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d'Hoquincourt et du jésuite Canaye, devenait sous sa plume un des opuscules les plus parfaits de notre langue1; il est impossible d'analyser ces quelques pages, chef-d'œuvre de raillerie fine et de style, où Saint-Évremond nous montre le bon jésuite, comme Pascal nous les montrera deux ans après?. Mais n'est-ce pas déjà une grande gloire pour le premier d'avoir à ses débuts fourni à Molière une de ses belles scènes, et d'être le précurseur des Provinciales?

Cette disposition à la raillerie, au persiflage, devait, non pas faire le malheur de Saint-Évremond (car nous ne connaissons pas de vie plus honorée et plus heureuse que la sienne), mais modifier son existence et le vouer tout entier aux lettres.

En 1659, il avait accompagné la cour à la frontière d'Espagne, et la paix ayant été signée par Mazarin, il adressait de là au marquis de Créqui une lettre, ou plutôt une diatribe contre la conduite du cardinal, qui, trouvée chez madame Du Plessis-Bellière après l'arrestation de Fouquet, décida son exil, exil qui n'eut point de fin; car il mourut à Londres, en 1705, âgé de quatre-vingt-dix ans, et il fut enterré à Westminster, avec les grands hommes de l'Angleterre.

Cependant cette lettre, à notre sens, est loin de valoir ce qu'elle coûta à l'auteur. L'ironie nous y paraît froide, pénible, trop longuement soutenue, mais peut-être l'injustice de la critique nous dispose mal. En voici, au surplus, le passage le plus remarquable.

. . « Quelle différence, Monsieur, d'une sagesse si profonde « au déréglement du cardinal de Richelieu! Il me semble que je vois « cette âme immodérée ne se contenter ni de la Flandre et du Milanez, << mais, dans une conjoncture qu'on n'avait pas eue depuis Charles le « Quint, envoyer sept à huit millions à Francfort, et faire marcher « une grande armée sur les bords du Rhin pour venger notre nation, « en la personne de Louis XIV, de l'affront qu'elle reçut autrefois en << celle de François Ier. Je lui vois prendre de nouvelles liaisons avec «<le Portugal, après la défaite de don Luis; je lui vois joindre nos « forces à celles de ce royaume pour chasser le roi catholique de « Madrid, sans aucun respect d'une personne sacrée et inviolable3. » D'ailleurs, Saint-Évremond, devenu, dix-huit ans plus tard, le courtisan de la belle nièce de Mazarin, faisait de lui-même amende hono

4 T. II, p. 28. C'est sans aucune preuve que Voltaire, et après lui La Harpe, attribuent à Charleval cet écrit, que des Maizeaux, qui écrivait sous la dictée de Saint-Evremond, dit avoir été composé par lui en 1654.

2 Les Provinciales parurent du 23 janvier 1656 au 24 mars 1657.

On peut encore citer comme modèle de style et de plaisanterie délicate la lettre au comte d'Olonne où, rendant compte de la dispute entre Bautru et le commandeur de Jars, il peint l'évêque du Mans, de Lavardin, t. Ier, p. 104.

3 La lettre sur la paix des Pyrénées a d'abord été imprimée dans les livres ci-après : 10 Recueil de plusieurs pièces servant à l'histoire moderne, Cologne, Marteau, 1665. 20 Recueil de plusieurs pièces pour servir à l'histoire, Cologne, du Castel, 1665. in-12. 3o Histoire de la paix... Cologne, 1664 et1665, in-12.

rable au prudent et prévoyant ministre. « Le cardinal Mazarin, disait<«<il dans sa dissertation sur le mot vaste 1, était plus sage que le << cardinal de Richelieu. Les desseins du premier étaient justes et régu<«<liers, ceux du second plus grands et moins concertés. »

Mais comment après tant de pamphlets impunis sous la Fronde une rigueur si grande à défendre un ministre mort? C'est que ce n'était pas le ministre, mais l'ordre et le principe de l'autorité que Louis XIV entendait défendre. Jamais il ne pardonna à la Fronde; et toute sa vie il conserva de l'éloignement pour les esprits indisciplinés de ce temps.

