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petites iles, l'une habitée et cultivée, d'environ une demi-lieue de tour; l'autre plus petite, déserte et en friche, et qui sera détruite à la fin par les transports de la terre qu'on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les orages font à la grande. C'est ainsi que la substance du faible est toujours employée au profit du puissant.

Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne, ainsi que l'île, et où loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une volière, et des réservoirs pour le poisson. L'ile, dans sa petitesse, est tellement variée dans ses terrains et ses aspects, qu'elle offre toutes sortes de sites et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets, et bordés d'arbrisseaux de toute espèce, dont le bord des eaux entretient la fraîcheur; une haute terrasse plantée de deux rangs d'arbres borde l'ile dans toute sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon, où les habitants des rives voisines se rassemblent, et viennent danser les dimanches durant les vendanges.

C'est dans cette ile que je me réfugiai après la lapidation de Motiers. J'en trouvai le séjour si charmant, j'y menais une vie si convenable à mon humeur, que je résolus d'y finir mes jours; je n'avais d'autre inquiétude sinon qu'on ne me laissât pas exécuter ce projet, qui ne s'accordait pas avec celui de m'entraîner en Angleterre, dont je sentais déjà les premiers effets. Dans les pressentiments qui m'inquiétaient, j'aurais voulu qu'on m'eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir, on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme, de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisait dans le monde, j'en eusse oublié l'existence, et qu'on y eût oublié la mienne aussi.

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On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans cette île, mais j'y aurais passé deux ans, deux siècles, et toute l'éternité, sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y eusse avec ma compagne d'autre société que celle du receveur, de sa femme et de ses domestiques, qui tous étaient à la vérité de très bonnes gens et rien de plus; mais c'était précisément ce qu'il me fallait. Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie, et tellement heureux, qu'il m'eût suffi durant toute mon existence, sans laisser naître un seul instant dans mon âme le désir d'un autre état.

Quel est donc ce bonheur, et en quoi consistait sa jouissance? Je le donnerais à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j'y menais. Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toutes ses douceurs; et tout ce que je fis durant mon séjour ne fut en effet que l'occupation délicieuse et nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté.

L'espoir qu'on ne demanderait pas mieux que de me laisser dans ce séjour isolé où j'étais comme enlacé de moi-même, dont il m'était impossible de sortir sans assistance et sans être bien aperçu, et où je ne pouvais avoir ni communication ni correspondance que par le concours des gens qui m'entouraient, cet espoir, dis-je, me donnait celui d'y finir mes jours plus tranquillement que je ne les avais passés; et l'idée que j'aurais le temps de m'y arranger tout à loisir fit que je commençai par n'y faire aucun arrangement. Transporté là brusquement, j'y fis venir successivement ma gouvernante, mes livres et mon petit équipage, dont j'eus le plaisir de ne rien déballer, laissant mes caisses et mes malles comme elles étaient arrivées, et vivant dans l'habitation où je comptais achever mes jours, comme dans une auberge dont j'aurais dû partir le lendemain. Toutes choses, telles qu'elles étaient, allaient si bien, que vouloir les mieux ranger était y gâter quelque chose. Une de

nos plus grandes délices était surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés, et de n'avoir point d'écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçaient de prendre la plume pour y répondre, j'empruntais en murmurant l'écritoire du receveur, et je me hâtais de la rendre, dans la vaine espérance de n'avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bouquinerie, j'emplissais ma chambre de fleurs et de foin, car j'étais alors dans ma première ferveur de botanique, pour laquelle le docteur d'Ivernois m'avait inspiré un goût qui devint bientôt une passion. Ne voulant plus d'œuvre de travail, il m'en fallait une d'amusement qui me plût et qui ne me donnât de peine que celle qu'aime à prendre un paresseux. J'entrepris de faire la Flora Petrinsularis, et de décrire toutes les plantes de l'île, sans en omettre une seule, avec un détail suffisant pour m'occuper le reste de mes jours. On dit qu'un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron; j'en aurais fait un sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers; enfin je ne voulais pas laisser un poil d'herbe, pas un atome végétal qui ne fût amplement décrit. En conséquence de ce beau projet, tous les matins, après le déjeuner que nous faisions tous ensemble, j'allais, une loupe à la main et mon systema natura sous le bras, visiter un canton de l'ile, que j'avais pour cet effet divisée en petits carrés dans l'intention de les parcourir l'un après l'autre en chaque saison....

