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mollement et sans bruit, quand on l'éparpille sur un long terrain et qu'elle s'embrase par traînée; la même quantité jaillit avec détonnation quand elle se trouve resserrée et allumée dans un étroit espace. Voilà l'effet produit par la compression de la pensée.

J'ai cru inutile de dire qu'avant même la concision, et sur toute autre qualité de style, je donne la prééminence à la clarté, sans laquelle une traduction deviendrait inintelligible et réclamerait elle-même le secours d'une traduction.

Maintenant, si l'on me demande comment je comprends et détermine cette concision française relative au poète latin, je répondrai que le goût et le jugement du traducteur peuvent seuls lui assigner des bornes, mais que néanmoins on peut en quelque sorte l'apprécier par des règles communes, et même par un calcul arithmétique. Ainsi, que l'on dise au traducteur de Virgile: l'Enéide se compose de neuf mille neuf cent

vers; si vous prétendez à la concision, traduisez en pareil nombre de vers français : le traducteur aura le droit de répondre qu'on lui demande une impossibilité matérielle (*); qu'outre les espaces occupés en français par nos pronoms personnels et nos articles, étrangers à la langue de Virgile, il faut remarquer que nos grands vers ne se composent que de douze ou treize syllabes, tandis que les latins en comptent communément quinze ou seize; qu'il serait donc plus convenable d'établir un calcul sur le nombre des pieds; et, qu'après avoir obtenu la somme totale des latins au moyen d'une multiplication de 9900 par 15, le traducteur aurait droit de se dire concis, s'il ne dépassait pas ce nombre, dans le produit total des syllabes

(*) Il existe cependant deux traductions qui au premier abord semblent miraculeuses; Virgile y est rendu vers pour vers et même mot pour mot. On assure même que cette effrayante fidélité ne nuit en rien à la richesse de la poésie. Mais il faut dire que ces traductions sont allemandes, avec des vers non rimés et formés de dix-sept ou dix-huit syllabes: ce qui rend le prodige plus explicable. L'une est de Jean-Henri Voss (Foss); l'autre, plus récente, est de M. Neuffer.

françaises. J'ai eu la faiblesse, je l'avoue, de descendre à ces puérilités arithmétiques. J'ai compté, par exemple, dans le premier chant, le nombre des vers latins, qui est de 760, et celui des miens qui s'élève à 882; d'après quoi j'ai trouvé chez moi un surplus de 122, excédant bien moindre pourtant que celui de toutes les traductions qui m'ont précédé. Mais en supputant des deux côtés le nombre des syllabes, j'ai reconnu que j'en avais gagné sur l'original plus de 800. J'ai fait les mêmes opérations sur le second livre, et la proposition s'est trouvée la même. Pour chaque auteur latin à traduire, il y a une règle particulière à établir. La proportion qui peut s'appliquer à Virgile est d'un cinquième de vers en sus; c'est-à-dire qu'une traduction est concise quand 100 vers latins sont rendus par 120 vers français. Je demande pardon à mes lecteurs de les conduire jusque dans ces minutieuses supputations. J'ai voulu prouver

par

là qu'il y a impuissance réelle de traduire

vers pour vers; qu'en ne dépassant le texte que d'un cinquième on n'en reste pas moins dans les limites de la concision; que se tenir en-deçà de ce terme, c'est s'exposer à Fobscurité, et qu'au-delà on tombe dans la prolixité et la paraphrase.

Non content de m'être ainsi placé entre cés deux nécessités rigoureuses, la fidélité et la concision, j'ai assumé encore une nouvelle gêne, dont chaque vers me renouvelle le souvenir; je veux parler de la rime. Ce qui est un jeu, ou du moins un travail facile dans un ouvrage de création, devient dans la traduction une effrayante torture. J'ai persisté à continuer ici mes habitudes de rimes pleines, contractées dès mes premières publications; et hormis quelques concessions qu'il a fallu faire à des difficultés inexpugnables, j'ai été assez heureux pour ne pas sortir de mes anciennes voies. C'est ici le lieu de faire ma profession de foi à ce sujet. La rime (j'entends la rime pleine ou riche) est, selon moi,

non-seulement une des bases fondamentales de notre versification; elle lui donne encore une partie de sa beauté, et presque toute son harmonie. C'est une faible compensation, mais la seule que nous puissions opposer au rhythme, ou à la prosodie de la langue latine, à la savante fusion de ses spondées et de ses dactyles. Je désirerais pouvoir développer clairement mon système d'euphonie. Selon moi, l'harmonie, ou la musique de notre poésie, ne se retrouve pas au bout de chaque vers; elle n'est pas précisément dans la rime finale, je suis bien loin de le prétendre; mais elle ressort d'une cause plus générale: les mots de notre langue peuvent se classer par catégories formant des sons ou des notes, les uns graves, les autres aigus; ceux-ci prononcés et bien distincts, ceux-là neutres ou intermédiaires et servant, pour ainsi dire, de dièses et de bémols à chacune des fortes accentuations. C'est de cette échelle de sons, de cette gamme de rimes, variée et combinée à l'infini, que résulte l'harmonie d'ensemble

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