ページの画像
PDF
ePub

la seconde personne du pronom personnel; ou bien pouvons-nous, conformément aux habitudes de notre langue, user alternativement du singulier et du pluriel? Faut-il traduire toujours le tu latin par le tu français, ou nous est-il permis de le traduire quelquefois par notre vous, selon que nos convenances de langage semblent le demander? Je proposai un jour mes doutes à M. Durand-Modurange, littérateur de goût et de savoir, homme de syntaxe et de poésie, qui veut bien m'honorer d'une sévère amitié, et prêter une attention sérieuse à cette traduction. Sa réponse fut, que je devais faire parler le poète avec toute sa simplicité antique ; que le tu latin, rendu par le vous français, glissait dans notre poésie des formes maniérées, de pauvres délicatesses, inconnues à la langue de Virgile; et que, dans mon système de traduire rigoureusement ce poète, je devais m'interdire ces molles complaisances, et heurter courageusement les habitudes du lecteur. Cette décision m'entraîna presque sur le moment même ; cependant, en appliquant la règle à des cas particuliers, je revins à mes premières incertitudes. Je trouvai d'une dureté choquante de faire tutoyer Jupiter par Vénus, Didon par Énée, et celui-ci par Didon, le vieux Priam par Hécube, etc.; enfin je fus effrayé de cette étrange dérogation à nos usages.

M. Charles Nodier devint le confident de mou embarras. N'est-il pas possible, lui dis-je, que les Latins aient

eu dans leur langue des finesses de style, des nuances de tours et de formes, pour marquer, comme nous, une différence entre les personnes, suivant leur rang, leur âge, leur qualité; et que néanmoins ces mystères de leur langue, cette exquise politesse du discours, aient échappé à la perception des modernes ? M. Nodier ne balança pas à adopter ce sentiment; il pensa comme moi que le siècle d'Auguste devait avoir introduit et employé ces convenances de conversation, que nous ne pouvons que soupçonner, sans en saisir des preuves et des exemples; il me fit remarquer que les auteurs du Bas-Empire, même dès le troisième siècle, employaient fréquemment le "os en parlant à une seule personne, et que vraisemblablement ils ne faisaient par là que rendre plus sensible et matérialiser, pour ainsi dire, l'intention de la langue primitive. Le lu, selon lui, est quelquefois trop familier, et le vous trop révérencieux. Il nous manque un terme moyen pour exprimer convenablement ces formules délicates des anciens. Mais dans l'impuissance où nous nous trouvons, il me conseilla de renoncer à une exactitude qui aurait trop de rudesse, et à profiter d'un moyen que notre langue nous fournit pour exprimer heureusement une infinité de nuances dans le dialogue.

Ébranlé déjà par mes idées, l'opinion de cet ingénieux philologue me détermina tout-à-fait ; et tout en m'accusant de quelque faiblesse, j'ai fait ce sacrifice aux exigences de

la coutume. C'est donc au poète qu'il appartient d'évaluer justement la dignité respective des personnages, pour leur mettre dans la bouche l'une ou l'autre des locutions. Le traducteur devient ici une sorte de maître des cérémonies qui règle l'étiquette de la conversation; il n'a pour se diriger que le goût et le sentiment des convenances.

On m'objectera sans doute que tout en adoptant ce système, je commence par y déroger moi-même dans le premier cas qui se présente. Voici Éole qui tutoie Junon, la reine des dieux, bien supérieure certes à ce petit roitelet d'Éolie. Cela est vrai; mais je réponds pour ma défense que j'ai considéré Éole comme une divinité à part, comme un intrus grossier parmi les immortels, comme une exception lui-même aux habitudes et aux formes polies des véritables dieux de l'Olympe. A l'avenir pourtant, j'aurai soin d'exercer une sorte de justice attributive, en observant plus strictement la ligne de respect qui séparera mes interlocuteurs.

NOTE 5.

Intonŭërë poli, ēt crēbrīs micăt ignibüs œthēr.

La voûte des cieux gronde, et chaque éclair qui sort Illumine partout l'image de la mort.

On fait remarquer avec raison l'harmonie sourde du

premier hémistiche latin, et la rapidité du second, produite par les dactyles. Virgile, dans ce vers comme dans une infinité d'autres, est admirable pour ces effets d'harmonie que nous appelons imitative.

Cette beauté de la poésie descriptive excita long-temps en France une fièvre d'engouement: on ne rêvait plus qu'harmonie imitative; on ne prétendait plus au titre de poète sans cette nouvelle condition. Chacun voulut en essayer, et j'avoue que la plupart des auteurs de cette époque ont tous passablement réussi dans ce genre. Pourquoi ? Parce que cette imitation n'exige qu'une très simple étude et peu d'efforts, qu'elle est une conséquence forcée de la langue, une nécessité des onomatopées, plutôt que l'effet d'une savante combinaison; c'est-à-dire qu'il est plus facile de produire de l'harmonie imitative que de l'éviter, et que, même avec une intention arrêtée, il serait impossible de la bannir tout-à-fait. L'art du poète ajoute beaucoup, sans doute, à ces effets du hasard, et je suis bien loin de contester à Virgile, non plus qu'à plusieurs modernes, le mérite de ces arrangemens harmonieux. Mais en cela il faut éviter de tomber dans une passion excessive, dans le ridicule de l'admiration, et de prétendre retrouver partout le résultat d'une poétique préparation. Je reviendrai quelquefois sur ce sujet dans le cours de mes notes. Je me contente d'observer ici que ce minutieux artifice de sons commence à passer de mode en

poésie comme en musique. On a reconnu dans l'un et l'autre de ces arts, que ce n'est plus un tour de force, mais un badinage facile, que l'imitation du bruit des vents, du murmure de la foudre, du mugissement de la mer, du cri des essieux, du galop des chevaux et autres effets de la naturę. Je ne nie pas que le vers latin cité exprime très bien le grondement de l'orage, au moyen des syllabes sourdes ou claires, longues ou brèves; mais convenons aussi que la prévention favorable du lecteur contribue beaucoup à son admiration. Le commentateur enthousiaste soutient que Virgile n'a pas écrit un mot, n'a pas produit un son, sans l'avoir long-temps soumis à ses méditations et à ses épreuves. Tout dépend, en critique, du préjugé qu'on y apporte. Prenons pour exemple ce vers tel que je l'ai fait :

La voûte des cieux gronde, et chaque éclair qui sort.

Ce vers, si vous l'abordez avec des intentions hostiles, vous lui trouverez de la gêne, de la raideur, un manque absolu d'harmonie; ce sera un vers, rauque, barbare, un vers à la Chapelain. Qu'on me donne au contraire un lecteur bénévole, un prôneur, un chercheur d'harmonie imitative: Voyezvous, dira-t-il, avec quelle adresse le poète a embarrassé la marche du vers à son début: La voûte des cieux gronde! comme les o et les u du latin sont habilement conservés ! Voilà bien le murmure du tonnerre dans la nue; c'est

« 前へ次へ »