*།

Cette sévérité servit d'ailleurs la gloire de Saint-Évremond, d'autant plus que, loin de dénigrer à l'étranger le roi qui l'exilait, il eut le bon goût de l'y faire le propagateur des idées et de l'influence françaises. A Londres ce fut comme un dieu échappé de l'Olympe brillant de Louis XIV. Et à Paris, vu à distance, et à travers l'auréole que donne la persécution, il parut plus grand. Vivant à Paris il eût eu à compter avec les génies du grand siècle; à Londres il était hors de pair, et quand la duchesse de Mazarin, cette autre brillante intelligence, y eut installé sa petite cour, dont il ne cessa d'être l'oracle, Saint Évremond obtint le triomphe le plus flatieur, celui de dominer, par l'esprit allié à la grâce, chez une nation rivale, d'y voir tomber une dynastie trop complaisante, et cependant de dominer encore par l'intelligence le nouveau régime. Hamilton comme le vieux Waller, tous acceptaient cette influence: et qui sait si ce fut point pour ne pas être privé de cet auxiliaire utile que la politique de Louis XIV ferma jusqu'en 1689, la France à SaintÉvremond?

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Mais alors il était trop vieux pour se transplanter: « J'aime mieux, « répondit-il, rester à Londres où l'on est habitué à ma loupe et à m <<< cheveux blancs 2; » effectivement dans son pays, il eût paru étrange, le ridicule eût peut-être terni sa gloire, tandis qu'il lui fut donné de terminer à Londres sa longue carrière, sans déchoir, soit au moral, soit au physique.

« Du souvenir de mes jeunes ans, de la mémoire de ma viva« cité passée, disait-il à Ninon, je tache d'animer la langueur de mes << vieux jours. Ce que je trouve de plus fàcheux à mon âge, c'est que « l'espérance est perdue, l'espérance qui est la plus douce des passions, « et celle qui contribue davantage à nous faire vivre agréablement. « Désespérer de vous voir jamais est ce qui me fait le plus de peine....3 .....« Vous faites l'éloge de l'estomac si avantageusement, écri«< vait-il à la même, qu'il y aura honte à avoir bon esprit à moins que << d'avoir bon estomac.

« A quatre-vingt-huit ans, je mange des huîtres tous les matins, je

1 T. IV, p. 26.

2 T. Ier, Préface, p. 45.

3 T. V, p. 345.

« dine bien et je ne soupe pas mal. On fait des héros pour un moindre << mérite que le mien 1.

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Cependant en France sa réputation allait grandissant avec les réimpressions, sans cesse augmentées de ses mélanges 2, de ces quelques pages qu'il envoyait à ses amis et que chacun se disputait. Car, à l'exception des Réflexions sur les divers génies du peuple romain, dont une partie est perdue, jamais Saint-Évremond ne fit d'ouvrage à proprement parler. Dans les préfaces de ces recueils, Barbin qu'ils enrichissaient, épuisaît en l'honneur de l'auteur tout le formulaire de l'éloge. Enfin il fut le héros d'une polémique; Cotolendi 3 attaqua ses œuvres, et Boyer de Rivière en fit l'apologie ".

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Le judicieux vieillard se montra plus effrayé de la défense que de l'attaque « M. de Beauval m'obligerait, écrivait-il, d'empêcher l'im<< pression de cette apologie zélée....». Quant à la critique après l'avoir lue, il disait : « Vouloir détromper les hommes abusés cinquante ans « durant de mes écrits, c'est montrer un grand zèle pour le public.... << mais c'est me faire une espèce d'enchanteur........ le fort de la critique <«< consiste principalement à remarquer mes expressions embarrras«sées.... Je lui dois conseil pour conseil; qu'il mette moins de netteté << dans les siennes, les choses communes font regretter le tems qu'on « met à les lire. Celles qui sont finement pensées donnent à un lecteur << délicat le plaisir de son intelligence et de son goût 7. » Effectivement ce que le pauvre Cotolendi prenait pour un défaut était un artifice, Saint-Évremond ayant surtout l'art, de voiler à demi sa pensée pour la rendre plus piquante, de même que la coquette cache à demi ses traits; et de captiver et retenir l'intelligence des lecteurs de choix, auxquels surtout il s'adressait, par je ne sais quoi de vague et d'indéfini qui ouvrait à eux-mêmes un champ à la pensée.

1 T. V, p. 450.

2 Suivant des Maizeaux (Vie de Saint-Evremond, p. 71 et 126), le premier recueil de pièces de Saint-Evremond fut publié par Barbin en 1668. Nous trouvons ensuite citées les éditions suivantes :

Euvres mêlées, Paris, Barbin, 1689, in-4.

