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étoit propre. Il n'avoit pour toute passion que l'affection pour la gloire du Roi, le désir de la paix, et le zèle du bien public. Il n'avoit pour ennemis que l'orgueil, l'injustice, et l'usurpation. Il étoit accoutumé à combattre sans colère, à vainere sans ambition, à triompher sans vanité, et à ne suivre pour règle de ses actions que la vertu et la sagesse.

La valeur n'est qu'une force aveugle et impétueuse, qui se trouble et se précipite, si elle n'est éclairée et conduite par la probité et par la prudence, et le capitaine n'est pas accompli, s'il ne renferme en soi l'homme de bien et l'homme sage. Quelle discipline peut établir dans un camp, celui qui ne sait régler ni son esprit, ni sa conduite? Et comment saura calmer ou émouvoir selon ses desseins dans une armée tant de passions différentes, `celui qui ne sera pas maître des siennes? Aussi l'esprit de Dieu nous apprend dans l'écriture, que l'homme prudent l'emporte sur le courageux, que la sagesse vaut mieux que les armes des gens de guerre, et que celui qui est patient et modéré, est quelquefois plus estimable, que celui qui prend des villes, et qui gagne des batailles. (Sap. c. 6, Eccl. c. 19. Prov. c. 16.)

Ici vous formez sans doute, Messieurs, dans votre esprit, des idées plus nobles que celles que je puis vous donner. En parlant de Mr. de Turenne, je reconnois que je ne puis vous élever au dessus de vous-mêmes, et le seul avantage que j'ai c'est que je ne dirai rien que vous ne croyez; et que, sans être flatteur je puis dire de grandes choses. Y eut-il jamais homme plus sage et plus prévoyant, qui conduisît une guerre avec plus d'ordre et de jugement, qui eût plus de précaution et plus de ressources; qui fût plus agissant et plus retenu; qui disposât mieux toutes choses à leur fin, et qui laissåt mûrir ses entreprises avec tant de patience? Il prenoit des mesures presqu'infaillibles; et pénétrant non seulement ce que les ennemis avoient fait, mais encore ce qu'ils avoient dessein de faire, il pouvoit être malheureux, mais il n'étoit jamais surpris. Il distinguoit le temps d'attaquer, et celui de défendre. I ne hazardoit jamais rien que lorsqu'il avoit beaucoup à gagner et ́qu'il n'avoit presque rien à perdre. Lors mème qu'il sembloit céder, il ne laissoit pas de se faire craindre. Telle enfin étoit son habilité, que lorsqu'il vainquoit, on ne pouvoit en attribuer l'honneur qu'à sa prudence; et lorsqu'il étoit vaincu, on ne pouvoit en imputer la faute qu'à la fortune.

Souvenez-vous, Messieurs, du commencement et des suites

de la guerre, qui n'étant d'abord qu'une étincelle, embrase au jourd'hui toute l'Europe. Tout se déclare contre la France. On soulève les étrangers, on débauche les alliés, on intimide les amis, on encourage les vaincus, on arme les envieux. Sur des craintes imaginaires, et des défiances artificieusement inspirées, les intérêts sont confondus, la foi violée, et les traités méprisés. Il falloit, je l'avoue, pour resister à tant d'armées jointes ensemble contre nous, des troupes aussi vaillantes,, et des capitaines aussi expérimentés que les nôtres. Mais rien n'étoit si formidable, que de voir toute l'Allemagne, ce grand et vaste corps, composé de tant de peuples et de nations dif férentes, déployer tous ses étendarts, et marcher vers nos frontières, pour nous accabler par la force, après nous avoir effrayés par la multitude.

Il falloit opposer à tant d'ennemis un homme d'un courage ferme et assuré, d'une capacité étendue, d'une expérience consommée, qui soutìnt la réputation et qui ménageât les forces du royaume; qui n'oubliàt rien d'utile et de nécessaire, et ne fit rien de superflu; qui sût, selon les occasions, profiter de ses avantages, ou se relever de ses pertes; qui fût tantôt le bouclier, et tantôt l'épée de son pays; capable d'exécuter les ordres qu'il avoit reçus, et de prendre conseil de lui-même dans les rencontres.

