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collége et aux hommes du monde ; j'ai appliqué mon temps et mes efforts, d'une part à interpréter rigoureusement le modèle, et de l'autre à dissimuler le travail de cette interprétation; j'ai voulu enfin que le fond littéral ressortît sous la transparence de la forme poétique, et que, sous les couleurs du style, on pût retrouver toujours les lignes sévères du dessin primitif. Quand une traduction peut soutenir l'examen rigoureux du texte en regard, et que, détachée de l'original, elle produit à la lecture l'effet d'une œuvre de création, sans trahir sa gêne et son asservissement; quand, dis-je, une traduction peut passer par cette double et terrible épreuve, elle réunit les conditions requises; et l'on peut hardiment la juger bonne. Voilà le double but que j'ai tenté d'atteindre; le succès de cette œuvre démontrera si j'ai réussi.

C'est pour avoir négligé l'une ou l'autre de ces obligations, que les traducteurs de Virgile n'ont élaboré jusqu'à ce jour que des œuvres incomplètes. Ceux des seizième et dix-septième siècles se sont contentés de reproduire le sens matériel du poète latin; ils ont rendu littéralement le mot par le mot, sans se douter que cette agrégation même de sens et de mots ne formait qu'un bouleversement général du style et de la manière de l'original. Ceux qui sont venus après, effrayés de la barbare poésie de leurs devanciers, ont jugé que ce vice était le résultat d'une fidélité trop minutieuse, et, pour échapper à cet

écueil, ils se sont livrés à une folle indépendance, et ont couru librement devant eux sans poser les pieds sur les traces du maître. Ils n'ont pas vu que c'est par l'exacte reproduction des détails, par l'application de l'œuvre nouvelle sur l'empreinte antique, qu'on peut arriver à transmettre dans notre langue la forme générale de l'original, avec toute la vigueur et la finesse de ce premier type. Leurs traductions, lues à part, produisent l'effet d'un poème français, sans incorrection, mais sans force; élégamment affublé des colifichets de nos modes, mais dépourvu de ses belles formes nues ou de ses larges draperies, et entièrement privé de ce parfum de poésie latine qui ne s'est pas évaporé après dix-neuf siècles.

La plupart ont déguisé leur impuissance ou leur paresse sous des prétextes plus ou moins spécieux. Tantôt ils prétendent qu'un passage offrant peu d'intérêt au lecteur, ils sont libres de le retrancher; d'autres fois, que tel détail, admirable dans l'original, serait choquant dans notre langue, ou dur dans notre poésie, et qu'ils ont sagement fait de le déguiser ou de l'adoucir; qu'à une image peu juste ils peuvent ajouter plus de perfection; substituer une comparaison à celle du texte : tout cela, disentils, dans l'intérêt du poète latin et du lecteur français; en un mot, ils cherchent à justifier de toutes manières leurs infidélités ou, pour mieux dire, leurs sacriléges déguisemens. Je déclare, pour moi, que je ne fais ici aucune concession à nos petites dé

licatesses, que je ne pactise en rien avec les convenances de la poétique moderne et les scrupules du mauvais goût. Je me suis fait une loi, et cette loi sera pour moi inviolable jusqu'à la fin. J'ai voulu traduire Virgile, et je me suis dit : un traducteur est un copiste, un peintre, et non pas un correcteur. Si Virgile, dont je fais le portrait, avait des verrues ou des balafres au visage, je voudrais rendre toutes ces difformités; car sans cela qui reconnaîtrait Virgile dans mon ouvrage? Vous craignez de présenter à vos lecteurs le pius Æneas, le pater Æneas, etc., etc.; et moi, tant que j'en aurai la possibilité, je répéterai : le pieux Énée, Énée le père des Troyens, etc., etc., parce que je ne vois là rien de ridicule, mais bien l'expression vraie et simple de ce personnage antique. Vous rougissez pour Virgile des terreurs de son héros, du frisson qui glace ses membres; et moi je ne chercherai à déguiser aucune de ses faiblesses. Je ne reculerai non plus, ni devant les Mirmidons que vous n'osez pas traduire, ni devant Ucalegon qui vous semble mal sonnant à l'oreille. Vous avez honte d'avouer le présent que Didon fait aux Troyens naufragés, et vous avez soin de dire qu'elle leur envoie les hures menaçantes de cent noirs sangliers; j'en suis fàché pour l'étiquette de votre style; mais vous trouverez chez moi cent porcs aux dos velus; « horrentia centum terga suum. » Quand Junon vous dit expressément qu'elle a quatorze nymphes à sa suite, bis septem, est-ce à vous de lui en

retrancher deux, parce que la douzaine entre mieux dans votre vers et dans vos habitudes numériques? Si Virgile me parle de Sergeste ou d'Anthée, vous vous croirez en droit, quand votre rime le réclame, de les appeler Gyas ou Cloanthe; qui vous a donné cette mission? Ne savez-vous pas que Virgile, en nommant dans un passage tel ou tel de ses héros, avait en vue de flatter l'orgueil des familles patriciennes de Rome qui s'en disaient issues? Pourquoi heurter l'intention du poète? Toutes les volontés de cet illustre mort ne sont-elles pas également sacrées? et vous vous arrogez, vous, plus de pouvoir que Varius et Tucca, ses exécuteurs testamentaires!

Ce système de tout traduire, qui, aux yeux de quelques personnes, peut passer pour un entêtement ou une monomanie de traducteur, est fondé néanmoins sur des raisons justes et faciles à apprécier. Ceux qui ne chercheraient dans l'Énéide que l'intérêt de la narration, se sentiraient souvent peu émus par cette lecture. La fable de ce poème est simple; la marche en est unie; tout y est prévu par le début même : c'est un héros pieux qui quitte sa patrie en cendres, et qui, après avoir long-temps erré d'île en île, arrive enfin sur les bords du Tibre, où il épouse la fille d'un petit roi et fonde une petite ville. Certes, le moindre de nos romans modernes offre plus d'intérêt que les douze livres de Virgile. Ce n'est donc pas par l'action en elle-même, ou par le récit des événemens, que brille cette épopée; mais bien par

les détails du style, par les images fortement tracées, par les choses du cœur, qui font de Virgile un poète d'une éternelle actualité. Un poème antique doit être considéré comme une étude dans l'histoire des premiers âges; c'est une introduction aux mœurs, aux usages, aux croyances de l'antiquité, à ses habitudes domestiques, à sa philosophie, à son histoire, à ses arts, à ses sacrifices, à sa géographie; c'est une fouille sous les décombres des siècles comme dans les rues souterraines de Pompeï ou d'Herculanum. Voilà les trésors de science qu'on retrouve dans la poésie des anciens, que chaque vers, que chaque mot nous révèle, et qu'il est défendu de soustraire ou de dénaturer aux yeux des investigateurs modernes.

A cette première qualité que j'exige chez les autres et que je m'impose à moi-même, j'en ajoute une seconde qui semble d'abord incompatible avec l'extrême fidélité; c'est l'extrême concision. Tout le secret du style est renfermé dans ce mot. On a prodigieusement disserté sur l'art d'écrire; on a fait des traités sur le beau et sur le sublime; on les a définis, divisés et subdivisés; et je ne prétends pas ajouter mes réflexions aux préceptes des rhéteurs anciens et des savans professeurs de nos écoles. Selon moi pourtant, le beau qui embrasse tous les genres, et le sublime qui est le beau à un plus haut degré, ne sont autre chose que la concision, c'est-à-dire une forme de style qui renferme un grand nombre de choses

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