Au bout de deux ou trois heures je m'en revenais chargé d'une ample moisson, provision d'amusement pour l'après-dinée au logis, en cas de pluie. J'employais le reste de la matinée à aller avec le receveur, sa femme et Thérèse, visiter leurs ouvriers et leur récolte, mettant le plus souvent la main à l'œuvre avec eux; et souvent des Bernois qui me venaient voir m'ont trouvé juché sur de grands arbres, ceint d'un sac que je remplissais de fruits, et que je dévalais ensuite à terre avec

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une corde. L'exercice que j'avais fait dans la matinée, et la bonne humeur qui en est inséparable, me rendaient le repos du diner très agréable; mais quand il se prolongeait trop, et que le beau temps m'invitait, je ne pouvais si longtemps attendre; et pendant qu'on était encore à table je m'esquivais, et j'allais me jeter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand l'eau était calme; et là, m'étendant tout de mon long dans le bateau, les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré de l'eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses, mais délicieuses, et qui, sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant, ne laissaient pas d'être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j'avais trouvé de plus doux dans ce qu'on appelle les plaisirs de la vie. Souvent averti par le baisser du soleil de l'heure de la retraite, je me trouvais si loin de l'île, que j'étais forcé de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit close. D'autres fois, au lieu de m'écarter en pleine eau, je me plaisais à côtoyer les verdoyantes rives de l'île, dont les limpides eaux et les ombrages frais m'ont souvent engagé à m'y baigner. Mais une de mes navigations les plus fréquentes était d'aller de la grande à la petite ile, d'y débarquer, et d'y passer l'après-dinée, tantôt à des promenades très circonscrites au milieu des marceaux, des bourdaines, des persicaires, des arbrisseaux de toute espèce, et tantôt m'établissant au sommet d'un tertre sablonneux, couvert de gazon, de serpolet, de fleurs, même d'esparcettes, et de trèfles qu'on y avait vraisemblablement semés autrefois, et très propre à loger les lapins, qui pouvaient là multiplier en paix sans rien craindre et sans nuire à rien. Je donnai cette idée au receveur, qui fit venir de Neufchâtel des lapins, et nous allâmes en grande pompe, sa femme, une de ses sœurs, Thérèse et moi, les établir dans la petite ile, où ils commençaient à peupler avant mon départ, et où ils auront prospéré sans doute, s'ils ont pu sou

tenir la rigueur des hivers. La fonda- | dais des cimes de l'ile, et j'allais volontion de cette petite colonie fut une tiers m'asseoir au bord du lac, sur la fête. Le pilote des Argonautes n'é- grève, dans quelque asile caché; là, le tait pas plus fier que moi, menant bruit des vagues et l'agitation de l'eau, en triomphe la compagnie et les la- fixant mes sens et chassant de mon pins de la grande ile à la petite; et âme toute autre agitation, la plonje notais avec orgueil que la rece- geaient dans une rêverie délicieuse où veuse, qui redoutait l'eau à l'excès, la nuit me surprenait souvent, sans que et s'y trouvait toujours mal, s'embar- je m'en fusse aperçu. Le flux et le qua sous ma conduite avec confiance, reflux de cette eau, son bruit contenu, et ne montra nulle peur durant la tra- mais renflé par intervalles, frappant versée. sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m'offrait l'image; mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et le signal convenu, je ne pouvais m'arracher de là sans efforts.

Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon aprèsmidi à parcourir l'ile en herborisant à droite et à gauche; m'asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'œil du lac et de ses rivages, couronnés d'un côté par des montagnes prochaines, et, de l'autre, élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux montagnes bleuâtres, plus éloignées, qui la bornaient.

