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ces questions ont dû vous prouver que M. Necker ne cherchoit point à vous cacher son travail; mais l'on peut bien s'aider des lumières de son ami, et lui épargner par respect pour son génie le spectacle dont parle Boileau, Enfant au premier acte, et barbon au dernier. Il faut, comme vous l'observez avec beaucoup de grace et de finesse, que les pensées ingénieuses rendues clairement, puissent obtenir place au milieu des simples vérités; et M. Necker a fait, je l'avoue, le contraire des gens d'esprit, dont parle M. de Buffon; il a réuni toutes ces feuilles d'or pour en faire des lingots, ces lingots sont, dites-vous, d'airain de Corinthe; il faut donc toujours une incendie pour en produire de pareils. Hélas! il n'est que trop vrai; l'ame de M. Necker est embrasée par la douleur des événemens, et j'ai besoin de toutes les ressources de l'amitié la plus tendre pour faire diversion aux tourmens qu'il endure. Votre conversation me donnera des moyens en ce genre, auxquels il est impossible de résister; cependant votre bonheur m'est trop cher pour que je voulusse vous faire perdre aucun des instans de la société dont vous jouissez. Revenez à nous quand vous serez rendu à vous-même; c'est le moment qui doit toujours appartenir à votre première et à votre dernière amie, je ne saurois découvrir encore lequel de ces deux titres est le plus doux et le plus cher à mon cœur.

N° CCXLV.

Madame NECKER à M. GIBBON.

A Copet, ce 21 Septembre, 1792.

JAMAIS, Monsieur, les marques de votre intérêt ne nous furent ni plus chères ni plus nécessaires. Les lettres qu'on reçoit de Paris font horreur, même avant de les ouvrir. Les mots les plus indifférens de nos amis absens paroissent des augures funestes. M. de Lenart écrivoit dernièrement à Mr. Necker, quel que soit mon sort, je vivrai, ou je mourrai votre ami: ces paroles si simples nous firent tressaillir, et le plus cruel des événemens n'a pas tardé à les suivre. M. de Montmorin a péri malgré les efforts de Bazire lui-même, car dans cet enfer il faut avoir recours à la protection des démons. Les barbares ont tué M. de Clermont Tonnerre, exemplaire vivant du génie et des talens des François avant leur effrayante métamorphose. Ils ont assassiné le Duc de Rochefoucault, cet homme rare, victime de ses vertus même dans ses erreurs, qui guidé par une seule lumière, ne put balancer un grand caractère par un grand génie. Il n'avoit vu dans un systême exagéré que le sacrifice de ses avantages personnels, et il s'étoit crû obligé de l'embrasser ; aussi avoit-il conservé presque seul l'amour et le respect des deux partis. Tous ces hommes distingués étoient nos amis, ou nos connoissances; ils contribuoient tous à la douceur de notre vie, et nous ne pouvons plus jouir même d'un souvenir si cher, sans traverser dans notre imagination le fleuve de sang qui nous en sépare.

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Au milieu de ces malheurs, l'arrivée de l'ambassadrice nous a soulagé d'un poids terrible; le sentiment de ses dangers, nous fait oublier la déraison qui les avoit fait naître; mais malgré sa grossesse et ses allarmes précédentes, le repos auquel nous la contraignons, n'a pas pour elle tout l'attrait que vous imaginez. Elle ressemble à ces papillons éphémères, si bien décrits par votre poëte Gray, qui ne comptent jamais leur vie que par le lever et le coucher du soleil.

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Je suis douloureusement affectée de la maladie de M. de Sévéry; je désire la conservation de cet excellent homme, pour le bonheur d'une femme digne de tous les genres de bonheur, pour sa famille, pour tous ceux qui le connoissent, et pour vous, Monsieur, dont les peines pénètrent jusques au fond de mon cœur. Je n'espère pas de vous voir ici dans ce moment; mais souvenez-vous, que nous vous avons réservé deux appartemens sous votre nom, l'un à Copet, l'autre à Genève; souvenez-vous que votre société répand mille charmes sur la nôtre, et qu'elle ne change d'ailleurs en rien notre genre de vie; c'est un bien précieux sans aucune soustraction.

N° CCXLVI.

Madame NECKER à M. GIBBON.

A Rolle, ce 8 Octobre, 1792.

Nous sommes à peu près, Monsieur, dans la position où vous nous avez laissés; pleins de reconnoisance pour vos bontés, et d'inquiétude pour nos

deux patries. Monsieur de Montesquiou est toujours à Carouge, mais avec les trois Commissaires. Ce général, quoiqu'on ait pu vous dire, est un homme accessible à tous les sentimens doux et à tous les penchans aimables; mais ce Dubois de Crancé lui fera la loi, et je ne vois plus en Monsieur de Montesquiou qu'une ombre avec Cerbère à ses côtés. L'on dit que Spire est prís par Monsieur de Custine; l'on dit aussi que la réponse de Monsieur de Montesquiou aux Genevois est une injonction positive d'éloigner les troupes Suisses, et une menace de se consulter avec le général la Fevrières. Pour moi, si la Providence nous conduit à Zurich, je ne redouterai ni l'Allemagne ni les frimats, pourvu que je jouisse en repos, auprés d'un bon feu, de l'attachement de Monsieur Necker, et du charme inexprimable de votre société.

Employez, Monsieur, toute votre éloquence à rendre graces à vos excellens amis, qui nous ont accordé un si bon asile, et donnez-moi, je vous conjure, des nouvelles de Monsieur de Sévéry.

Il paroît que la Convention Nationale se mêle malheureusement de nos affaires, et qu'elle a passé un décret pour ordonner à Monsieur de Montesquiou de s'emparer de toutes les villes et de toutes les contrées qui pourroient servir à la conservation de la Savoye.

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N° CCXLVII.

Madame NECKER à M. GIBBON.

A Rolle, ce 11 Novembre, 1792.

Nous sommes encore à Rolle, Monsieur; les affaires de Genève traînent en longueur; il semble qu'on crée les obstacles, car toute la discussion se borne en demandes de la Convention Nationale, et en consentement de notre part; cependant les couriers se succèdent, et l'on ne sçait quand la ratification arrivera. Mais la négociation avec les Bernois paroît prendre une tournure très favo rable, et nous sommes presque déterminés à retourner à Copet, en conservant encore cependant la jouissance de la maison de Madame de Sévéry, si elle veut bien le permettre; car je voudrois avoir la possibilité de revenir ici à la moindre inquiétude; en attendant c'est Cabanis qui nous force à nous rapprocher. Dans ces vacillations je n'ose vous proposer indiscrétement un nouveau voyage; j'attendrai que nous ayons un lieu pour nous reposer. C'est donc de vous que nous tiendrons la branche d'olivier, ou c'est avec vous que nous fuirons les lauriers de Mars. Je sens vivement le prix des soins que vous avez daigné nous rendre, et c'est à regret que j'ai laissé dernièrement à Monsieur Necker celui de vous apprendre les événemens; nouveau Diogène, il fuit ordinairement tous les rapports directs, et il me laisse le soin de les soutenir. Vous êtes la seule exception que je lui ai vu faire, et je n'en suis pas surprise; aux charmes, à la douceur féconde de votre conversation, il vous

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