n'est, en effet, qu'un ouvrage de doctrine, qui << traite particulièrement des appels comme d'abus, des cas privilégiés, « de la régale....... des exemptions... du droit d'indult et d'autres ma<< tières semblables, de sorte que c'est tacitement reprocher à un si « fameux ministre l'ambition et la honte d'avoir voulu s'ériger en auteur, << et faire à peu près des recherches comme celles de Pasquier.

«< D'ailleurs, étant un ouvrage assez gros et rempli d'observations « fort communes, on ne saurait s'imaginer auquel de ses secrétaires il « l'aurait dicté, et encore moins comme il l'aurait écrit lui-même. Il est << constant que le cardinal de Richelieu a toujours dicté et n'a jamais « guère écrit.

<< Mais il y a plus: on y remarque force impertinences, bévues et « suppositions..... >>

Si les termes de cette protestation n'en eussent été la condamnation, elle eût été grave de la part de l'historien en quelque sorte officiel de Richelieu, de celui à qui la duchesse d'Aiguillon devait avoir communiqué tous les papiers de son oncle", puisqu'avec l'histoire de ce mi

1 Un vol. in-12 divisé en deux parties. L'édition augmentée d'observations historiques, Amsterdam, Schelte, 1709, 2 vol. in-12, est intitulée sixième édition. Dès 1654, une traduction espagnole en avait été publiée à Madrid. Bibl. de la France, t. III, p. 205.

2 Avertissement de l'édition de 1688, supprimé à tort dans celle de 1764. 3 Histoire du cardinal de Mazarin..... Paris, Thierry, 1688, 2 vol. in-12, t. II, p. 582.

« Mme la duchesse d'Aiguillon fait imprimer l'histoire de son oncle, le cardinal de Richelieu, écrite sur les mémoires qu'elle a fournis, par M. Aubery; mais elle est déjà méprisée, étant trop suspecte pour le lieu d'où elle vient, et pour le mauvais style de son chétif écrivain. »—Lettre 136 de Guy Patin à Spon.

nistre, il avait publié, en 1660, un long recueil de ses lettres, instructions et mémoires politiques'.

Mais n'était-ce point abuser du lecteur que de prétendre que le Testament politique n'était qu'une continuation de Pasquier, ne traitait que de questions religieuses et canoniques, questions qui y étaient renfermées dans un seul chapitre, le deuxième, sur les onze que contient l'ouvrage ? N'était-ce point le comble du ridicule que de décliner, comme une honte, le titre d'auteur pour celui de Mirame, pour celui de tant d'ouvrages de controverse, enfin pour l'homme qui avait inspiré, écrit, ou revu les longs mémoires, depuis renfermés au dépôt des affaires étrangères, sur lesquels Aubery avait nécessairement composé son histoire ?

Celui-ci, d'ailleurs, n'avait-il pas été le mieux placé pour savoir que le cardinal avait énormément écrit, ou fait écrire; et qu'il prenait le soin, soit d'envoyer des articles à la Gazette de Renaudot 2, soit même de corriger les épreuves de l'histoire vulgaire de Dupleix 3?

Et quant aux impertinences, bévues et suppositions, Aubery en définitive n'avait pu en signaler que trois : la signature de la dédicace : Armand du Plessis, signature réellement apocryphe, mais exclusivement le fait de l'éditeur de Hollande, puisqu'elle ne se trouvait dans aucun manuscrit; la paix supposée, tantôt faite et tantôt non faite, mesquine chicane ne reposant que sur six mots ajoutés au titre du chapitre premier par le même éditeur ; et enfin le silence sur la naissance de Louis XIV, alors qu'en la même année 1638, on parlait de la prise de Brissac comme d'un événement heureux 6.

Henri Basnage, au contraire, rendant compte de cet ouvrage aussitôt sa publication, le jugeait avec une certaine finesse, en disant qu'on y trouvait des raisonnements et de belles idées qui n'étaient pas achevées, et comme des semences de pensées 7.

Le troisième historien de Richelieu, Jean Leclerc, faisait aussi grand cas du Testament politique. Seulement il lui paraissait difficile d'assigner un temps auquel on pût en rapporter commodément la composition, et par suite il concevait quelques doutes et suspendait son jugement 8.

1 Histoire du cardinal de Richelieu.-Mémoires pour l'histoire du cardinal de Richelieu, par Ant. Aubery, - Paris, Bertier, 1660, 2 vol. in-fol.; réimprimés à Cologne, par Marteau, 1666-1667, 7 vol. pet. in-12.

Histoire de Louis XIII du P. Griffet, Préface, p. 47; t. XV1I de la continuation de Daniel, édition in-12 de 1758.

3 « Le cardinal eut la patience de lire, avant l'impression, les deux derniers règnes de l'histoire de Dupleix, et même d'en revoir les épreuves à Ruel. »-Mém. de Niceron, t. II, p. 308.

Lettre de Foncemague, Paris, 1764, p. 17.

