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"Terre de Pologne! retourne à ta mère, dit le vieux "guerrier. Je t'ai portée par tout le monde, serrée contre "mon cœur! à présent, je te rends où je t'ai prise!"

Alors il soupira, et, jetant aux cieux un regard ému, il s'enfonça dans la forêt en poursuivant sa route.

L'ENTREVUE.

IL reposait sous un cyprès dans le Cranion, place publique peu éloignée de Corinthe. Là, il s'abreuvait des rayons du soleil, si agréable aux vieilles gens dans les derniers beaux jours de l'automne. Absorbé dans ces vagues rêveries qui caressent tous les objets, il laissait errer en paix ses idées, lorsqu'il fut tiré de cet état par un inconnu qui vint subitement à lui, environné de quelques

autres.

Ceux-ci avaient l'air de quelque chose de plus que ses esclaves, sans néanmoins paraître ses égaux; le rêveur n'y fit pas trop d'attention; mais, dès que l'inconnu eut élevé la voix, il s'aperçut que quelqu'un lui interceptait les rayons du soleil.

Est-tu ce Diogène au caractère original dont on parle tant dans la Grèce?

A ces mots, l'interpellé se soulève et considère à son tour celui qui l'interrogeait: il vit un jeune homme de moyenne taille, mais bien fait, quoiqu'il eût le défaut de pencher un peu trop la tête sur l'épaule gauche; il avait le front large, de grands yeux qui vous pénétraient jusqu'au fond de l'ame, un air de fierté, et surtout d'assurance, tempéré par certaines grâces particulières.-Et qui donc es-tu, toi qui prends le droit de m'interroger ainsi ?-Rien qu'Alexandre, fils de Philippe de Macédoine, répondit le jeune homme en souriant: demande ce que tu voudras, je suis prêt à te l'accorder.-Eh bien, je supplie Alexandre, fils de Philippe de Macédoine, de s'ôter de mon soleil.

Les courtisans firent un mouvement d'impatience et d'indignation: mais le prince se tournant vers eux, dit avec une majestueuse tranquillité: si je n'étais Alexandre, je voudrais être Diogène. Belle réponse! Quand on ne possède pas l'Univers, il faut se posséder soi-même.

Mais je suis moins satisfait que d'autres du mot de Diogène. N'avait-il pas alors une grande pensée à offrir à Alexandre, une remontrance à lui faire, un conseil à lui

donner, un vœu à exprimer en faveur du genre humain? Alexandre était fait pour écouter tout cela: respectueux pour Aristote, admirateur d'Homère, libéral envers les écrivains célèbres, et même ceux qui ne l'étaient pas, il n'était point venu là pour railler l'indigent philosophe, mais pour l'entendre. Diogène (j'en écarte le soupçon) aurait-il méprisé Alexandre à raison de son métier de conquérant? certes, il n'en avait pas le droit. La force a son rang dans la nature.

Ainsi, je crois que le véritable sens de la réponse de Diogène nous est échappé, et que même l'expression de cette réponse ne nous a été rendue que très imparfaite

ment.

Il me semble aussi que l'on n'a point fait dans ces tems reculés un bel éloge d'Alexandre, en disant de ce héros que la terre se tut à son aspect: car, que pensait-elle dans son silence? et quand elle eut la liberté de parler, que ditelle de lui?

Alexandre et Diogène étaient deux souverains dont l'un régnait par ses armes et son génie, et l'autre par l'indépendance de son caractère, par ses victoires sur l'opinion, et son sourire philosophique.

Comment s'est-il fait que de la recontre de ces deux hommes extraordinaires on n'ait point vu jaillir une de ces fortes et rares étincelles propres à éclairer les têtes vulgaires.

Ils moururent à peu de jours l'un de l'autre, comme si ces deux grands contraires eussent été inséparables, et que la nature eût pris plaisir à les jeter ensemble sur la terre, pour manifester par un tel contraste la plénitude de sa puissance, et faire contre-poids à l'orgueil des grandeurs humaines.

DE LA MALADRESSE.

