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lui-même la cause. Comme les Grecs avaient vu passer successivement tant de diverses familles sur le trône, ils n'étaient attachés à aucune; et la fortune ayant pris des empereurs dans toutes les conditions, il n'y avait pas de naissance assez basse, ni de mérite si mince, qui pût ôter l'espérance.

Plusieurs exemples reçus dans la nation en formèrent l'esprit général, et firent les mœurs, qui règnent aussi impérieusement que les lois.

Il semble que les grandes entreprises soient, parmi nous, plus difficiles à mener que chez les anciens. On ne peut guère les cacher, parce que la communication est telle aujourd'hui entre les nations, que chaque prince a des ministres dans toutes les et peut avoir des traîtres dans tous les cabinets.

cours,

L'invention des postes fait que les nouvelles volent et arrivent de toutes parts.

Comme les grandes entreprises ne peuvent se faire sans argent, et que, depuis l'invention des lettres de change, les négocians en sont les maîtres, leurs affaires sont très-souvent liées avec les secrets de l'état; et ils ne négligent rien pour les pénétrer.

Des variations dans le change sans une cause connue font que bien des gens la cherchent, et la trouvent à la fin.

L'invention de l'imprimerie, qui a mis les livres dans les mains de tout le monde; celle de la gravure, qui a rendu les cartes géographiques si communes; enfin l'établissement des papiers politiques, font assez connaître à chacun les intérêts généraux pour pouvoir plus aisément être éclairci sur les faits secrets.

Les conspirations dans l'état sont devenues difficiles, parce que, depuis l'invention des postes, tous les secrets particuliers sont dans le pouvoir du public.

Les princes peuvent agir avec promptitude, parce qu'ils ont les forces de l'état dans leurs mains; les conspirateurs sont obligés d'agir lentement, parce que tout leur manque : mais à présent que tout s'éclaircit avec plus de facilité et de promptitude, pour peu que ceux-ci perdent de temps à s'arranger, ils sont découverts.

CHAPITRE XXII,

Faiblesse de l'empire d'Orient.

PHOCAS, dans la confusion des choses, étant mal affermi, Héraclius vint d'Afrique, et le fit mourir : il trouva les provinces. envahies et les légions détruites.

A peine avait-il donné quelque remède à ces maux, que les Arabes sortirent de leur pays pour étendre la religion et l'empire que Mahomet avait fondés d'une même main.

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Jamais on ne vit des progrès si rapides : ils conquirent d'abord la Syrie, la Palestine, l'Égypte, l'Afrique, et envahirent la Perse. Dieu permit que sa religion cessat en tant de lieux d'être dominante; non pas qu'il l'eût abandonnée, mais parce que, qu'elle soit dans la gloire ou dans l'humiliation extérieure, elle est toujours également propre à produire son effet naturel, qui est de sanctifier.

de

La prospérité de la religion est différente de celle des empires. Un auteur célèbre disait qu'il était bien aise d'être malade, parce que la maladie est le vrai état du Chrétien. On pourrait dire de même que les humiliations de l'Église, sa dispersion, la destruction de ses temples, les souffrances de ses martyrs, sont le temps de sa gloire, et que, lorsqu'aux yeux du monde elle paraît triompher, c'est le temps ordinaire de son abaissement. Pour expliquer cet événement fameux de la conquête de tant pays par les Arabes, il ne faut pas avoir recours au seul enthousiasme. Les Sarrasins étaient depuis long-temps distingués parmi les auxiliaires des Romains et des Perses; les Osroéniens et eux étaient les meilleurs hommes de trait qu'il y eût au monde: Sévère, Alexandre et Maximin, en avaient engagé à leur service autant qu'ils avaient pu, et s'en étaient servis avec un grand succès contre les Germains, qu'ils désolaient de loin : sous Valens, les Goths ne pouvaient leur résister (1): enfin ils étaient, dans ces temps-là, la meilleure cavalerie du monde.

Nous avons dit que, chez les Romains, les légions d'Europe valaient mieux que celles d'Asie : c'était tout le contraire pour la cavalerie: je parle de celle des Parthes, des Osroéniens, et des Sarrasins; et c'est ce qui arrêta les conquêtes des Romains, parce que, depuis Antiochus, un nouveau peuple tartare, dont la cavalerie était la meilleure du monde, s'empara de la haute Asie. Cette cavalerie était pesante (2), et celle d'Europe était légère: c'est aujourd'hui tout le contraire. La Hollande et la Frise n'étaient point, pour ainsi dire, encore faites (3); et l'Allemaétait pleine de bois, de lacs et de marais, où la cavalerie servait peu.

