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Serais-je plus heureux, dit le pélerin, si tout le monde avait besoin de moi?

Allez vous pendre, reprit Roger; car je pense être plus heureux que vous.

Si ce mal devait m'arriver, répliqua le pélerin, je croirais que quelque faquin plus désœuvré que moi dût me porter le coup. Je ne l'attendais pas de la part d'où il me vient; mais, comme le pas est dur à franchir, je pense qu'avant tout, il serait bon que nous comptassions ensemble.

Ce sera bientôt fait, dit Roger. J'ai en abondance les commodités de la vie: quand je voyage, je le fais à mon aise, comme vous le pouvez voir; car je suis bien monté, et j'ai dans mes écuries trois cents chevaux qui valent au moins celui-ci. Retourné-je à Naples, je suis sûr d'être

parfaitement reçu.

Je ne ferai qu'une question, dit le pélerin, Jouissez-vous de tous ces biens avec une sorte de vivacité? Seriez-vous sans affaires, sans ambition, sans inquiétude?

Vous en demandez trop, pélerin, reprit Roger.-Votre majesté me pardonnera, dit le pélerin; mais, comme l'affaire doit avoir des suites très-sérieuses pour moi, je dois tout faire entrer en ligne de compte. Voici le mien:

J'ai fait un honnête exercice; j'ai grand appétit, et souperai fort bien de tout ce qui se trouvera; ensuite, je dormirai d'un très-bon sommeil jusqu'au matin. Je me lèverai frais et dispos; j'irai par-tout où me porteront la curiosité, la dévotion, ou la fantaisie. Après-demain, si Naples m'ennuie, le reste du monde est à moi. Convenez, sire, que si je perds contre vous, je perds à beau jeu.

Pélerin, dit le monarque, je m'aperçois que vous n'êtes pas las de vivre, et vous avez raison. Je me tiens pour vaincu mais, pour prix de l'aveu que je fais, j'exige que vous soyez mon hôte pendant le séjour que vous ferez à Naples.

Je m'en garderai bien, sire, répliqua le pélerin; non que je me croie indigne de l'honneur que vous voulez me faire: vous nous exposeriez tous deux aux discours malins de vos courtisans. Pendant qu'ils applaudiraient en apparence à votre charité, qu'ils affecteraient de me faire un accueil obligeant, on demanderait tout bas où vous avez ramassé cet étranger, ce vagabond; ce que vous en prétendez faire; quels talens, quel mérite vous lui supposez? On vous taxerait de trop de confiance, de légèreté, même de quelque chose de pis.

Et où le pélerin, repartit Roger, a-t-il appris à connaître la cour? Je suis né, répondit le pélerin, commensal d'un palais; et quoique je pusse y vivre fort à mon aise, je me lassai bientôt d'y entendre parler fort mal d'un très-bon maître qu'on ne cessait de flatter en public; de voir qu'on ne cherchait qu'à le tromper, et de vivre enfin avec des gens qui n'avaient rien de haut que l'extérieur. Je m'éloignai bien vite de ces lieux pour aller chercher ailleurs du naturel, des sentimens, de la franchise, de la liberté : depuis ce tems, je cours le monde.

Et vous pensez, dit le monarque, que toutes les cours se ressemblent?

C'est, répondit le pélerin, le même esprit qui les gouverne.

Vous avez donc, poursuivit le roi, bien mauvaise opinion des gens qui nous approchent?....

Vous seriez de mon avis, sire, s'ils se montraient à vous au naturel; mais ils sont sur leurs gardes à cet égard, et auraient de belles craintes, s'ils pensaient que vous pussiez lire dans leur ame. Je veux, à ce sujet, vous fournir un moyen de vous divertir à leurs dépens. Ce moyen n'est pas bien étrange, et ne demande qu'un peu de mystère. Là-dessus, le pélerin développe son projet. Cependant, le bruit des cors et des chiens annonçant que les équipages de Roger allaient bientôt le rejoindre, l'étranger se sépare de lui pour n'être pas aperçu, tandis que le prince monte à cheval, et pique des deux pour aller au devant de la chasse.

