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soin de moi qu'elle me sauva. Au moment où j'écris ceci, elle est encore en vie, soignant, à l'age de quatre-vingts ans, un mari plus jeune qu'elle, mais usé par la boisson. Chère tante, je vous pardonne de m'avoir fait vivre, et je in'afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres soins que vous m'avez prodigués au commencement des miens (*) J'ai aussi ma mie Jacqueline encore vivante, saine et robuste. Les mains qui m'ouvrirent les yeux à ma naissance pourront me les fermer à ma

mort.

Je sentis avant de penser; c'est le sort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans. Je ne sais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avoit laissé des romans; nous nous mimes à les lire après souper, mon père et moi. Il n'étoit question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusans; mais bientôt l'intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disoit tout honteux : Allons nous coucher; je suis plus enfant que toi.

En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non-seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n'avois aucune idée des choses, que tous les sentimens m'étoient déjà connus. Je n'avois rien conçu, j'avois tout senti (a). Ces émotions confuses, que j'éprouvai coup sur coup, n'altéroient point la raison que je n'avois pas encore; mais elles m'en formèrent une d'une autre trempe, et me donnèrent de la vie hu

maine des notions bizarres et romanesques,

(*) Cette tante s'appeloit madame Gonceru. En mars 1767, Roussean lui fit sur son revenu une rente de 100 livres, et, même dans ses plus grandes détresses, la paya toujours avec une exactitude religieuse. G. P.

dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu me guérir.

(1719-1725.) Les romans finirent avec l'été de 4749. L'hiver suivant, ce fut autre chose. La bibliothèque de ma mère fut épuisée, on eut recours à la portion de celle de son père qui nous étoit échue. Heureusement il s'y trouva de bons livres ; et cela ne pouvoit guère être autrement, cette bibliothèque ayant été formée par un ministre, à la vérité, et savant même, car c'étoit la mode alors, mais homme de goût et d'esprit. L'histoire de l'Église et de l'Empire par Le Sueur, le Discours de Bossuet sur l'histoire universelle, les Hommes illustres de Plutarque, l'Histoire de Venise par Nani, les Métamorphoses d'Ovide, La Bruyère, les Mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et quelques tomes de Molière, furent transportés dans le cabinet de mon père, et je les lui lisois tous les jours durant son travail. J'y pris un goût rare et peut-être unique à cet âge. Plutarque surtout devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenois à le relire sans cesse me guérit un peu des romans, et je préférai bientôt Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate, Artamède et Juba. De ces intéressantes lectures, des entretiens qu'elles occasionnoient entre mon père et moi, se forma cet esprit libre et républicain, ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et de servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie dans les situations les moins propres à lui donner l'essor. Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même citoyen d'une république, et fils d'un père dont l'amour de la patrie étoit la plus forte passion, je m'en enflammois à son exemple, je me croyois Grec ou Romain; je devenois le personnage dont je lisois la vie : le récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avoient frappé me rendoit les yeux étincelans et la voix forte. Un jour que je racontois à table l'aventure de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour représenter son action. J'avois un frère plus âgé que moi de sept ans. Il apprenoit la profession de mon père.

(a) VAR....... tout senti, et les malheurs imaginaires de L'extrême affection qu'on avoit pour moi le faisoit un peu négliger; et ce n'est pas cela que j'approuve. Son éducation se sentit de cette

mes héros m'ont tiré cent fois plus de larmes dans mon enfance, que les miens mémes ne m'en ont jamais fait

terser.

T. I.

2

négligence. Il prit le train du libertinage, même avant l'âge d'être un vrai libertin. On le mit chez un autre maître, d'où il faisoit des escapades comme il en avoit fait de la maison paternelle. Je ne le voyois presque point, à peine puis-je dire avoir fait connoissance avec lui; mais je ne laissois pas de l'aimer tendrement, et il m'aimoit autant qu'un polisson peut aimer quelque chose. Je me souviens qu'une fois que mon père le châtioit rudement et avec colère, je me jetai impétueusement entre deux, l'embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps, recevant les coups qui lui étoient portés; et je m'obstinai si bien dans cette attitude, qu'il fallut enfin que mon père lui fit gràce, soit désarmé par mes cris et mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frère tourna si mal, qu'il s'enfuit et disparut tout-à-fait. Quelque temps après on sut qu'il étoit en Allemagne. Il n'écrivit pas une seule fois. On n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là; et voilà comme je suis demeuré fils unique.

Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n'en fut pas ainsi de son frère; et les enfans des rois ne sauroient être soignés avec plus de zèle que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce qui m'environnoit, et toujours, ce qui est bien plus rare, traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une seule fois, jusqu'à ma sortie de la maison paternelle, on ne m'a laissé courir seul dans la rue avec les autres enfans; jamais on n'eut à réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces humeurs qu'on impute à la nature, et qui naissent toutes de la seule éducation. J'avois les défauts de mon âge; j'étois babillard, gourmand, quelquefois menteur. J'aurois volé des fruits, des bonbons de la mangeaille; mais jamais je n'ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d'avoir une fois pissé dans la marmite d'une de nos voisines appelée madame Clot, tandis qu'elle étoit au prêche. J'avoue même que ce souvenir me fait encore rire, parce que madame Clot, bonne femme au demeurant, étoit bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte et véridique histoire de tous mes méfaits enfantins. Comment serois-je devenu méchant, quand

je n'avois sous les yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les meilleures gens du monde? Mon père, ma tante, ma mie, mes parens, nos amis, nos voisins, tout ce qui m'environnoit ne m'obéissoit pas à la vérité, mais m'aimoit; et moi je les aimois de même. Mes volontés étoient si peu excitées et si peu contrariées, qu'il ne me venoit pas dans l'esprit d'en avoir. Je puis jurer que, jusqu'à mon asservissement sous un maître, je n'ai pas su ce que c'étoit qu'une fantaisie. Hors le temps que je passois à lire ou écrire auprès de mon père, et celui où ma mie me menoit promener, j'étois toujours avec ma tante, à la voir broder, à l'entendre chanter, assis ou debout à côté d'elle; et j'étois content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m'ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude : je me souviens de ses petits propos caressans; je dirois comment elle étoit vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisoient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là.

Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour la musique, qui ne s'est bien développé en moi que long-temps après. Elle savoit une quantité prodigieuse d'airs et de chansons qu'elle chantoit avec un filet de voix fort douce. La sérénité d'âme de cette excellente fille éloignoit d'elle et de tout ce qui l'environnoit la rêverie et la tristesse. L'attrait que son chant avoit pour moi fut tel, que nonseulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire, mais qu'il m'en revient même, aujourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Diroit-on que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmotant ces petits airs d'une voix déjà cassée et tremblante? Il y en a un surtout qui m'est revenu tout entier quant à l'air; mais la seconde moitié des paroles s'est constamment refusée à tous mes efforts pour me la rappeler, quoiqu'il m'en revienne confusément les rimes. Voici le commencement, et ce que j'ai pu me rappeler du reste.

Tircis, je n'ose
Ecouter ton chalumeau

sous l'ormeau;

Car on en cause

Déjà dans notre hameau.

. un berger
s'engager
sans danger;

Et toujours l'épine est sous la rose (*).

Je cherche où est le calme attendrissant que mon cœur trouve à cette chanson: c'est un caprice auquel je ne comprends rien; mais il m'est de toute impossibilité de la chanter jusqu'à la fin sans être arrêté par mes larmes. J'ai cent fois projeté d'écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu'un les connoisse encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me rappeler cet air s'évanouiroit en partie, si j'avois la preuve que d'autres que ma pauvre tante Suson l'ont chanté.

Telles furent les premières affections de mon entrée à la vie : ainsi commençoit à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la foiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout mis en contradiction avec moi-même, et a fait que l'abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont également échappé.

Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé avec un M. Gautier, capitaine en France, et apparenté dans le Conseil. Ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et, pour se venger, accusa mon père d'avoir mis l'épée à la main dans la ville. Mon père, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinoit à vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrat aussi bien que lui: n'ayant pa l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève et

s'expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où l'honneur et la liberté lui paroissoient compromis.

Je restai sous la tutèle de mon oncle Bernard, alors employé aux fortifications de Genève. Sa fille aînée étoit morte, mais il avoit un fils de même âge que moi. Nous fûmes mis ensemble cier, pour y apprendre, avec le latin, tout le à Bossey en pension chez le ministre Lambermenu fatras dont on l'accompagne sous le nom d'éducation.