LA maladresse ne tient pas toujours à la bêtise; on a vu des gens d'esprit très-maladroits, et d'autres hommes fort communs, être doués d'une adresse et d'une intelligence merveilleuse, pour faire réussir tout ce qu'ils entrepre naient à bien dire, ce n'est souvent que l'à-propos qui manque aux maladroits. Ils font tout, ou trop tôt ou trop tard; la justesse semble être l'opposé de leurs facultés. Veulent-ils calculer? c'est toujours à faux; veulent-ils

simplement suivre leur instinct? il les trompe et les égare; enfin, par une organisation particulière, ils sont tellement en discordance avec les personnes, les événemens et les choses qui les entourent, que les mots qu'ils placent sont presque toujours hors de saison, et que chacune de leurs démarches est communément une bévue. Il est vrai que l'on peut remarquer aussi qu'ils sont pour la plupart de bonnes gens, tandis qu'au contraire les gens trop adroits sont souvent d'une moralité plus que douteuse.

La maladresse est une sorte de bonhomie de l'esprit ; c'est une naïveté, une innocence de caractère, qui, dans sa gaucherie même, a souvent de la grâce. Elle vous attire en éloignant la méfiance, et vous attache quelquefois en annonçant un bon fonds.

J'en demande pardon aux gens trop adroits; mais de quelque titre que l'on se plaise à la décorer, l'adresse est toujours l'art de tromper; et s'il me fallait choisir pour liaison habituelle, entre un maladroit et un de ces hommes tellement fins qu'ils le sont trop, je ne balancerais pas à me décider pour le maladroit: quelques ridicules seraient bien rachetés par une constante bonhomie.

On va me dire qu'il est singulier de prendre le parti des maladroits; mais il en est qui le méritent.

Voyez Thersite: je sais que presque toujours quelque chose manque à sa personne, à sa maison, à son dîner, à sa tenue, même à l'attention qu'il veut avoir pour vous; que désirant être à la mode, il la prend quand on la quitte; que cherchant à être au fait de tout, il ne sait jamais rien, ou que la moitié des choses. Mélise a fait une perte affreuse : tous ses amis la soignent; on évite de parler devant elle de tout ce qui peut renouveler sa douleur. Thersite apprend l'événement au fond d'une campagne éloignée: il n'écoute que son cœur, il part; il arrive à Paris, court chez Mélise, entre inconsidérément, les larmes aux yeux; il lui parle sans ménagement de son malheur, de la part qu'il y prend. Sans le vouloir, il rouvre sa plaie; on fait des signes à ce consolateur désolant, il ne voit rien, n'entend rien; vivement pénétré de ce qu'il dit, rien ne l'arrête, il sent à peine la main d'un ami qui le tire fortement par son habit: enfin, il se retourne vivement, croit'qu'on l'avertit d'une impolitesse, il recule pour faire une profonde révérence à une femme qu'il aperçoit; il culbute une table à thé : des tasses superbes toutes brisées sont peu de chose; mais les nerfs de Mélise trop faibles, ne peuvent soutenir ce vacarme inattendu : elle éprouve la plus violente attaque; on s'empresse, on la

porte dans sa chambre; la rumeur est au comble dans le salon: tout le monde maudit Thersite, qui apprend enfin la gaucherie qu'il a faite. Il se désole, parle de ses regrets à tout le monde, et personne ne l'écoute. Il veut absolument voir Mélise, pour lui peindre son désespoir; on le repousse, on le brusque..... Pendant ce tems, l'adroit Cléon, qui, dans toute la soirée, n'a parlé qu'à l'oreille de choses indifférentes, arrive sur la pointe du pied près de la porte de la chambre à coucher: fermée pour le bon Thersite, elle s'ouvre pour lui; il s'approche du lit de Mélise, avec l'air de la timidité, mais de l'empressement. Il dit les choses les plus piquantes sur cet homme si gauche, qu'on ne devrait plus recevoir. Mélise, amie très-intime de Cléon, lui demande de rester auprès d'elle le reste de la soirée.....Il ne le peut; une affaire importante l'entraîne malgré lui; il sort avec toutes les expressions d'un profond regret. Cette affaire importante est l'Opéra, où il arrive en riant, en se moquant de Thersite, en fesant une histoire fort gaie sur toute la société qu'il vient de quitter, en accablant de ridicules Mélise elle-même. Dans ce même moment, le bon Thersite est chez lui, seul à gémir du mal involontaire qu'il a fait à Mélise. Ne pouvant être reçu, il envoie dix fois chez elle en une heure: elle dormait,.... pour comble de malheur, son laquais la réveille et la prive d'un sommeil nécessaire. Voila le pauvre Thersite maudit encore une fois.... Mais rien ne décourage ses soins; il ne retourne chez lui, suivre les affaires qu'il a négligées, que lorsqu'il est rassuré sur la santé de son amie.