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Depuis qu'on a donné un cours aux grands fleuves, cès marais se sont dissipés, et l'Allemagne a changé de face. Les ouvrages de Valentinien sur le Necker, et ceux des Romains sur le Rhin (4) ont fait bien des changemens (5); et, le commerce s'étant établi,

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(1) Zosime, liv. IV. — (2) Voyez ce que dit Zosime, liv. I, sur la cavalerie d'Aurélien et celle de Palmyre. Voyez aussi Ammien Marcellin sur la cavalerie des Perses. (3) C'était, pour la plupart, des terres submergées, que l'art a rendues propres à être là demeure des hommes. (4) Voyez Ammien Marcellin, liv. XXVII, — (5) Le climat n'y est plus aussi froid que le disaient les anciens,

des pays qui ne produisaient point de chevaux en ont donné, et on en a fait usage (1).

Constantin, fils d'Héraclius, ayant été empoisonné, et son fils Constant tué en Sicile, Constantin-le-Barbu, son fils aîné, lui succéda (2). Les grands des provinces d'Orient s'étant assemblés, ils voulurent couronner ses deux autres frères, soutenant que, comme il faut croire en la Trinité, aussi était-il raisonnable d'avoir trois empereurs.

L'histoire grecque est pleine de traits pareils ; et le petit esprit étant parvenu à faire le caractère de la nation, il n'y eut plus de sagesse dans les entreprises, et l'on vit des troubles sans cause, et des révolutions sans motifs.

Une bigoterie universelle abattit les courages, et engourdit tout l'empire, Constantinople est, à proprement parler, le seul pays d'Orient où la religion chrétienne ait été dominante. Or, cette lâcheté, cette paresse, cette mollesse des nations d'Asie, se mêlèrent dans la dévotion même. Entre mille exemples, je ne veux que Philippicus, général de Maurice, qui, étant près de donner une bataille, se mit à pleurer, dans la considération du grand nombre de gens qui allaient être tués (3).

Ce sont bien d'autres larmes, celles de ces Arabes qui pleurèrent de douleur de ce que leur général avait fait une trève qui les empêchait de répandre le sang des Chrétiens (4).

C'est que la différence est totale entre une armée fanatique et une armée bigote. On le vit, dans nos temps modernes, dans une révolution fameuse, lorsque l'armée de Cromwel était comme celle des Arabes, et les armées d'Irlande et d'Écosse comme celle des Grecs.

Une superstition grossière, qui abaisse l'esprit autant que la religion l'élève, plaça toute la vertu et toute la confiance des hommes dans une ignorante stupidité pour les images; et l'on vit des généraux lever un siége (5) et perdre une ville (6) pour avoir une relique.

La religion chrétienne dégénéra sous l'empire grec au point où elle était de nos jours chez les Moscovites, avant que le czar Pierre er eût fait renaître cette nation, et introduit plus de changemens dans un état qu'il gouvernait, que les conquérans n'en font dans ceux qu'ils usurpent.

(1) César dit que les chevaux des Germains étaient vilains et petits, liv. IV, chap. II. Et Tacite, des Moeurs des Germains, chap. v, dit: Germania · pecorum fœcunda, sed pleraque improcera. (2) Zonaras, Vie de Constantin-le-Barbu. (3) Théophylacte, liv. II, chap. 111, Histoire de l'empereur (4) Histoire de la conquête de la Syrie, de la Perse et de l'Égypte, par les Sarrasins; par M. Ockley. (5) Zonaras, Vie de Romain Lacapène. (6) Nicétas, Vie de Jean Comnene,

Maurice.

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On peut aisément croire que les Grecs tombèrent dans une espèce d'idolâtrie. On ne soupçonnera pas les Italiens ni les Allemands de ces temps-là d'avoir été peu attachés au culte extérieur cependant, lorsque les historiens grecs parlent du mépris des premiers pour les reliques et les images, on dirait que ce sont nos controversistes qui s'échauffent contre Calvin. Quand les Allemands passèrent pour aller dans la Terre-Sainte, Nicétas dit que les Arméniens les reçurent comme amis, parce qu'ils n'adoraient pas les images. Or si, dans la manière de penser des Grecs, les Italiens et les Allemands ne rendaient pas assez de culte aux images, quelle devait être l'énormité du leur!

