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rien est, comme certaines promenades, un mouvement sans but. Mais l'abondance des idées n'aurait pas encore toute sa valeur et ne produirait pas tout son effet, sans la suite qui les lie les unes aux autres, et une sorte d'ordonnance qui doit les disposer sans leur donner pourtant un air méthodique, insupportable dans la société, car la conversation doit être comme un jardin anglais.

On rencontre aussi quelquefois des gens de beaucoup d'esprit qui font à eux seuls l'entreprise du discours. Ils parlent à merveille; tout ce qu'ils disent est fort intéressant; mais le sujet est de leur choix, et ils ne vous permettent pas d'intercaler un seul mot. Ces gens-là savent parler, mais non causer. On sent qu'ils tuent la conversation, comme les accapareurs tuent le commerce. La discussion la transforme en une sorte d'escrime, ce qui la rend plus vive et souvent plus attachante, à moins de la faire dégénérer en dispute, métamorphose trop commune, qui change les fleurets en épées.

Le plus grand fléau de la conversation, c'est la rêverie. Aussi, quand on souffre de cœur ou d'esprit, n'est-on guère plus en état de causer que de lire. L'amour-propre fait naître une autre source de distractions, car souvent la crainte de perdre vos idées vous empêche d'entendre celles des autres, et d'y répondre avec justesse.

Après l'abondance et la suite, ce qui est le plus nécessaire dans la conversation, c'est la légèreté. Gardez-vous de peser sur chaque sujet; un salon n'est pas un lycée. Il faut même varier les genres, et vous ne pouvez intéresser long-tems qu'en changeant de manière d'intéresser. Reposez la discussion par des récits; entremêlez les réflexions et les anecdotes. Si on a conté une jolie histoire, à moins d'en avoir une plus jolie, ramenez aux pensées, aux observations, et changez de genre dès que vous voyez ne pouvoir plus être qu'inférieur dans celui où l'on vient de briller; surtout, observez des transitions douces. Que tout ce que vous dites ait l'air de se tenir, et que les choses paraissent y venir l'une de l'autre, et non du désir de les placer.

Si les esprits en général étaient moins superficiels et moins faibles, les conversations pourraient mieux instruire que les livres; car elles restent mieux gravées dans la mémoire, parce qu'elles ont plus de vie; mais la majorité n'y cherche que la dissipation, et ceux qui s'occupent ont besoin d'y trouver aussi un simple exercice qui les repose de leurs

travaux.

DE LA GAITÉ.

LA Gaîté est le don le plus heureux de la nature; c'est la manière la plus agréable d'exister pour les autres et pour soi; elle tient lieu d'esprit dans la société et de compagnie dans la solitude. Elle est le premier charme de la jeunesse, et le seul charme de l'âge avancé. Elle est opposée à la tristesse comme la joie l'est au chagrin. La joie et le chagrin sont des situations; la tristesse et la gaîté sont des caractères; et c'est ainsi qu'il arrive à l'homme gai d'être accablé de chagrin. On trouve rarement la gaîté où n'est pas la santé. La véritable gaîté semble circuler dans les veines avec le sang et la vie. Elle a souvent pour compagnes l'innocence et la liberté. Celle qui n'est qu'extérieure est une fleur artificielle qui n'est faite que pour tromper les yeux. La gaité doit présider aux plaisirs de la table; mais il suffit souvent de l'appeler pour la faire fuir. On la promet partout; on l'invite à tous les soupers; et c'est ordinairement l'ennui qui vient. Le monde est plein de mauvais plaisans, de froids bouffons, qui se croient gais, parce-qu'ils font rire. Si j'avais à peindre en un seul mot la gaité, la raison, la vertu et la volupté réunies, je les appellerais philosophie.

PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL.

APRÈS avoir marché pendant dix jours, et avoir fait environ quarante lieues, on arriva au pied des Alpes. La vue de ces montagnes, qui semblaient toucher au ciel, qui étaient couvertes partout de neige, où l'on ne découvrait que quelques cabanes informes, dispersées çà-et-là et situées sur des pointes de rochers inaccessibles, que des troupeaux maigres et transis de froid, que des hommes chevelus d'un aspect sauvage et féroce; cette vue renouvela la frayeur qu'on en avait déjà conçue de loin, et glaça de crainte tous les sol

dats.

