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Ce n'est que par le mouvement que nous apprenons qu'il y a des choses qui ne sont pas nous; et ce n'est que par notre propre mouvement que nous acquérons l'idée de l'entendue. C'est parce que l'enfant n'a point cette idée, qu'il tend indifféremment la main pour saisir l'objet qui le touche, ou l'objet qui est à cent pas de lui. Cet effort qu'il fait vous paroit un signe d'empire, un ordre qu'i! donne à l'objet de s'approcher ou à vous de le lui apporter: et point du tout, c'est seulement que les mêmes objets qu'il voyoit d'abord dans son cerveau, puis sur ses yeux, il les voit maintenant au bout de ses bras, et n'imagine d'étendue que celle où il peut atteindre. Ayez donc soin de le promener souvent, de le transporter d'une place à l'autre, de lui faire sentir le changement de lieu, afin de lui apprendre à juger des distances. Quand il commencera de les connoître, alors il faut changer de méthode, et ne le porter que comme il vous plait, et non comme il lui plaît; car sitôt qu'il n'est plus abusé par les sens, son effort change de cause: ce changement est remarquable, et demande explication.

Le mal-aise des besoins s'exprime par des signes, quand le secours d'autrui est nécessaire pour y pourvoir. De-là les cris des enfans. Il pleurent beaucoup: cela doit être. Puisque toutes leurs sensations sont affectives, quand elles sont agréables ils en jouissent en silence; quand elles sont pénibles ils le disent dans leur langage et demandent du soulagement. Or tant qu'ils sont éveillés ils ne peuvent presque rester dans un état d'indifférence: ils dorment ou sont affectés.

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Toutes nos langues sont des ouvrages de l'art.

On a long

temps cherché s'il y avoit une langue naturelle et commune à tous les hommes: sans doute, il y en a une; et c'est elle que les enfans parlent avant de savoir parler. Cette langue n'est pas articulée, mais elle est accentuée, sonore, intelligible. L'usage des nôtres nous l'a fait négliger au point de l'oublier tout-àfait. Étudions les enfans, et bientôt nous la rapprendrons auprès d'eux. Les nourrices sont nos maîtres dans cette langue; elles entendent tout ce que disent leur nourrissons, elles leur répondent, elles ont avec eux des dialogues très bien suivis, et quoiqu'elles prononcent des mots, ces mots sont parfaitement inu

pas qu'ils soient sensibles, ni aux bonnes ni aux mauvaises odeurs; ils ont à cet égard l'indifférence ou plutôt l'insensibilité qu'on remarque dans plusieurs animaux.

tiles, ce n'est point le sens du mot qu'ils entendent, mais l'accent dont il est accompagné.

Au langage de la voix se joint celui du geste non moins énergique. Ce geste n'est pas dans les foibles mains des enfans, il est sur leurs visages. Il est étonnant combien ces physiognomies mal formées ont déjà d'expression leurs traits changent d'un instant à l'autre avec une inconcevable rapidité. Vous y voyez le sourire, le désir, l'effroi naître et passer comme autant d'éclairs: à chaque fois vous croyez voir un autre visage. Ils ont certainement les muscles de la face plus mobiles que nous. En revanche leurs yeux ternes ne disent presque rien. Tel doit être le genre de leurs signes dans un âge où l'on n'a que des besoins corporels; l'expression des sensations est dans les grimaces, l'expression des sentimens est dans les regards.

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Comme le premier état de l'homme est la misère et la foiblesse, ses premières voix sont la plainte et les pleurs. L'enfant sent ses besoins et ne les 'peut satisfaire, il implore le secours d'autrui par des cris: s'il a faim ou soif, il pleure. Moins sa manière d'être est à sa disposition plus il demande frequemment qu'on la change. Il n'a qu'un langage, parce qu'il n'a pour ainsi dire qu'une sorte de mal-être: dans l'imperfection de ses organes, ne distingue point leurs impressions diverses, tous les maux ne forment pour lui qu'une sensation de douleur.

De ces pleurs qu'on croiroit si peu dignes d'attention, naît le premier rapport de l'homme à tout ce qui l'environne; ici se forge le premier anneau de cette longue chaîne, dont l'ordre social est formé.

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Quand l'enfant pleure, il est mal à son aise, il a quelque besoin qu'il ne sauroit satisfaire ; on examine, on cherche ce besoin, on le trouvé, on y pourvoit. Quand on ne le trouve pas ou quand on n'y peut pourvoir, les pleurs continuent, on en est importuné; on flatte l'enfant pour le faire taire, on le berce, on lui chante pour l'endormir: s'il s'opiniâtre, on s'impatiente, on le menace; des nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilà d'étranges leçons pour son entrée à la vie.

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Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur le champ, je le crus intimidé. Je me disois, ce sera une ame servile dont on n'obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompois; łe malheureux suffoquoit de colère, il avoit perdu la respiration,

je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus; tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge étoient dans ses accens. Je craignis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'aurois douté que le sentiment du juste et de l'injuste fut inné, dans le cœur de l'homme, cet exemple seul m'auroit convaincu. Je suis sûr qu'un tison ardent tombé par hazard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l'intention manifeste de l'offenser..