Paris, Barbin, 1690, 2 vol. in-12.

Amsterdam, Desbordes, 1691, 2 vol. in-12.
Paris, Barbin, 1692, 5 vol. in-12.

5e édit., Paris, compagnie des libraires, 1698, 2 vol.in-4.
Amsterdam, Mortier, 1698, 2 vol. in-12.

Euvres nouvelles (par l'abbé Raguenet), Paris, 1700, in-12.

Nouveau recueil... (par l'abbé Pic), Paris, Annisson, 1701 ou 1711, in-12. Il n'y a, dans ce volume, que le commencement du parallèle de M. le Prince et de Turenne qui soit de Saint-Evremond. L'abbé Pic et La Valterie étaient ceux qui confectionnaient du Saint-Evremond à juste prix pour Barbin et les autres libraires. Pièces fugitives... Utrecht, 1704, in-12.

3 Dissertation sur les œuvres mêlées de M. de Saint-Evremond, Paris, 1698, in-12. réimprimée cn 1717. Cotolendi est aussi l'auteur du Saint-Evremoniana, Paris, 1701, in-12, réimprimé en 1710.

Apologie des œuvres de M. de Saint-Evremond, avec son éloge et son portrait, 1698, in-12.

5 Basnage de Beauval. 6 Lettre à M. Silvestre, t. V, p. 410. 7 T. V,

p. 412

D'ailleurs, avec une indifférence qui peut-être cachait le calcul et la vanité, Saint-Évremond ne se souciait, ni de faire imprimer ses œuvres, ni de ce que dans les recueils portant son nom tant de fausse monnaie fût mêlée à la bonne : « Parmi les choses que j'ai faites, écrivait-il à << Ninon, on a melé beaucoup de sottises que je ne prends pas la peine « de désavouer. A l'âge où je suis, une heure de vie bien ménagée « m'est plus considérable que l'intérêt d'une médiocre réputation. « Qu'on se défait de l'amour-propre difficilement! je le quitte comme «< auteur, je le reprends comme philosophe, sentant une volupté << secrète à négliger ce qui fait le soin des autres 1. »

En effet, quel immense triomphe d'amour-propre, quel succès inouï, de régner, comme il le faisait, depuis trente années, à Londres de sa personne, à Paris par ses écrits, sans prendre plus de souci de soigner l'une 2 que de corriger ceux-ci !

Lorsqu'un homme a joué un tel rôle, l'histoire littéraire doit s'attacher tout autant à esquisser sa figure qu'à analyser ses écrits. Quant à ceux-ci, Saint-Évremond, peu avant sa mort, s'était décidé à donner à des Maizeaux et à Silvestre, ses amis, les renseignements pour en préparer une édition authentique, que ceux-ci publièrent à Londres en 1705, en 3 vol. in-4, avec la vie de l'auteur, par des Maizeaux, et quelques notes; en 1725, elle fut réimprimée en 5 vol. in-12, et ils y ajoutèrent deux volumes contenant quelques pièces de SaintÉvremond, imprimées ailleurs, les Mémoires de Madame Mazarin, par Saint-Réal, le Plaidoyer d'Érard pour son mari, et enfin ce qu'il y avait de plus saillant parmi les écrits attribués à Saint-Évremond". En 1726 cette édition fut reproduite à Amsterdam chez Covens et Mortier, avec des figures de B. Picart le Romain; cette réimpression semble l'édition voulue. Enfin, en y ajoutant les Mémoires de la vie du comte de D... (œuvre de l'abbé de Villiers) et même la Réponse à ces mémoires (par la comtesse de Murat), on a encore allongé les œuvres de Saint-Évremond, et on les a publiées (à Paris), en 1740, en 10 vol. in-12, et en 1755, en 12 vol. petit in-125.

C'est ce pesant et incommode bagage qui a fait abandonner SaintEvremond. L'en dégageant de notre mieux, nous allons faire une

1 T. V, p. 1.

2 Saint-Evremond, suivant ses éditeurs, à la fin de ses jours, était trèsnégligé dans sa personne.

3 Cette histoire littéraire de Saint-Evremond est mal écrite, mais quoi qu'en dise Voltaire, c'est un travail fort utile.