Vous savez de qui je parle, Messieurs; vous savez le détail de ce qu'il fit sans que je le dise. Avec des troupes, considérables seulement par leur courage, et par la confiance qu'elles avoient en leur général, il arrête et consume deux grandes armées, et force à conclure la paix, par des traités, ceux qui croyoient venir terminer la guerre par notre entière et prompte défaite. Tantôt il s'oppose à la jonction de tant de secours ramassés, et rompt le cours de tous ces torrens qui auroient inondé la France. Tantôt il les défait, ou les dissipe par des combats réitérés. Tantôt il les repousse au-delà de leurs rivières, et les arrête toujours par des coups hardis quand il faut rétablir la réputation; par la modération, quand il ne faut que la conserver.

Villes, que nos ennemis s'étoient déjà partagées, vous êtes encore dans l'enceinte de notre empire. Provinces qu'ils avoient déjà ravagées dans le désir et dans la pensée, vous avez encore recueilli vos moissons. Vous durez encore, places que l'art et la nature a fortifiées, et qu'ils avoient dessein de démolir, et vous n'avez tremblé que sous des projets frivoles d'un

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vainqueur en idée, qui comptoit le nombre de nos soldats, et qui ne songeoit pas à la sagesse de leur capitaine.

Cette sagesse étoit la source de tant de prospérités éclatantes. Elle entretenoit cette union des soldats avec leur chef, qui rend une armée invincible. Elle répandoit dans les troupes un esprit de force, de courage, et de confiance, qui leur faisoit tout souffrir, tout entreprendre dans l'exécution de ses desseins: elle rendoit enfin des hommes grossiers, capables de gloire. Car, Messieurs, qu'est-ce qu'une armée? C'est un corps animé d'une infinité de passions différentes, qu'un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie: c'est une troupe d'hommes armés, qui suivent aveuglement les ordres d'un chef, dont ils ne savent pas les intentions; c'est une multitude d'ames pour la plupart viles et mercénaires, qui, sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des rois et des conquérans: c'est un assemblage confus de libertins, qu'il faut assujettir à l'obéissance; de lâches, qu'il faut mener au combat; de téméraires, qu'il faut retenir; d'impatiens, qu'il faut accoûtumer à la confiance. Quelle prudence ne faut-il pas pour conduire et réunir au seul intérêt public tant de vues et de volontés différentes? Comment se faire craindre, sans se mettre en danger d'être haï, et bien souvent abandonné? Comment se faire aimer sans perdre un peu de l'autorité, et relacher de la discipline nécessaire?

Qui trouva jamais mieux tous ces justes tempéramens, que ce prince que nous pleurons? Il attacha par des noeuds de respect et d'amitié ceux qu'on ne retient ordinairement que par la crainte des supplices et se fit rendre par sa modération une obéissance aisée et volontaire. Il parle, chacun écoute ses oracles; il commande, chacun avec joie suit ses ordres; il marche, chacun croit courir à la gloire. On diroit qu'il va combattre des rois confédérés avec sa seule maison, comme un autre Abraham (Gen. 14.); que ceux qui le suivent sont ses soldats et ses domestiques; et qu'il est un général et père de famille tout ensemble. Aussi rien ne peut soutenir leurs efforts: ils ne trouvent point d'obstacles qu'ils ne surmontent ; point de difficultés qu'ils ne vainquent; point de péril qui les épouvante; point de travail qui les rebute; point d'entreprise qui les étonne; point de conquête qui leur paroisse difficile. Que pouvoient-ils refuser à un capitaine qui renonçoit à ses commodités pour les faire vivre dans l'abondance; qui pour leur procurer du repos perdoit le sien propre; qui soulageoit

leurs fatigues, et ne s'en épargnoit aucune; qui prodiguoit son sang, et ne ménageoit que le leur?

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Par quelle invisible chaîne entraînoit-il ainsi les volontés? Par cette bonté avec laquelle il encourageoit les uns, il excusoit les autres et donnoit à tous les moyens de s'avancer, de vaincre leur malheur, ou de réparer leurs fautes; par ce désintéressement qui le portoit à préférer ce qui étoit plus utile à l'état à ce qui pouvoit être plus glorieux pour lui-même; par cette justice, qui dans la distribution des emplois, ne lui per mettoit pas de suivre son inclination au préjudice du mérite; par cette noblesse de cœur et de sentimens qui l'élevoit au dessus de sa propre grandeur, et par tant d'autres qualités qui lui attiroient l'estime et le respect de tout le monde. Que j'entrerois volontiers dans les motifs et dans les circonstances de ses actions! Que j'aimerois à vous montrer une conduite si régulière et si uniforme, un mérite si éclatant, et si exempt de faste et d'ostentation; de grandes vertus produites par des principes encore plus grands; une droiture universelle, qui le portoit à s'appliquer à tous ses devoirs, et à les reduire tous à leurs fins justes et naturelles, et une heureuse habitude d'étre vertueux, non pas pour l'honneur, mais pour la justice qu'il y a de l'étre! Mais il ne m'appartient pas de pénétrer jusqu'au fond de ce cœur magnanime; et il est réservé à une bouche plus éloquente que la mienne, d'en exprimer tous les mouvemens et toutes les inclinations intérieures.