5 Même lettre, p. 18.

6 Voir la même lettre,

p. 136.

7 Histoire des ouvrages des savants, janvier 1688, p. 20.

8 La Vie du cardinal de Richelieu, par Jean Leclerc; Cologne, 1694-1696, 2 vol. in-12.

Vigneul-Marville (Bonaventure d'Argonne)1, au contraire, était revenu à l'opinion d'Aubery : « Ce Testament, suivant lui, avait été sup« posé par un homme d'esprit, qui l'avait revêtu d'un nom illustre « pour lui donner du crédit dans le public. »

Mais le savant Huet écrivait sur son exemplaire : « Vigneul-Marville « se trompe très-grossièrement..... quoique je fusse fort éloigné de <«< croire à une supposition, je priai M. le duc de Richelieu de m'é«< claircir sur la vérité de ce fait; il m'a assuré que le livre était vrai<< ment du cardinal, et qu'il l'avait vu plusieurs fois dans le cabinet • de la duchesse d'Aiguillon à qui avaient passé les papiers de leur < oncle 2. >>

Quant à Ménage, c'était celui des contemporains dont l'opinion était la plus judicieuse et la mieux motivée : « Quelques-uns veulent, «< disait-il, que le Testament politique, qui paraît sous le nom du car<«<dinal, ne soit pas de lui; pour ce qui est de certains détails qui << peuvent rendre la chose douteuse, on ne doit pas pour cela le croire << moins auteur du livre. Ce sont de bons mémoires qu'il y a insérés. << De plus, à tout bien considérer, il n'y a que lui qui ait été capable de << travailler à un si bel ouvrage 3. »

Enfin, Amelot de la Houssaie pensait de même; et les assertions non justifiées d'Aubery et de Vigneul-Marville n'ayant fait que confirmer l'opinion générale des contemporains, La Bruyère pouvait s'exprimer ainsi, le 15 juin 1693, dans son discours de réception à l'Académie française.

« Ouvrez son Testament politique, digérez cet ouvrage; c'est la pein«<ture de son esprit, son âme tout entière s'y développe; l'on y dé«<couvre le secret de sa conduite et de ses actions; l'on y trouve la << source et la vraisemblance de tant et de si grands événements qui ont «< paru sous son administration. L'on y voit sans peine qu'un homme «< qui parle si virilement et si juste, a pu agir sûrement et avec succès; << et que celui qui a achevé de si grandes choses, ou n'a jamais écrit, « ou a dù écrire comme il l'a fait. »

Jusque-là, le grand ministre n'avait pas laissé apercevoir l'écrivain énergique et profond; il appartenait à l'auteur des Caractères de faire apparaître Richelieu sous ce nouvel aspect.

Depuis, malgré les expressions dubitatives de Le Vassor,et quoique, dans ses notes sur le Ménagiana, La Monnaye fût revenu aux idées

1 Mélanges de critique et de littérature, t. I, p. 174.

2 Note fournie au journal de Trévoux et à Foncemague, par le P. Griffet, Journal de Trévoux, 1750, p. 357 et suiv.; Lettre de Foncemague, p. 8. 3 Ménagiana, édition de 1715, t. III, p. 76.

Notes sur Tacite, passim et notamment, t. II, p. 182.

« J'entre dans le récit d'une seconde campagne, plus triste et plus désa«vantageuse à la France que la première. Richelieu en parle dans le livre « adressé sous son nom au roi..... » Hist. du règne de Louis XIII, par Le Vassor; Amsterdam, 1707, t. VIII, 2e part., p. 221,

d'Aubery et de Vigneul-Marville, Richelieu était resté en pleine possession du Testament politique. Les éditions enlevées par la faveur du public lettré s'en étaient multipliées. Et, en 1719, le P. Le Long avait comme sanctionné l'opinion commune par un jugement soigneusement motivé, dans lequel il réfutait Aubery et Vigneul-Marville. Et certes, nul jusque-là n'avait soupçonné que cet ouvrage fût un affront pour la mémoire du cardinal, lorsqu'en 1749, un libraire l'ayant publié avec les Testaments certainement apocryphes du duc de Lorraine, de Colbert et de Louvois 2, Voltaire imagina, sans grand examen, de le mettre au rang de ceux-ci; et, depuis, s'irritant en raison même de toutes les preuves, de toutes les démonstrations qui lui étaient fournies, il affecta de persister dans cette opinion.