Tant qu'Annibal avait été dans le plat pays, les Allobroges ne l'avaient pas inquiété dans sa marche, soit qu'ils redoutassent la cavalerie carthaginoise, ou que les troupes du roi gaulois dont elle était accompagnée les tinssent en respect. Mais quand l'escorte se fut retirée, et qu'Annibal commença d'entrer dans les défilés des montagnes, alors les Allobroges coururent en grand nombre s'emparer des hauteurs qui

commandaient les lieux par où il fallait nécessairement que l'armée passât. Elle fut extrêmement alarmée quand elle aperçut ces montagnards perchés sur la cime de leurs rochers. S'ils avaient su profiter de leur avantage et conserver leur poste, comme il leur était très-facile, c'en était fait de toute l'armée, et elle pouvait périr entièrement dans ces montagnes. Annibal s'arrêta, et fit faire halte à ses soldats; et comme il n'y avait pas d'autre passage par cet endroit, il campa du mieux qu'il put au milieu de mille précipices, et envoya quelques uns de ses guides gaulois pour reconnaître la disposition des ennemis. Par leur moyen, il apprit que le défilé où il se trouvait arrêté n'était gardé que pendant le jour par les habitans, qui se retiraient chacun dans leurs cabanes dès que la nuit était venue. avis fut le salut de l'armée.

Cet

Annibal, dès le matin, s'avança vers les sommets, fesant mine de les vouloir franchir de jour et à la vue des barbares. Mais les soldats, accablés d'une grêle de cailloux et de grosses pierres, s'arrêtèrent tout court comme ils en avaient reçu l'ordre. Annibal, ayant ainsi passé le jour entier dans des tentatives inutiles, mais qu'il réitérait à dessein de mieux tromper l'ennemi, campa dans le même lieu, et s'y retrancha. Dès qu'il se fut assuré que les montagnards avaient abandonné cette éminence, il fit allumer une grande quantité de feux, comme s'il eut voulu rester là avec toute son armée. Mais y ayant laissé ses bagages avec la cavalerie et la plus grande partie de l'infanterie, il se mit lui-même à la tête des plus braves, passa avec eux le défilé, et s'empara des mêmes sommets que les barbares venaient de quitter. A la pointe du jour, le gros de l'armée carthaginoise décampa et se mit en devoir d'avancer. Les ennemis, au signal qu'on avait coutume de leur donner, sortaient déjà de leurs forts pour aller prendre leur poste sur leurs rochers, lorsqu'ils aperçurent une partie des Carthaginois au-dessus de leurs têtes, tandis que les autres étaient en marche: mais ils ne perdirent pas courage. Accoutumés à courir sur ces rochers, ils descendirent sur les Carthaginois qui étaient dans le chemin, et les harcellent de tous côtés. Ceux-ci avaient en même tems à combattre contre l'ennemi, et à lutter contre la difficulté des lieux, où ils avaient peine à se soutenir. Mais le grand désordre fut causé par les chevaux et les bêtes de somme chargées du bagage, qui, effrayées des cris et des hurlemens des Gaulois, que les montagnes fesaient retentir d'une manière horrible, et blessées quelquefois par les mon

tagnards, se renversaient sur les soldats, et les entraînaient avec elles dans les précipices qui bordaient le chemin.

Annibal n'avait été jusque-là que spectateur de ce qui se passait, dans la crainte d'augmenter le trouble en voulant porter du secours. Mais, voyant alors qu'il courait risque de perdre ses bagages, ce qui entraînerait la ruine de toute l'armée, il descend de la hauteur, met en fuite les ennemis; après quoi, le calme et l'ordre s'étant rétablis parmi les Carthaginois, il continua sa marche sans trouble et sans danger, et arriva à un château, qui était la place la plus importante du pays. Il s'en rendit maître, aussi-bien que de tous les bourgs voisins, où il trouva de grands amas de blé et beaucoup de bestiaux, qui servirent à nourrir son armée pendant trois jours.