Deux ans passés au village adoucirent un peu d'enfant. A Genève, où l'on ne m'imposoit rien, mon âpreté romaine et me ramenèrent à l'état j'aimois l'application, la lecture; c'étoit presque mon seul amusement : à Bossey, le travail che. La campagne étoit pour moi si nouvelle, me fit aimer les jeux qui lui servoient de relâque je ne pouvois me lasser d'en jouir. Je pris s'éteindre. Le souvenir des jours heureux que pour elle un goût si vif, qu'il n'a jamais pu j'y ai passés m'a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu'à celui qui m'y a ramené. M. Lambercier étoit un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeoit point de devoirs extrêmes. La preuve qu'il s'y prenoit bien, est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût mes heures coup de choses, ce que j'appris je l'appris sans d'étude, et que, si je n'appris pas de lui beaupeine, et n'en ai rien oublié.

un bien d'un prix inestimable en ouvrant mon La simplicité de cette vie champêtre me fit cœur à l'amitié. Jusque alors je n'avois connu que des sentimens élevés, mais imaginaires. L'habitude de vivre ensemble dans un état paisible m'unit tendrement à mon cousin Bernard. En peu de temps j'eus pour lui des sentimens plus affectueux que ceux que j'avois eus pour mon frère, et qui ne se sont jamais effacés. (*) Voici cette chanson. Elle étoit très-connue à Paris, et se fluet, aussi doux d'esprit que foible de corps, C'étoit un grand garçon fort efflanqué, fort

chante encore dans la classe ouvrière.

Tircis, je n'ose

Écouter ton chalumeau

Sous l'ormeau;
Car on en cause

Déjà dans notre hameau.

Un cœur s'expose

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et qui n'abusoit pas trop de la prédilection qu'on avoit pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusemens, nos goûts étoient les mêmes : nous étions seuls, nous étions de même âge, chacun des deux avoit besoin d'un camarade; nous séparer étoit, en quelque sorte, nous anéantir. Quoique

nous eussions peu d'occasions de faire preuve de notre attachement l'un pour l'autre, il étoit extrême ; et non-seulement nous ne pouvions vivre un instant séparés, mais nous n'imaginions pas que nous pussions jamais l'être. Tous deux d'un esprit facile à céder aux caresses, complaisans quand on ne vouloit pas nous contraindre, nous étions toujours d'accord sur tout. Si, par la faveur de ceux qui nous gouvernoient, il avoit sur moi quelque ascendant sous leurs yeux, quand nous étions seuls j'en avois un sur lui qui rétablissoit l'équilibre. Dans nos études, je lui soufflois sa leçon quand il hésitoit; quand mon thème étoit fait, je lui aidois à faire le sien, et, dans nos amusemens, mon goût plus actif lui servoit toujours de guide. Enfin nos deux caractères s'accordoient si bien, et l'amitié qui nous unissoit étoit si vraie, que, dans plus de cinq ans que nous fùmes inséparables, tant à Bossey qu'à Genève, nous nous battîmes souvent, je l'avoue, mais jamais on n'eut besoin de nous séparer, jamais une de nos querelles ne dura plus d'un quart d'heure, et jamais une seule fois nous ne portâmes l'un contre l'autre aucune accusation. Ces remarques sont, si l'on veut, puériles, mais il en résulte pourtant un exemple peut-être unique depuis qu'il existe des enfans.

La manière dont je vivois à Bossey me convenoit si bien, qu'il ne lui a manqué que de durer plus long-temps pour fixer absolument mon caractère. Les sentimens tendres, affectueux, paisibles, en faisoient le fond. Je crois que jamais individu de notre espèce n'eut naturellement moins de vanité que moi. Je m'élevois par élans à des mouvemens sublimes, mais je retombois aussitôt dans ma langueur. Etre aimé de tout ce qui m'approchoit, étoit le plus vif de mes désirs. J'étois doux; mon cousin l'étoit; ceux qui nous gouvernoient l'étoient euxmêmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni témoin ni victime d'un sentiment violent. Tout nourrissoit dans mon cœur les dispositions (a) qu'il reçut de la nature. Je ne connoissois rien d'aussi charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose. Je me souviendrai toujours qu'au temple, répondant au catéchisme, rien ne me troubloit plus, quand

(a) VAR. Les penchans.

il m'arrivoit d'hésiter, que de voir sur le visage de mademoiselle Lambercier des marques d'inquiétude et de peine. Cela seul m'affligeoit plus que la honte de manquer en public, qui m'affectoit pourtant extrêmement car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte; et je puis dire ici que l'attente des réprimandes de mademoiselle Lambercier me donnoit moins d'alarmes que la crainte de la chagriner.

Cependant elle ne manquoit pas au besoin de sévérité, non plus que son frère; mais comme cette sévérité, presque toujours juste, n'étoit jamais emportée, je m'en affligeois et ne m'en mutinois point. J'étois plus fàché de déplaire que d'être puni, et le signe du mécontentement m'étoit plus cruel que la peine afflictive. Il est embarrassant de m'expliquer mieux, mais cependant il le faut. Qu'on changeroit de méthode avec la jeunesse, si l'on voyoit mieux les effets éloignés de celle qu'on emploie toujours indistinctement, et souvent indiscrètement! La grande leçon qu'on peut tirer d'un exemple aussi commun que funeste me fait résoudre à le donner.