Quand le soir approchait, je descen

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

Jacques Henri Bernardin de Saint-Pierre naquit au Havre, le 19 janvier 1777. Sa vie est un roman. A l'âge de donze ans il partit pour la Martinique avec un de ses oncles qui était capitaine de vaisseau. Il s'ennuya de la vie du navire, ne fut pas touché de l'aspect de la Martinique et revint faire ses études au collège des Jésuites à Caen. Il s'adonna particulièrement aux mathématiques, entra à l'école des ponts-etchaussées, et devint ingénieur. Il servit en Allemagne, sous les ordres du comte de Saint-Germain, se trouva au siège de Dusseldorf, s'y battit avec beaucoup de courage, revint blessé et mécontent. Vers le commencement de l'année 1760, le Grand-Turc menaça l'île de Malte, on craignit un siège, et plusieurs ingénieurs furent envoyés au service de l'Ordre; De Saint-Pierre se trouva du nombre; mais accueilli par la calomnie et l'envie, il revint à Paris, et vécut assez malheureux. Ce fut dans un pauvre réduit que cet homme, qui semble toujours, pendant sa jeunesse, vivre plus d'avenir que de présent, rêva la fondation d'une colonie parfaitement pure, parfaitement heureuse, à labri des maux et des vices de nos grands États. - Dans le dessein

de réaliser ce projet, il quitte Paris et se dirige vers la Russie pour établir sa colonie sur les bords du lac Aral. Il s'arrête en Hollande, et devient journaliste à Amsterdam; mais au bout de six mois il reprend sa ronte. Arrivé en Russie, il est présenté à la czarine Catherine II. Il déroule son projet de république au comte Orlof, qui le prend pour un rêveur, et on l'enHerrig, La France litt.

voie en Finlande, comme capitaine d'artillerie, reconnaître et déterminer des positions militaires. Sa mission achevée, il demande son congé; va en Pologne, qu'il quitte bientôt: court à Vienne, à Varsovie, part pour Dresde, y vit dans les plaisirs, et revient en France, en passant par la Prusse. Il mourait de faim ou à peu près; on l'envoya comme ingénieur à l'Ile-de-France, où il ne séjourna pas longtemps. De retour encore une fois, pauvre comme toujours, il fut favorablement accueilli par d'Alembert et introduit dans la société des philosophes. Il se trouva bientôt déplacé dans leurs réunions et rompit avec eux. Il se dégoûta de même des grands, et, retiré dans une petite chambre de la rue Saint-Étienne-du-Mont, n'ayant pour tout ami que Rousseau, il écrivit et publia le livre des Études de la nature (1784). Quatre ans plus tard, il fit paraître Paul et Virginie (1788). En 1791 parut la Chaumière indienne. En 1792, Bernardin de Saint-Pierre fut appelé par Louis XVI à l'intendance du Jardin des Plantes. Il s'occupait à agrandir ce bel établissement, lorsqu'arriva la tempête révolutionnaire qui l'arracha d'un poste où il ne pouvait faire que le bien. Il vécut alors avec son épouse dans une petite maison à Essone, où il passa les hivers de 93 et de 94. A la fin de cette année, il fut nommé professeur de morale à l'école Normale que l'on vonait de fonder à Paris. Sous l'Empire, il pouvait, dit-on, devenir sénateur; mais il préféra sa vie paisible, et continua à s'occuper des lettres, et d'un petit jardin. 21

Bernardin de Saint-Pierre mourut le 21 janvier 1814. Outre les ouvrages cités plus haut, on a de Bernardin de Saint-Pierre un Voyage à l'Ile-de-France, les Harmonies de la nature, les Vœux d'un soli

taire, un Dialogue sur la mort de Socrate, une Théorie de l'univers, un Essai sur J. J. Rousseau, le premier livre d'un poème en prose, intitulé Arcadie.