Le lendemain, le pélerin se présente devant le monarque avec un placet; le roi reçoit le placet sans affectation, et, comme s'il eût méconnu l'homme, témoigne d'abord quelque surprise, puis ordonne que l'on amène cet étranger au palais; lui donne une audience de deux heures dans son cabinet, et sort de cette audience, d'un air rêveur embarrassé, capable d'intriguer tous les spéculatifs de la

cour.

Les gens qui n'étaient là que pour le cortège, ou pour grossir la foule, n'osaient témoigner leur curiosité; mais le ministre, la maîtresse, le favori, ceux enfin qui avaient part à la confiance, hasardèrent bientôt des questions.

Cet homme, dit le prince à son ministre, qui lui en parla le premier, est bien extraordinaire, et possède des secrets surnaturels. Il m'a dit et m'a fait voir des choses étranges; voyez le présent qu'il m'a fait. Ce miroir, qui semble très commun, représente d'abord les objets au naturel; mais,

par le secours de deux mots de chaldéen, l'homme qui s'y regarde s'y voit tel qu'il aurait fantaisie d'être en un mot, ces souhaits, ces imaginations, ces rêves que les passions nous font faire en veillant, viennent s'y réaliser. J'en ai fait l'expérience; et croiriez-vous que je me suis vu sur le trône de Constantinople, ayant mes rivaux pour courtisans, et mes ennemis à mes pieds? Mais le récit ne donne qu'une idée imparfaite de la chose: il faut que vous la voyiez vous-même, et vous ne pourrez revenir de votre surprise.

Dispensez-m'en, sire, reprit le ministre, d'un ton froid et grave, qui déguisait assez bien son embarras; ce pélerin ne peut être qu'un dangereux magicien je regarde son miroir comme une invention diabolique, et les paroles qu'on a enseignées à votre majesté sont sûrement sacrilèges. Je m'étonne que, pieuse comme elle est, elle n'ait pas conçu d'horreur pour une aussi damnable invention.

Roger ne crut pas devoir insister davantage auprès de son ministre, et essaya de présenter le miroir à la maîtresse et au favori. La première feignit de s'évanouir de frayeur; l'autre répondit: Ayant les bonnes grâces de votre majesté, je suis tel que je désire d'être, et ne veux rien voir au-delà.

Roger tenta vainement de faire ailleurs l'essai de son miroir; iléprouva par-tout les mêmes refus; les consciences s'étaient révoltées. Il faut, disait-on, brûler le pélerin et son miroir.

Le roi, voyant que la chose prenait un tour assez sérieux pour qu'on lui en fit parler par les personnes autorisées, fit appeler le pélerin à son audience publique. Vous n'êtes pas sorcier, lui dit-il, pélerin; mais vous connaissez le monde: vous avez parié que je ne trouverais personne à ma cour qui voulut se montrer à moi tel qu'il est, et vous avez gagné votre gageure. Reprenez votre miroir: vous l'aviez acheté dans une boutique de Naples, et il nous a très-bien servi pour les deux carolus qu'il vous a coûtés.

DE L'UTILITÉ DE L'HISTOIRE.

Ce n'est pas sans raison que l'histoire a toujours été regardée comme la lumière des tems, la dépositaire des événemens, le témoin fidèle de la vérité, la source des bons

conseils et de la prudence, la règle de la conduite et des mœurs. Sans elle, renfermés dans les bornes du siècle, du pays où nous vivons, resserrés dans le cercle étroit de nos connaissances particulières et de nos propres réflexions, nous demeurerions toujours dans une espèce d'enfance, qui nous laisse étrangers à l'égard du reste de l'univers et dans une profonde ignorance de tout ce qui nous a précédés et de tout ce qui nous environne. Qu'est-ce que ce petit nombre d'années qui compose la vie la plus longue; qu'est-ce que l'étendue du pays que nous pouvons occuper ou parcourir sur la terre, sinon un point imperceptible à l'égard de ces vastes régions de l'univers, et de cette longue suite de siècles qui se sont succédé les uns aux autres depuis l'origine du monde ? Cependant c'est à ce point imperceptible que se bornent nos connaissances, si nous n'appelons à notre secours l'étude de l'histoire, qui nous ouvre tous les siècles et tous les pays; qui nous fait entrer en commerce avec tout ce qu'il y a eu de grands hommes dans l'antiquité; qui nous met sous les yeux toutes leurs actions, toutes leurs entreprises, toutes leurs vertus, tous leurs défauts, et qui, par les sages réflexions qu'elle nous fournit, ou qu'elle nous donne lieu de faire, nous procure en peu de tems une prudence anticipée, fort supérieure aux leçons des plus habiles

maîtres.