Cette disposition des enfans à l'emportement, au dépit, à la colère, demande de ménagemens excessifs. Boerhave*) pense que leurs maladies sont pour la plupart de la classe des convulsives, parce que la tête étant proportionnellement plus grosse et le système des nerfs plus étendu que dans les adultes, le genre nerveux est plus susceptible d'irritation. Eloignez d'eux avec le plus grand soin les domestiques qui les agacent, les irritent, les impatientent; ils leur sont cent fois plus dangereux, plus funestes que les injures de l'air et des saisons. Tant que les enfans ne trouveront de résistance que dans les choses et jamais dans les volontés, ils ne deviendront ni mutins, ni colères, et se conserveront mieux en santé. C'est ici une des raisons pourquoi les enfans du peuple plus libres, plus indépendans, sont généralement moins infirmes, moins délicats, plus robustes que ceux qu'on prétend mieux élever en les contrariant sans cesse: mais il faut songer toujours qu'il y a bien de la différence entre leur obéir et ne les pas contrarier,

Les premiers pleurs des enfans sont des prières: si on n'y prend garde, elles deviennent bientôt des ordres; ils commencent par se faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur r propre foiblesse, d'où vient d'abord le sentiment de leur dépendance, nait ensuite l'idée de l'empire et de la domination; mais cette idée étant moins excitée par leurs besoins que par nos services, ici commencent à se faire appercevoir les effets moraux dont la cause immédiate n'est pas dans la nature, et l'on voit déjà pourquoi dès ce premier âge, il importe de démêler l'intention secrète que dicte le geste ou le cri.

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Quand l'enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l'objet, parce qu'il n'en estime pas la distance; il est dans l'erreur: mais quand il se plaint et crie en tendant

*) Ein berühmter holländischer Arzt, geb. 1668, gest. 1738,

la main, alors il ne s'abuse plus sur la distance, il commande. à l'objet de s'approcher, ou à vous de le lui apporter. Dans le premier cas portez-le à l'objet lentement et, à petits pas: dans le second, ne faites pas. seulement semblant de l'entendre; plus il criera, moins vous devez l'écouter. I importe de l'accoûtumer de bonne heure à ne commander, ni aux hom mes, car il n'est pas leur maître, ni aux choses, car elles ne l'entendent point, Ainsi quand un enfant désire quelque cho¬· se qu'il voit et qu'on veut lui donner, il vaut mieux porter l'enfant à l'objet que d'apporter l'objet à l'enfant: il tire de cette pratique une conclusion qui est de son âge, et il n'y a point d'autre moyen de la lui suggérer.

3) SÉJOUR DE ROUSSEAU DANS L'ISLE DE ST. PIERRE

De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai eu de

charmantes) aucune ne m'a rendu si véritablement heureux, et ne m'a laissé de si tendres regrets que l'Isle de St. Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite isle qu'on appelle à Neufchâtel, l'Isle de la Motte, est bien peu connue même ent Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant, elle est très agréable et singulièrement située pour le bonheur d'un homme qui aime à se circonscrire.

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romanti➡ ques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies et d'asyles ombragés de bocages. Com me il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes com-3 modes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voya geurs; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et àl se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrens qui tombent de la montagne. Ce beau bassin d'une forme presque ronde enferme dans son mi¬t lieu deux petites isles, l'une habitée et cultivée, d'environ une

*) Rêveries. Cinquième Promenade.

demi-lieue de tour; l'autre plus petite, déserte et en friche, et qui sera détruite à la fin par les transports de la terre qu'on en ôte sans cesse pour réparer les dégats que les vagués et les orages font à la grande. C'est ainsi que la substance du foible est toujours employée au profit du puissant.

Il n'y a dans l'isle qu'une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne ainsi que l'Isle, et on loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une volière et des réservoirs pour le poisson. L'isle dans sa petitesse est tellement variée dans ses terrains et ses aspects, qu'elle offre toutes sortes de sites, et souffre toutes sortes de culture. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets, et bordés d'arbrisseaux de toute espèce dont le bord des eaux entretient la fraîcheur; une haute terrasse plantée de deux rangs d'arbres borde l'Isle dans sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon où les habitans des rives voisines se rassemblent, et viennent danser les dimanches durant les vendanges.

C'est dans cette isle que je me réfugiai après la lapidation de Motiers. J'en trouvai le séjour si charmant, j'y menois une vie si convenable à mon humeur, que résolu d'y finir mes jours je n'avois d'autre inquiétude sinon qu'on ne me laissât pas exécuter ce projet, qui ne s'accordoit pas avec celui de m'entraî ́ner en Angleterre dont je sentois déjà les premiers effets. Dans les pressentimens qui m'inquiétoient, j'aurois voulu qu'on m'eût fait de cet asyle une prison perpétuelle, qu'on m'y eut confiné pour toute ma vie et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir, on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme, de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisoit dans le monde j'en eusse oublié l'existence et qu'on y eût oublié la mienne aussi.

On ne m'a laissé passer guères que deux mois dans cette Isle; mais j'y aurois passé deux ans, deux siècles, et toute l'éternité sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y eusse avec ma compagne d'autre société que celle du receveur, de sa femme et de ses domestiques, qui tous étoient à la vérité de très bonnes gens, et rien de plus; mais c'étoit précisément ce qu'il me falloit. Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie, et tellement heureux qu'il m'eût suffi-durant toute mon existence, sans laisser naître un seul instant dans mon ame le désir d'un autre état.

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