Pour récompenser tant de vertus par quelque honneur extraordinaire, il falloit trouver un grand roi, qui crût ignorer quelque chose, et qui fùt capable de l'avouer. Loin d'ici ces flatteuses maximes, que les rois naissent habiles, et que les autres le deviennent: que leurs ames privilégiées sortent des mains de Dieu qui les crée, toutes sages et intelligentes : qu'il n'y a point pour eux d'essai nî d'apprentissage; qu'ils sõnt vertueux sans travail, et prudens sans expérience. Nous vivons sous un prince, qui tout grand, et tout éclairé qu'il est, a bien voulu s'instruire pour commander; qui dans la route de la gloire a su choisir un guide fidèle et qui a cru qu'il étoit de sa sagesse de se servir de celle d'autrui. Quel honneur pour un sujet d'accompagner son roi, de lui servir de conseil, et, si j'ose le dire, d'exemple dans une importante conquête! Honneur d'autant plus grand, que la faveur n'y put avoir part; qu'il ne fut fondé que sur un mérite universellement connu, et qu'il fut suivi de la prise des villes les plus considérables de la Flandre.

Après cette glorieuse marque d'estime et de confiance, quels projets d'établissement et de fortune n'auroit pas fait un homme avare et ambitieux! Qu'il eût amassé de biens et d'honneurs, et qu'il eût vendu chèrement tant de travaux et de services! Mais cet homme sage et désintéressé, content des témoignages de sa conscience, et riche de sa modération, trouve dans le plaisir qu'il a de bien faire, la récompense d'avoir bien fait. Quoiqu'il puisse tout obtenir, il ne demande et ne prend rien; il ne désire, à l'exemple de Salomon (Prow c. 3o,), qu'un état frugal et honnête entre la pauvreté et les richesses; et quelques offres qu'on lui fasse, il n'étend ses désirs, qu'à proportion de ses besoins et se resserre dans les bornes étroites du seul nécessaire. Il n'y eut qu'une ambition qui fut capable de le toucher, ce fat de mériter l'estime et la bienveillance de son maître. Cette ambition fut satisfaite, et notre siècle a vu an sujet aimer son roi pour ses grandes qualités, non pour sa dignité, ni pour sa fortune; et un roi aimer son sujet, plus pour le mérite qu'il connoissoit en lui, que pour les services qu'il en recevoit.

Cet honneur, Messieurs, ne diminua point sa modestie. A ce mot, je ne sais quel remords m'arrête. Je crains de publier ici des louanges qu'il a si `souvent rejettées, et d'offenser après sa mort une vertu qu'il a tant aimée pendant sa vie. Mais accomplissons la justice, et louons-le sans crainte, en un temps où nous ne pouvons être suspects de flatterie, ni lui susceptible de vanité. Qui fit jamais de si grandes choses? Qui les dit avec plus de retenue? Remportoit-il quelque avantage? A l'entendre, ce n'étoit pas qu'il fut habile, mais l'ennemi s'étoit trompé. Rendoit-il compte d'une bataille? Il n'oublioit rien, sinon que c'étoit lui qui l'avoit gagnée. Racontoit-il quelques-unes de ces actions qui l'avoient rendu si célèbre? On eût dit qu'il n'en avoit été que le spectateur, et l'on doutoit si c'étoit lui qui se trompoit ou la rénommée. Revenoitil de ces glorieuses campagnes qui rendront son nom immortel? il fuyoit les acclamations populaires, il rougissoit de ses victoires, il venoit recevoir des éloges comme on vient faire des apologies, et n'osoit presque aborder le roi, parcequ'il étoit obligé par respect de souffrir patiemment les louanges, dont Sa Majesté ne manquoit jamais de l'honorer.

C'est alors que dans le doux repos d'une condition privée, ce prince se dépouillant de toute la gloire qu'il avoit acquise pendant la guerre, et se renfermant dans une société peu nom

breuse

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