On peut dire que l'histoire est l'école commune du genre humain, également ouverte et utile aux grands et aux petits, aux princes et aux sujets, et encore plus nécessaire aux grands et aux princes qu'à tous les autres; car comment, à travers cette foule de flatteurs qui les assiégent de toutes parts, qui ne cessent de les louer et de les admirer, c'est-àdire de les corrompre et de leur empoisonner l'esprit et le cœur ; comment, dis-je, la timide vérité pourra-t-elle approcher d'eux, et faire entendre sa faible voix au milieu de ce tumulte et de ce bruit confus? Comment osera-t-elle leur montrer les devoirs et les servitudes de la royauté; leur faire entendre en quoi consiste leur véritable gloire; leur représenter que s'ils veulent bien remonter jusqu'à l'origine de leur institution, ils verront clairement qu'ils sont pour les peuples, et non les peuples pour eux; les avertir de leurs défauts; leur faire craindre le juste jugement de la postérité, et dissiper le nuage épais que forment autour d'eux le vain fantôme de leur grandeur et l'enivrement de leur fortune.

Elle ne peut leur rendre ces services, si importans et si nécessaires, que par le secours de l'histoire, qui seule est en

possession de leur parler avec liberté, et qui porte ce droit jusqu'à juger souverainement des actions des rois mêmes, aussi bien que la renommée. On a beau faire valoir leurs talens, admirer leur esprit ou leur courage, vanter leurs exploits et leurs conquêtes, si tout cela n'est point fondé sur la vérité et sur la justice, l'histoire leur fait secrètement leur procès sous des noms empruntés. Elle ne leur fait regarder la plupart des plus fameux conquérans que comme des fléaux publics, des ennemis du genre humain, des brigands des nations, qui, poussés par une ambition inquiète et aveugle, portent la désolation de contrée en contrée, et qui, semblables à une inondation ou à un incendie, ravagent tout ce qu'ils rencontrent. Elle leur met sous les yeux un Caligula, un Néron, un Domitien, comblés de louanges pendant leur vie, devenus, après leur mort, l'horreur et l'exécration du genre humain; au lieu que Tite, Trajan, Antonin, Marc-Aurèle, en sont encore regardés comme les délices, parce qu'ils n'ont usé de leur pouvoir que pour faire du bien aux hommes. Ainsi, l'on peut dire que l'histoire, dès leur vivant même, leur tient lieu de ce tribunal établi autrefois chez les Egyptiens, où les princes, comme les particuliers, étaient cités et jugés après leur mort; et que, par avance, elle leur montre la sentence qui décidera pour toujours de leur réputation; enfin, c'est elle qui imprime, aux actións véritablement belles, le sceau de l'immortalité, et qui flétrit les vices d'une note d'infamie que tous les siècles ne peuvent effacer. C'est par elle que le mérite inconnu pour un tems, et la vertu opprimée, appellent au tribunal incorruptible de la postérité, qui leur rend avec dédommagement la justice que leur siècle leur a quelquefois refusée, et qui, sans respect pour les personnes, et sans crainte d'un pouvoir qui n'est plus, condamne avec une sévérité inexorable l'abus injuste de l'autorité!

LE COMÉDIEN ET L'EMPEREUT.

FROGERE, acteur comique peu goûté à Paris, alla en Russie, où il devint le favori de l'empereur Paul, qui l'admit dans son intimité. Un caprice du prince lui donna certain jour le loisir d'examiner mûrement s'il y a toujours prudence et sûreté à prendre ses aises avec un empereur de toutes les Russies. Un soir, à la table de l'empereur, un des convives saisit l'occasion qui se présenta de louer son

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