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Le lecteur éclairé partagera notre opinion. Il nous saura grẻ du présent que nous lui faisons. Tel est du moins l'opinion des hommes de goût. Nous ajouterons qu'à l'Athénée royal, où cette traduction a fait le sujet d'un cours de littérature professé par M.Chasles, elle a été accueillie de la manière la plus flatteuse, par un public nombreux. Il est vrai qu'elle s'éloigne quelquefois de l'original; mais, il ne faut pas oublier que la tragédie de Roméo et Juliette est un œuvre à part, qui a ses formes, sa poésie, son rhythme particulier. Une traduction purement littérale n'aurait pu reproduire, que très-imparfaitement, les impérissables beautés que Shakspeare a jetées avec tant de profusion dans ce drame, l'une de ses plus brillantes conceptions. Cette création, toute d'âme, d'inspiration et de sentiment, demandait un travail spécial. Le traducteur avait à lutter contre d'immenses difficultés; elles ont disparu sous sa plume élégante et facile. Ces difficultés, il les expose lui-même d'une manière très-ingénieuse dans l'excellent avertissement qu'il a placé en tête de la tragédie de Roméo et Juliette. On trouvera, dans les notes qu'il a mises à la fin de la pièce, la traduction littérale des concetti et jeux des mots si fort à la mode parmi les jeunes seigneurs de la cour d'Elisabeth, concetti et jeux de mots qu'il eût été impossible de faire passer dans la langue française. Nous n'insisterons donc pas davantage sur ce point. Qu'il nous suffise de dire que la traduction de M. Chasles est une production aussi remarquable sous le rapport du talent, que par le bonheur avec lequel il a su reproduire un des chefs-d'œuvre de la scène anglaise.

D. O'SULLIVAN.

NOTICE

HISTORIQUE ET CRITIQUE

SUR

ROMÉO ET JULIETTE.

Dans une de ces belles nuits d'été, où toutes les forces de la nature semblent à la fois ardentes à se développer et contraintes de s'assoupir, chacun a observé comme moi ce mélange de chaleur intense, d'énergie surabondante, de puissance impétueuse s'alliant au calme et à la fraîcheur des heures nocturnes. Le rossignol chante au fond des bois. Les calices des fleurs sont à demi fermés. La clarté nocturne se répand sur le feuillage des forêts et sur le front des collines. Vous sentez que ce profond repos cache une puissance féconde; au sentiment mélancolique dont vous êtes pénétré, se joint une autre émotion plus ardente. Sous cette pâleur et cette froideur de la nuit et de son astre, se cachent mille teintes chaudes, mille boutons prêts à éclore, une force vitale que vous devinez plutôt qu'elle n'éclate à vos yeux.

Cette image, poétique dans sa forme, mais pleine de sens et de profondeur, est la seule qui puisse donner quelque idée de

III.

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talie de

l'atmosphère spéciale que Shakspeare a fait régner dans une de ses créations les plus merveilleuses, Roméo et Juliette. Non-seulement le fonds, mais les formes du langage, viennent du midi. C'est l'Italie qui a inventé cette fable. Elle l'a puisée dans ses souvenirs nationaux, dans ses vieilles querelles domestiques, dans ses annales empreintes de sang et semées d'intrigues amoureuses. Vous reconnaissez l'Italie de page en page: vous la reconnaissez à cet accent lyrique, à cette étourderie de la passion, à cette sève fleurie et abondante, à ces images brillantes, à ces comparaisons hasardées. Roméo parle comme un sonnet de Pétrarque; même recherche, mêmes antithèses, même grâce, même plaisir à rimer sa passion en stances allégoriques. Juliette aussi est tout Italienne; elle a si peu de prévoyance, tant d'ingénuité dans son abandon, tant d'ardeur dans sa pureté !

on

L'histoire de Roméo et Juliette est empruntée, on le sait, à Luigi da Porto, conteur italien qui vivait vers le milieu du XVIe siècle. « Madame (dit-il dans sa préface adressée à Madonna Lucia Savorgnana), je vous ai promis, il y a peu de jours, de vous raconter une triste anecdote dont les événements ont eu lieu à Vérone; puisque vous le voulez, je vais remplir ma promesse; et vous verrez, Madame, à combien de chagrins, de traverses, de dangers, de misères, de périls mortels, s'expose en aimant. Moi que le sort a fort mal traité, je me plais à ces récits, j'aime à vous les redire. La guerre m'a fait vieux et débile, au milieu de ma jeunesse ; il m'a fallu renoncer de bonne heure aux orages, aux tempêtes, aux aventureux plaisirs qui appartiennent à notre âge ; j'ai lancé ma barque un instant sur l'Océan de la poésie; hélas! l'amour m'abandonnait ! Aujourd'hui, je me sens fatigué de la poésie même. Laissezmoi attacher ici ma fragile nacelle; qu'elle se repose sur la foi de votre étoile; désemparée et désarmée, qu'elle reste dans le port tranquille que vouslui offrez! Vous écouterez, j'espère, une aventure pleine de larmes, et pour l'aventure elle-même, et pour l'amour de celui qui la raconte,

«Vous savez que, dès ma première jeunesse, je me suis adonné au métier des armes. Mêlé à beaucoup de guerriers et de bons capitaines, je me trouvais dans le Frioul, votre belle patrie, et mon devoir m'obligeait de battre le pays, d'en suivre les grandes routes, et les chemins de traverse. Dans mes courses à cheval

j'errais presque toujours accompagné d'un archer véronais, nommé Pellegrino, excellent soldat, et conteur merveilleux comme la plupart des gens de Vérone. Il avait près de cinquante ans; bel homme, presque toujours amoureux (ce qui ne lui convenait plus qu'à demi), et ne manquant jamais l'occasion de raconter, en beau style, une anecdote passionnée.