Cette première édition de Saint-Evremond a été contrefaite aussitôt à Rouen, sous la rubrique de Londres, en 3 et 5 vol. in-12; et en 1708 et 1711, elle fut réimprimée en Hollande en 7 vol. in-12 avec quelques additions; enfin elle reparut à Londres en 1709, en 3 vol. in-4°.

C'est sur cette édition de 1725 que nous faisons ce travail. Par une erreur inconcevable, la lettre sur la paix des Pyrénées y a été omise.

5 On a encore: 1° l'Esprit de Saint-Evremond (par Deleyre), avec une bonne notice, 1761, in-12; 2° les Euvres choisies de Saint-Evremond, par Desessarts. 1804, in-12; 30 les mêmes, par M. Hippeau, avec une bonne notice, Paris, F. Didot, 1852, in-12.

revue rapide des morceaux les plus saillants, savoir : des fragments de philosophie et de morale, des critiques littéraires, et des essais de politique et d'histoire. Quant à ses poésies et à ces jolis riens, lettres ou vers, nés au contact de madame de Mazarin, nous dirons que ce sont de ces choses que le mérite exquis de la forme peut seul faire survivre au temps et au monde pour lesquels ils ont été faits; que les lettres à madame de Mazarin témoignent surtout de la sincère et courageuse amitié de Saint-Évremond, mais qu'il a trop d'autres titres pour que, dans cette esquisse, on s'arrête à ces bagatelles littéraires. A. HIVER DE BEAUVOIR.

(La suite prochainement,)

OEUVRES INÉDITES DE P. DE RONSARD, GENTILHOMME VANDOMOIS, Recueillies et publiées par PROSPER BLANCHEMAIN1.

En l'an de grâce 1828, à l'époque où M. Sainte-Beuve s'efforçait de redresser sur son trône cette grande royauté tombée de Ronsard, en 1828, la seule nouvelle de la découverte de pièces inédites du poëte de Charles IX eût fait bondir de joie la nouvelle école, et la publication de ces trésors retrouvés eût été saluée comme un événement littéraire. Le Globe eût entonné trois colonnes d'Hosannah, les revues eussent lancé des bordées d'articles pour célébrer la haute bonne fortune, les éditions se fussent multipliées rapidement, ornées de liminaires par Théoph. Gautier ou Dumas; d'odes ou de sonnets par V. Hugo ou Musset. Le public eût acheté le livre à cause de ces derniers venus, saus lire beaucoup du Ronsard peut-être, tout en acclamant les chefs-d'œuvre sur la parole de ces embaumeurs de mémoires. Aujourd'hui, les choses ne se passeront plus ainsi. Si l'enthousiasme fait défaut, le succès n'en sera pas moins certain et plus durable. Au lieu de devenir la proie d'une foule indifférente, le livre nouveau, publié par M. Blanchemain, ira se caser bien tranquillement sur quelques rayons privilégiés, et sera lu par les vrais amateurs de cette vieille littérature française dont l'histoire et les monuments sont si curieux. L'éditeur a très-bien senti ce qu'il fallait faire de ces fragments de statue brisée, il a eu le bon goût de publier les poésies inédites de Ronsard, dans une collection tirée à petit nombre, imprimée avec un soin exquis, de façon à trouver sa place marquée dans les cabinets des bibliothèques publiques et des connaisseurs sérieux.

Faisons connaître en quoi consiste ce recueil nouveau.

En feuilletant les manuscrits de la Bibliothèque impériale pour y chercher des pièces de Des Yveteaux, ce poëte inconnu qu'il a ressuscité à la lumière du jour2, M. Prosper Blanchemain y découvrit quelques pièces de Ronsard. Il les recueillit avec soin. Elles sont au nombre de 17; poëmes, sonnets, fragments, etc., plus quelques discours et lettres en prose. Il y ajouta quelques pièces, se trouvant dans les éditions originales, excessivement rares, des ouvrages de Ronsard, et retranchées, par le poëte lui-même ou par d'autres, des éditions postérieures. Ce ne sont pas les moins curieuses; elles sont au nombre de 34. M. Blanchemain y joignit la vie du poëte, extraite de l'histoire des poëtes français, par Guillaume Colletet, précieux manuscrit

1 Paris, 1855, 1 vol. pet. in-8° de 308 pag. (Collection du Trésor des pièces rares ou inédites.)

2 Voy. Bulletin du Bibliophile belge, p. 70.

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