L'IMMENSITÉ DE LA NATURE. Je formai, il y a quelques années, le projet d'écrire une histoire générale de la nature à l'imitation d'Aristote, de Pline et de Bacon, et je me proposais de commencer mon ouvrage quand je cesserais d'observer et que j'aurais rassemblé tous les matériaux nécessaires; mais il m'en a pris comme à cet enfant qui avait creusé un trou dans le sable avec une coquille pour y enfermer l'eau de la mer.

La nature est infiniment étendue, et non-seulement son histoire générale, mais celle de la plus petite plante est bien au-dessus de nos forces. Voici à quelle occasion je m'en suis convaincu.

Un jour d'été j'aperçus, sur un fraisier qui était venu par hasard sur ma fenêtre, de petites mouches si jolies, que l'envie me prit de les décrire. Le lendemain, j'y en vis une autre sorte, que je décrivis encore. J'en observai pendant trois semaines trente-sept espèces toutes différentes; mais il en vint à la fin en si grand nombre et d'une si grande variété que je laissai là cette étude, quoique très amusante, parce que je manquais de loisir et, pour dire la vérité, d'expressions.

Les mouches que j'avais observées étaient toutes distinguées les unes des autres par leurs couleurs, leurs formes et leurs allures. Il y en avait de dorées, d'argentées, de bronzées, de tigrées, de rayées, de bleues, de vertes, de rembrunies, de chatoyantes. Les unes avaient la tête arrondie comme un turban, d'autres allongée en pointe de clou. A quelques-unes elle paraissait obscure comme un point de velours noir; elle étincelait à d'autres comme un rubis. Il n'y avait pas moins de variété dans leurs ailes. Quelques-unes en avaient de longues et de brillantes comme des lames de nacre; d'autres de courtes et de larges qui ressemblaient à des réseaux de la plus fine gaze.

Chacune avait sa manière de les porter et de s'en servir. Les unes les portaient perpendiculairement, les autres horizontalement, et semblaient prendre plaisir à les étendre. Celles-ci volaient en tourbillonnant, à la manière des papillons; celles-là s'élevaient en l'air en se dirigeant contre le vent par un mécanisme à peu près semblable à celui des cerfs-volants de papier, qui s'élèvent en formant, avec l'axe du vent, un angle de vingt-deux degrés et demi. Les unes abordaient sur cette plante pour y déposer leurs œufs, d'autres simplement pour s'y mettre à l'abri du soleil. Mais la plupart y venaient pour des raisons qui m'étaient tout à fait inconnues; car les unes allaient et venaient dans un mouvement perpétuel, tandis que d'autres ne remuaient que la partie postérieure de leurs corps. Je dédaignai, comme suffisamment connues, toutes les tribus des autres insectes qui étaient attirées sur mon fraisier, telles que les limaçons qui se nichaient sous ses feuilles, les papillons qui voltigeaient autour, les scarabées qui en labouraient les racines, les petits vers qui trouvaient le moyen de vivre dans le parenchyme, c'est-à-dire dans la seule épaisseur d'une feuille, les guêpes et les mouches à miel qui bourdonnaient autour de ses fleurs, les pucerons qui en suçaient les tiges, enfin les araignées qui, pour attraper ces différentes proies, tendaient leurs filets dans le voisinage.

Quelque petits que fussent ces objets, ils étaient dignes de mon attention puisqu'ils avaient mérité celle de la nature. Je n'eusse pu leur refuser une place dans son histoire générale lorsqu'elle leur en avait donné une dans l'univers: à plus forte raison, si j'eusse écrit l'histoire de mon fraisier, il eût fallu en tenir compte. Les plantes sont les ha- bitations des insectes, et on ne fait pas l'histoire d'une ville sans parler des habitants. D'ailleurs mon fraisier n'était point dans son lieu naturel, en pleine

campagne, sur la lisière d'un bois ou sur le bord d'un ruisseau, où il eût été fréquenté par bien d'autres espèces d'animaux. Il était dans un pot de terre, au milieu des fumées de Paris. Je ne l'observais qu'à des moments perdus. Je ne connaissais point les insectes qui le visitaient dans le cours de la journée, encore moins ceux qui n'y venaient que la nuit, attirés par de simples émanations, ou peut-être par des lumières phosphoriques qui nous échappent. J'ignorais encore quels étaient ceux qui le fréquentaient pendant les autres saisons de l'année.