« Un soir nous venions de quitter Gradisca, où je n'avais pas été heureux, je l'avoue. Je cheminais tristement dans un pays dévasté, brûlé par la guerre, solitaire et rocailleux; mes pensées m'accablaient, et je me tenais à distance de mes compagnons. Allons, me dit le bon Pellegrino qui devinait mes méditations douloureuses, toujours rêveur! et parce qu'une femme vous a dédaigné! Bon Dieu! ne savez-vous pas que dans ces aventures, il n'y a jamais que chagrin? Les plus heureux en ce genre sont les plus malheureux de tous. J'ai à ce propos une anecdote récente à vous apprendre : ce qui abrégera, pour tous deux, les ennuis de la route. » Il me la raconta; je vais vous la redire. >>

Ainsi débute le conteur Italien. Les expressions sont franches, Les grâces et les recherches même de son style, au lieu de jeter sur la passion un voile de décence, ne semblent destinées qu'à la couvrir de fleurs. La véritable décence est moins dans la réserve du discours, que dans l'intention pure de celui qui parle. Ne reprochons donc pas à Luigi quelques images naïves, et la liberté du dialecte italien. Sa pensée est chaste et noble. Il commence par dépeindre la longue et sanglante inimitié des deux familles les plus puissantes de Vérone.

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« Enfin, dit-il, cette inimitié s'était apaisée depuis quelque >> temps la guerre avait cessé entre les deux familles, lorsque » Antoine Cappelletti, chef de l'une d'elles, vieillard aimable, somptueux, et qui se plaisait dans la magnificence, donna de » grandes fêtes dans sa maison. Elles duraient le jour et la » nuit, toute la ville y accourait. Il advint qu'une nuit, un » jeune homme de la famille ennemie des Montecchi (sui>> vant la coutume des amants, dont l'âme et le corps ne peu» vent quitter la trace de l'objet aimé), entra dans la maison » des Cappelletti, pour y suivre une dame qui lui était » cruelle. Il était fort jeune encore, très-beau, bien fait de »sa personne, et de manières accortes. C'était un bal mas

» qué et paré; comme il portait un costume de femme, il » n'y eut pas de regard qui ne s'arrêtât sur lui, tant à cause >> de sa grâce naturelle que par l'étonnement qu'inspirait à tout >> le monde son arrivée dans cette maison, et cela pendant la >> nuit. Mais personne ne fut aussi frappé de sa présence que » la fille unique et l'héritière des Cappelletti, jeune personne, » jolie, gracieuse et d'une vivacité naïve. A la vue du jeune >> homme, elle se sentit si émue que, lorsque leurs yeux se >> rencontrèrent, il lui sembla qu'elle avait cessé de s'appar» tenir. Pour lui, d'un air timide et réservé, il se tenait seul » dans un coin de la salle, comme un homme qu'un sentiment » secret préoccupe. La jeune fille en était affligée : elle enten>> dait dire autour d'elle qu'il était aimable, et qu'il dan>> sait très-bien. Le souper fini, on commença cette danse >> en usage aujourd'hui parmi nous, et qui termine tous les >> bals. Les danseurs forment une ronde, et chaque cavalier >> change de dame, et chaque dame de cavalier, selon leur >> bon plaisir. Il arriva qu'un jeune gentilhomme, nommé Mar>> cuccio, se trouva placé près de la jeune Cappelletti; ce >> jeune homme, par une singularité naturelle, avait les mains >> froides comme glace pendant toute l'année, au mois de juin >> comme au mois de janvier. Peu après, Roméo (c'était le nom >> du jeune Montecchi) changea de place, saisit la belle main » de la jeune fille; et, comme sans doute elle avait désir de >> l'entendre parler, elle lui dit : Soyez le bien venu près de » moi, messire Roméo ! Du moins vous tiendrez ma main gauche » sans la glacer, comme fait mon cousin Marcuccio, qui rend » ma main droite toute froide. Ces paroles enhardirent Roméo, » qui répondit: Ah! madame, si ma main réchauffe votre main, » vos beaux yeux enflamment mon cœur ! La dame, ne pouvant » s'empêcher de sourire, mais craignant qu'on ne la remarquât » tandis qu'elle parlait avec l'ennemi de sa maison, s'empressa » de lui dire : Je vous jure ma foi, Roméo, qu'il n'y a pas ici » une dame qui semble aussi belle que vous à mes yeux; et le >> jeune homme, tout transporté, répliqua : Si vous le permet» tez, je serai toujours le serviteur fidèle de votre beauté. »

Voilà les paroles du conteur. Il peint ensuite le changement rapide du jeune homme qui venait au bal pour y trouver une autre dame, et qui, charmé des premières paroles que Juliette

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