Il pensa bien y avoir en Orient à peu près la même révolution. qui arriva, il y a environ deux siècles, en Occident, lorsqu'au renouvellement des lettres, comme on commença à sentir les abus et les déréglemens où l'on était tombé, tout le monde cherchant un remède au mal, des gens hardis et trop peu docile déchirèrent l'Église, au lieu de la réformer. Léon l'Isaurien, Constantin Copronyme, Léon, son fils, firent la guerre aux images; et, après que le culte en eut été rétabli par l'impératrice Irene, Léon l'Arménien, Michel-leBegue, et Théophile, les abolirent encore. Ces princes crurent n'en pouvoir modérer le culte qu'en le détruisant : ils firent la guerre aux moines, qui incommodaient l'état (1); et, prenant toujours les voies extrêmes, ils voulurent les exterminer par e glaive, au lieu de chercher à les régler.

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Les moines (2), accusés d'idolâtrie par les partisans des nouvelles opinions, leur donnèrent le change en les accusant à leur tour de magie (3); et, montrant au peuple les églises dénuées d'images et de tout ce qui avait fait jusque-là l'objet de sa vénération, ils ne lui laissèrent point imaginer qu'elles pussent servir à d'autre usage qu'à sacrifier aux démons.

Ce qui rendait la querelle sur les images si vive, et fit que, dans la suite, les gens sensés ne pouvaient pas proposer un culte modéré, c'est qu'elle était liée à des choses bien tendres : il était question de la puissance; et les moines l'ayant usurpée, ils ne pouvaient l'augmenter ou la soutenir qu'en ajoutant sans cesse au culte extérieur, dont ils faisaient eux-mêmes partie. Voilà pourquoi les guerres contre les images furent toujours des guerres

(1) Long-temps avant, Valens avait fait une loi pour les obliger d'aller à la guerre, et fit tuer tous ceux qui n'obéirent pas. (Jornandès, de Regn, success. ; et la Loi XXVI, Code de Decur.) — (2) Tout ce qu'on verra ici sur les moines grecs ne porte point sur leur état; car on ne peut pas dire qu'une chose ne soit pas bonne, parce que, dans de certains temps, ou dans quelques pays, on en a abuse. (3) Léon le Grammairien, Vie de Léon l'Arménien, Ibid. Vie de Théophile, Voyez Suidas, à l'article Constantin fils de Léon.

contre eux, et que, quand ils eurent gagné ce point, leur pouvoir n'eut plus de bornes.

Il arriva pour lors ce que l'on vit quelques siècles après, dans la querelle qu'eurent Barlaam et Acindyne contre les moines, et qui tourmenta cet empire jusqu'à sa destruction. On disputait si la lumière qui apparut autour de Jésus-Christ sur le Thabor, était créée ou incréée. Dans le fond, les moines ne se souciaient pas plus qu'elle fût l'un que l'autre; mais comme Barlaam les attaquait directement eux-mêmes, il fallait nécessairement que cette lumière fût incréée.

La guerre que les empereurs iconoclastes déclarèrent aux moines fit que l'on reprit un peu les principes du gouvernement, que l'on employa en faveur du public les revenus publics, et qu'enfin on òta au corps de l'état ses entraves.

Quand je pense à l'ignorance profonde dans laquelle le clergé grec plongea les laïques, je ne puis m'empêcher de les comparer à ces Scythes dont parle Hérodote (1), qui crevaient les yeux à leurs esclaves, afin que rien ne pût les distraire et les empêcher de battre leur lait.

L'impératrice Théodora rétablit les images, et les moines recommencèrent à abuser de la piété publique : ils parvinrent jusqu'à opprimer le clergé séculier même; ils occupèrent tous les grands siéges (2), et exclurent peu à peu tous les ecclésiastiques de l'épiscopat: c'est ce qui rendit ce clergé intolérable; et, si l'on en fait le parallèle avec le clergé latin, si l'on compare la conduite des papes avec celle des patriarches de Constantinople, on verra des gens aussi sages que les autres étaient peu sensés.

Voici une étrange contradiction de l'esprit humain. Les ministres de la religion, chez les premiers Romains, n'étant pas exclus des charges et de la société civile, s'embarrassèrent peu de ses affaires. Lorsque la religion chrétienne fut établie, les ecclésiastiques, qui étaient plus séparés des affaires du monde, s'en mêlèrent avec modération : mais lorsque, dans la décadence de l'empire, les moines furent le seul clergé, ces gens, destinés par une profession plus particulière à fuir et à craindre les affaires, embrassèrent toutes les occasions qui purent leur y donner part; ils ne cessèrent de faire du bruit partout, et d'agiter ce monde qu'ils avaient quitté.

que

Aucune affaire d'état, aucune paix, aucune guerre, aucune trève, aucune négociation, aucun mariage, ne se traitèrent par le ministère des moines: les conseils du prince en furent remplis, et les assemblées de la nation presque toutes composées. On ne saurait croire quel mal il en résulta: ils affaiblirent (1) Liv. IV. (2) Voyez Pachymère, liv. VIII,

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