Mais il ne suffisait pas de l'observer, pour ainsi dire, du haut de ma grandeur, car dans ce cas ma science n'eût pas égalé celle d'une des mouches qui l'habitaient. Il n'y en avait pas une seule qui, le considérant avec ses petits yeux sphériques, n'y dût distinguer une infinité d'objets que je ne pouvais apercevoir qu'au microscope avec des recherches infinies. Leurs yeux même sont très supérieurs à cet instrument, qui ne nous montre que les objets qui sont à son foyer, c'est-à-dire à quelques lignes de distance, tandis qu'ils aperçoivent, par un mécanisme qui nous est tout à fait inconnu, ceux qui sont auprès d'eux et au loin. Ce sont à la fois des microscopes et des télescopes. De plus, par leur disposition circulaire autour de la tête, ils voient en même temps toute la voûte du ciel, tout ceux d'un astronome n'embrassent tout au plus que la moitié. Ainsi mes mouches devaient voir d'un coup d'oeil, dans mon fraisier, une distribution et un ensemble de parties que je ne pouvais observer au microscope que séparées les unes des autres et successivement. En examinant les feuilles de ce végétal au moyen d'une lentille qui grossissait médiocrement, je les ai trouvées divisées par compartiments hérissés de poils, séparés par des canaux et parsemés de glandes. Ces compartiments m'ont paru semblables à de grands tapis de verdure, leurs poils à des végétaux d'un ordre particulier, parmi lesquels il y en avait de droits, d'inclinés, de fourchus, de creusés en tuyaux, de

l'extrémité desquels sortaient des gouttes de liqueur, et leurs canaux ainsi que leurs glandes me paraissaient remplis d'un fluide brillant. Sur d'autres espèces de plantes ces poils et ces canaux se présentent avec des formes, des couleurs et des fluides différents. Il y a même des glandes qui ressemblent à des bassins ronds, carrés ou rayonnants. Or, la nature n'a rien fait en vain. Quand elle dispose un lieu propre à être habité, elle y met des animaux. Elle n'est pas bornée par la petitesse de l'espèce; elle en a mis avec des nageoires dans de simples gouttes d'eau, et en si grand nombre qu'un physicien y en a compté des milliers. On en trouve d'autres avec les pieds armés de crochets, sur le corps de la mouche et sur celui de la puce. On peut donc croire, par analogie, qu'il y a des animaux qui passent sur les feuilles des plantes, comme les bestiaux dans nos prairies: qui se couchent à l'ombre de leurs poils imperceptibles, et qui boivent dans leurs glandes façonnées en soleils des liqueurs d'or et d'argent. Chaque partie des fleurs doit leur offrir des spectacles dont nous n'avons point d'idées. Les anthères jaunes des fleurs, suspendues sur des filets blancs, leur présentent des doubles solives d'or en équilibre sur des colonnes plus belles que l'ivoire, les corolles des voûtes de rubis et de topaze d'une grandeur incommensurable, les nectaires des fleuves de sucre, les autres parties de la floraison des coupes, des urnes, des pavillons, des dômes que l'architecture et l'orfèvrerie des hommes n'ont pas encore imités.

Je ne dis point ceci par conjecture; car un jour, ayant examiné au microscope des fleurs de thym, j'y distinguai, avec la plus grande surprise, de superbes amphores à long cou, d'une matière semblable à l'améthyste, du goulot desquelles semblaient sortir des lingots d'or fondu. Je n'y ai jamais observé la simple corolle de la plus petite fleur que je ne l'aie vue composée d'une matière admirable, demi-transparente, parsemée de brillants et teinte des plus vives couleurs. Les êtres qui vivent sous leurs riches reflets doivent avoir

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