C'était dans une brochure intitulée : Des mensonges imprimés 3, publiée en 1749 à la suite de Sémiramis, que d'abord il l'avait émise en ces termes:

<< Des esprits plus profonds ont imaginé une autre manière de mentir; << ils se sont établis héritiers de tous les grands ministres et se sont << emparés de tous les Testaments. Nous avons vu les Testaments des « Colbert, des Louvois.... le Testament du cardinal de Richelieu, fait par << une main un peu moins inhabile, a eu plus de fortune, et l'imposture « a duré très-longtemps. C'est un plaisir surtout de voir dans les re<<cueils de harangues quels éloges on a prodigués à l'admirable Testa«ment de cet incomparable cardinal: on y trouvait toute la profon<< deur de son génie; et un imbécile qui l'avait bien lu, et qui en avait << même fait quelques extraits, se croyait capable de gouvernerner le <<< monde..... »

Évidemment ces dernières paroles étaient à l'adresse de La Bruyère. C'était un imbécile pour avoir loué, après l'avoir médité, un livre que probablement Voltaire condamnait l'ayant à peine ouvert. C'est là un exemple entre mille des étranges libertés que Voltaire se permettait à l'égard des génies du grand siècle, de cette envieuse personnalité incessamment attentive à les dénigrer et à les amoindrir.

Puis il déduisait treize objections contre l'authenticité du Testament, objections dont la première, qu'il n'avait été connu que quarante-six ans après la mort du cardinal, était seule spécieuse, les autres étant empruntées à Aubery ou se réduisant à des querelles de mots et à des chicanes puériles".

1 Ménagiana, édition de 1715, t. III, p. 76.

2 Amsterdam, Chattelain, 1749, 3 vol. in-12.

3 Euvres de Voltaire, édit. de Lequien, t. XXVII, p. 353.

Dans la première édition des Mensonges imprimés, les objections contre le Testament politique ne formaient point un chapitre particulier. Ce fut seulement dans celle donnée avec Oreste, que Voltaire en fit le chapitre 3, en y ajoutant beaucoup. Ce factum fut ensuite réimprimé avec de grands changements dans l'édition de 1757; notamment le chapitre 3 fut refondu dans le chapitre premier; et c'est dans cette forme qu'il est reproduit dans des éditions postérieures.

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Ainsi le cardinal avait appelé le duc de Mantoue, le pauvre prince; Mme de Fargis, la Fargis; la reine mère, la reine; des rentes constituées au denier vingt, des rentes au denier cinq; un million d'or était un mot vague. Enfin le cardinal s'y vantait trop; il y disait des absur→ dités au roi, il lui conseillait d'abandonner la régale, et il allait jusqu'à lui recommander la chasteté.

Après avoir jeté ces quelques pages au vent, à l'aide d'Aubery, et en quelque sorte sur l'étiquette du livre, avec le secret bonheur de faire échec à La Bruyère, il est probable que Voltaire laissé à lui-même, dans sa fiévreuse mobilité, plus tard en eût fait peu de compte, ou les eût même totalement oubliées 1.

2

Mais elles furent aussitôt relevées par Mesnard de l'Académie des inscriptions et par le journaliste de Trévoux 3, qui, rendant compte de cette brochure, ajouta de nouveaux arguments aux preuves fournies, et notamment publia la note autographe de Huet.

Le gant était relevé; dès lors Voltaire devait soutenir la lutte quand

même.

En conséquence, Oreste ayant été joué le 12 janvier 1750, il publiait à la suite deux nouveaux chapitres sur les Mensonges imprimés; et dans le dernier, intitulé: Raisons de croire que le livre intitulé TESTAMENT POLITIQUE DU CARDINAL DE RICHELIEU est supposé, il développait en vingt-quatre articles les treize objections de sa première brochure, ce que nous appellerons son articulation contre le Testament du cardinal. Et il en concluait que c'était, soit un catéchisme puéril, soit un amas de faussetés et de chimères, œuvre d'un faussaire ignorant, et que la patience du lecteur pouvait à peine achever de lire. « On de« mandera sans doute, ajoutait-il, comment on a pu faire à la mé<«<moire du cardinal de Richelieu l'affront d'imaginer qu'un tel livre « était digne de lui? Je répondrai que les hommes réfléchissent peu, <«< qu'ils lisent avec négligence, qu'ils jugent avec précipitation; et << qu'ils reçoivent les opinions comme on reçoit la monnaie, parce « qu'elle est courante. »

On retrouve bien là le style limpide et brillant de Voltaire; mais que de mauvaise foi quand il avait en face des objections sérieuses!

Ainsi, voici comment, article 23, il travestissait celles si graves résultant de la note de Huet et de l'opinion du P. Le Long.

9

<< Mais on dit qu'on disait il y a soixante-dix ans, que Mme la du«< chesse d'Aiguillon avait dit il y a quatre-vingts ans, qu'elle avait eu

1 Ainsi on le voit continuer, dans les éditions du siècle de Louis XIV, à attribuer la dime royale à Vauban, oubliant que, dans une lettre de 1761 (à la suite des Nouveaux doutes, p. 66), il avait soutenu et voulu prouver qu'elle était de Boisguilbert. V. notamment l'édition in-4°; Genève, 1779. 2 Réfutation du sentiment de M. de Voltaire, qui traite d'ouvrage supposé le Testament politique du cardinal de Richelieu, 1750, brochure in-12 de 31 pages.

3 Janvier 1750, p. 344.

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