Il existe une autre sorte de maladroits, gauches d'esprit, de tournure, aussi sots que vains, toujours empressés, toujours serviables hors de propos, plus encore dans le dessein de vous montrer les moyens qu'ils se croient, que dans la volonté de vous être utiles. Pour ceux-là, véritables fléaux de la société, ils sont odieux à tout le monde; je les livre sans les défendre.......Mais je demande grâce pour mon Thersite, et pour tous ceux qui lui ressemblent. J'aime sa maladresse, de toute ma haine contre ceux qui poussent la finesse trop loin.

L'HABITUDE.

CELUI qui a dit que l'habitude était une seconde nature, n'a presque rien laissé à ajouter à cette vérité.

Les gens qui se croient sages, prétendent qu'il ne faut s'habituer à rien et qu'on se prépare bien des regrets en se livrant aux mêmes penchans: c'est, ce me semble, une prudence bien anticipée que celle qui vous porte à vous priver de mille choses aimables où commodes, dans la crainte de les perdre.

Rien n'est plus doux que l'habitude. Si l'homme le plus léger veut bien s'examiner, il sentira qu'il existe en lui un besoin secret de constance qui se porte sur les choses, si ce n'est sur les personnes. La nature plaça en nous cette source de bonheur qui semble répondre à l'immuabilité des lois divines: mais notre instabilité naturelle nous fait changer à tout moment de pensée et de goûts; et c'est du combat de la nature et du caractère, que naissent beaucoup de chagrins que nous pourrions éviter.

Tout le monde est plus ou moins soumis à cet empire de l'habitude. On peut remarquer cependant que les ames douces et bonnes l'éprouvent plus communément; il est rare que le méchant ait une habitude; il s'isole de tout: toujours occupé de nuire, ce n'est jamais le même cercle de pensée qu'il parcourt; il ne suit jamais la même marche ; il ne voit pas les mêmes personnes; le besoin de faire le mal varie sans cesse dans les chances de sa vie.

L'amour du bien, au contraire, jette sur les jours de l'homme pur, une douce monotonie; il se lie, par une reconnaissance secrète, aux personnes, aux choses qui lui sont utiles, ou qui lui plaisent; il aime sa patrie, son intérieur, par l'effet d'une aimable habitude.

Communément, on goûte cette jouissance sans trop s'en rendre compte: comme elle n'est pas très-vive, on ne doute pas du rôle qu'elle joue dans notre vie; c'est quand on la perd, qu'on en sent tout le prix.

Il faut en convenir, c'est l'habitude qui se mêle dans nos penchans, dans nos affections, même dans nos sentimens. Que cette vérité ne choque point les ames sensibles.

La fidélité peut être regardée comme la douce habitude 9 d'aimer le même objet.

Tant que l'amour, encore trop près de sa naissance, n'est en nous qu'une effervescence violente, c'est une passion plutôt qu'un sentiment; il tient plus aux sens qu'à l'ame: mais quand le tems l'épure, et qu'il n'a pu affaiblir que ses transports; lorsque l'amant heureux, sent qu'il ne peut vivre loin de sa maîtresse; que toutes ses pensées, ses actions lui sont rapportées, qu'il se surprend à la chercher par instinct, en un mot, lorsqu'il s'est fait une telle

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