Comme mademoiselle Lambercier avoit pour nous l'affection d'une mère, elle en avoit aussi l'autorité, et la portoit quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfans quand nous l'avions méritée. Assez long-temps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me sembloit trèseffrayante; mais après l'exécution, je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avoit été : et ce qu'il y a de plus bizarre, est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à celle qui me l'avoit imposé. Il falloit même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant; car j'avois trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m'avoit laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver de rechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêloit sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il étoit, cette substitution n'étoit guère à craindre : et si je m'abstenois de mériter la correction,

c'étoit uniquement de peur de fâcher made- | dont une vierge eût pu rougir; et jamais on moiselle Lambercier; car tel est en moi l'em- n'a poussé plus loin que dans ma famille et depire de la bienveillance, et même de celle qu vant moi le respect qu'on doit aux enfans. Je les sens ont fait naître, qu'elle leur donna tou- ne trouvai pas moins d'attention chez M. Lamjours la loi dans mon cœur. bercier sur le même article, et une fort bonne servante y fut mise à la porte pour un mot un peu gaillard qu'elle avoit prononcé devant nous. Non-seulement je n'eus jusqu'à mon adolescence aucune idée distincte de l'union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s'offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante. J'avois pour les filles publiques une horreur qui ne s'est jamais effacée; je ne pouvois voir un débauché sans dédain, sans effroi même; car mon aversion pour la débauche alloit jusquelà, depuis qu'allant un jour au petit Sacconex, par un chemin creux, je vis des deux côtés des cavités dans la terre, où l'on me dit que ces gens-là faisoient leurs accouplemens. Ce que j'avois vu de ceux des chiennes me revenoit aussi toujours à l'esprit en pensant aux autres, et le cœur me soulevoit à ce seul souvenir.

Cette récidive, que j'éloignois sans la craindre, arriva sans qu'il y eût de ma faute, c'est à-dire de ma volonté, et j'en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière; car mademoiselle Lambercier, s'étant sans doute aperçue à quelque signe que ce châtiment n'alloit pas à son but, déclara qu'elle y renonçoit et qu'il la fatiguoit trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, et j'eus désormais l'honneur, dont je me serois bien passé, d'être traité par elle en grand garçon.

Qui croiroit que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devoit s'ensuivre naturellement? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avois éprouvé, ils ne s'avisèrent point de chercher autre chose. Avec un sang brùlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les tempéramens les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté long-temps sans savoir de quoi, je dévorois d'un ceil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappeloit sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire aulant de demoiselles Lambercier.

Même après l'âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté jusqu'à la dépravation, jusqu'à la folie, m'a conservé les mœurs honnêtes qu'il sembleroit avoir dû m'ôter. Si jamais éducation fut modeste et chaste, c'est assurément celle que j'ai reçue. Mes trois tantes n'étoient pas seulement des personnes d'une sagesse exemplaire, mais d'une réserve que depuis long-temps les femmes ne connoissent plus. Mon père, homme de plaisir, mais galant à la vieille mode, n'a jamais tenu, près des femmes qu'il aimoit le plus, des propos

Ces préjugés de l'éducation, propres par eux-mêmes à retarder les premières explosions d'un tempérament combustible, furent aidés, comme j'ai dit, par la diversion que firent sur moi les premières pointes de la sensualité. N'imaginant que ce que j'avois senti, malgré des effervescences de sang trés-incommodes, je ne savois porter mes désirs que vers l'espèce de volupté qui m'étoit connue, sans aller jamais jusqu'à celle qu'on m'avoit rendue haïssable, et qui tenoit de si près à l'autre sans que j'en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes extravagans auxquels elles me portoient quelquefois, j'empruntois imaginairement le secours de l'autre sexe, sans penser jamais qu'il fût propre à nul autre usage qu'à celui que je brùlois d'en tirer.

Non-seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempérament très-ardent, très-lascif, trèsprécoce, je passai toutefois l'âge de puberté sans désirer, sans connoître d'autres plaisirs des sens que ceux dont mademoiselle Lambercier m'avoit très-innocemment donné l'idée: mais quand enfin le progrès des ans m'eut fait homme, c'est encore ainsi que ce qui devoit me perdre me conserva. Mon ancien goût d'enfant,

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