Après une marche assez paisible, on eut un nouveau danger à essuyer. Les Gaulois, feignant de vouloir profiter du malheur de leurs voisins, qui s'étaient mal trouvés d'avoir entrepris de s'opposer au passage des troupes, vinrent saluer Annibal, lui apportèrent des vivres, s'offrirent à lui servir de guides, et lui laissèrent des otages pour assurance de leur fidélité. Annibal, sans trop compter sur leurs promesses, ne voulut pas cependant les rebuter, de peur qu'ils ne se déclarassent ouvertement contre lui. Il leur fit une réponse obligeante; et, ayant accepté leurs otages et les vivres, qu'ils avaient eux-mêmes fait conduire dans le chemin, il suivit leurs guides, ne s'en rapportant pas néanmoins pleinement à eux, mais toujours sur ses gardes, avec beaucoup de circonspection et une secrète défiance. Lorsqu'ils furent arrivés dans un chemin beaucoup plus étroit, commandé d'un côté par une haute montagne, les barbares, sortant tout d'un coup d'une embuscade vinrent les attaquer par-devant et par-derrière, les accablant de traits de près et de loin, et roulant sur eux, de dessus les hauteurs, des pierres énormes. L'arrière-garde était pressée plus vivement que le reste, et par un plus grand nombre d'ennemis. Ce vallon eût sans doute été le tombeau de toute l'armée, si le général carthaginois, qui s'était précautionné contre la trahison, n'avait eu soin dès le commencement de mettre à la tête les bagages avec la cavalerie, et les soldats pesamment armés à la queue. Cette infanterie soutint l'effort des ennemis, et sans elle la perte eût été beaucoup plus grande, puisque, malgré toutes ses précautions, Annibal se vit à la veille d'être entièrement défait: car, dans le tems qu'il hésitait à faire avancer son armée dans ces chemins étroits, parce qu'il

n'avait point laissé de renfort à l'infanterie par-derrière, comme il en servait lui-même à la cavalerie, les barbares profitèrent de ce moment d'incertitude pour prendre les Carthaginois en flanc; et, ayant séparé la queue d'avec la tête de l'armée, ils s'emparèrent du chemin qui était entre l'une et l'autre, en sorte qu' Annibal passa une nuit sans sa cavalerie et ses bagages.

Le lendemain, les montagnards revinrent à la charge, mais avec beaucoup moins de chaleur que la veille. Ainsi les Carthaginois se rassemblèrent en un corps, et passèrent ce défilé, où ils perdirent plus de bêtes de charge que de soldats. Depuis ce temps-là, les barbares parurent en petit nombre, plutôt comme des voleurs que comme de véritables ennemis, se jetant tantôt sur l'arrière-garde, tantôt sur les premiers rangs, selon que le terrain leur était favorable, ou que les Carthaginois eux-mêmes leur donnaient occasion de les surprendre, en s'éloignant trop de la tête de l'armée, ou en demeurant trop loin derrière.

Les

éléphans qu'on avait mis à l'avant-garde, traversaient avec beaucoup de lenteur ces routes âpres et escarpées; mais, d'un autre côté, partout où ils paraissaient, ils mettaient l'armée à couvert de l'insulte des barbares, qui n'osaient approcher de ces animaux, dont la figure et la grandeur étaient nouvelles pour eux

Après neuf jours de marche, Annibal arriva enfin au sommet des montagnes. Il y demeura deux jours, tant pour faire prendre haleine à ceux qui étaient montés heureusement, que pour donner aux traîneurs le tems de joindre le gros. Pendant ce séjour, on fut agréablement surpris de voir reparaître la plupart des chevaux et des bêtes de charge qui avaient été abattus dans la route, et qui, sur les traces de l'armée, étaient venus droit au camp.

On était alors sur la fin d'octobre, et il était tombé récemment beaucoup de neige qui couvrait tous les chemins, ce qui jeta le trouble et le découragement parmi les troupes. Annibal s'en aperçut; et s'étant arrêté sur la hauteur d'où l'on découvrait toute l'Italie, il leur montra les campagnes fertiles, arrosées par le Pô, auxquelles ils touchaient presque, ajoutant qu'il ne fallait plus qu'un léger effort pour y arriver. Il leur représenta qu'un ou deux petits combats allaient finir glorieusement leurs travaux, et les enrichir pour toujours, en les rendant maîtres de la capitale de l'empire romain. Ce discours, plein d'une si flatteuse espérance, et soutenu de la vue de l'Italie, rendit l'allégresse et la vigueur aux troupes abattues. On continua donc de marcher; mais la route n'en

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