ページの画像
PDF
ePub

l'esprit des princes, et leur firent faire imprudemment même les choses bonnes. Pendant que Basile occupait les soldats de son armée de mer à bâtir une église à S.-Michel, il laissa piller la Sicile par les Sarrasins et prendre Syracuse; et Léon, son successeur, qui employa sa flotte au même usage, leur laissa occuper Tauroménie et l'île de Lemnos (1).

[ocr errors]

Andronic Paléologue abandonna la marine, parce qu'on assura que Dieu était si content de son zèle pour la paix de l'Église que ses ennemis n'oseraient l'attaquer. Le même craignait que Dieu ne lui demandât compte du temps qu'il employait à gouverner son état, et qu'il dérobait aux affaires spirituelles (2).

Les Grecs, grands parleurs, grands disputeurs, naturellement sophistes, ne cessèrent d'embrouiller la religion par des controverses. Comme les moines avaient un grand crédit à la cour, toujours d'autant plus faible qu'elle était plus corrompue, il arrivait que les moines et la cour se corrompaient réciproquement, et que le mal était dans tous les deux; d'où il suivait que toute l'attention des empereurs était occupée quelquefois à calmer, souvent à irriter des disputes théologiques, qu'on a toujours remarqué devenir frivoles à mesure qu'elles sont plus vives. Michel Paléologue, dont le règne fut tant agité par des disputes sur la religion, voyant les affreux ravages des Turcs dans l'Asie, disait en soupirant que le zèle téméraire de certaines personnes, qui, en décriant sa conduite, avaient soulevé ses sujets contre lui, l'avait obligé d'appliquer tous ses soins à sa propre conservation, et de négliger la ruine des provinces. « Je >> me suis contenté, disait-il, de pourvoir à ces parties éloignées » par le ministère des gouverneurs, qui m'en ont dissimulé les besoins, soit qu'ils fussent gagnés par argent, soit qu'ils appréhendassent d'être punis (3). »

>>

Les patriarches de Constantinople avaient un pouvoir immense Comme, dans les tumultes populairés, les empereurs et les grands de l'état se retiraient dans les églises, que le patriarche était maître de les livrer ou non, et exerçait ce droit à sa fantaisie, il se trouvait toujours, quoique indirectement, arbitre de toutes les affaires publiques.

Lorsque le vieux Andronic (4) fit dire au patriarche qu'il se mêlât des affaires de l'Église, et le laissât gouverner celles de l'empire: « C'est, lui répondit le patriarche, comme si le corps » disait à l'âme : Je ne prétends avoir rien de commun avec vous,

(2) Pachymère,

(1) Zonaras et Nicéphore, Vies de Basile et de Léon. liv. VII. (3) Ibid., liv. VI, chap. xxix. On a employé la traduction de M. le président Cousin. (4) Paléologue, Voyez l'Histoire des deux Andronic, écrite par Cantacuzène, liv. I, chap, L,

[ocr errors]
[ocr errors]

et je n'ai que faire de votre secours pour exercer mes fonctions. » De si monstrueuses prétentions étant insupportables aux princes, les patriarches furent très-souvent chassés de leur siége. Mais, chez une nation superstitieuse, où l'on croyait abominables toutes les fonctions ecclésiastiques qu'avait pu faire un patriarche qu'on croyait intrus, cela produisit des schismes continuels; chaque patriarche, l'ancien, le nouveau, le plus nouveau, ayant chacun leurs sectateurs.

Ces sortes de querelles étaient bien plus tristes que celles qu'on pouvait avoir sur le dogme, parce qu'elles étaient comme une hydre qu'une nouvelle déposition pouvait toujours reproduire.

La fureur des disputes devint un état si naturel aux Grecs, que, lorsque Cantacuzène prit Constantinople, il trouva l'empereur Jean et l'impératrice Anne occupés à un concile contre quelques ennemis des moines (1) : et quand Mahomet II l'assiégea, il ne put suspendre les haines théologiques (2); et on y était plus occupé du concile de Florence que de l'armée des Turcs (3).

Dans les disputes ordinaires, comme chacun sent qu'il peut se tromper, l'opiniâtreté et l'obstination ne sont pas extrêmes : mais, dans celles que nous avons sur la religion, comme, par la nature de la chose, chacun croit être sûr que son opinion est vraie, nous nous indignons contre ceux qui, au lieu de changer eux-mêmes, s'obstinent à nous faire changer.

Ceux qui liront l'histoire de Pachymère connaîtront bien l'impuissance où étaient et où seront toujours les théologiens par eux-mêmes d'accommoder jamais leurs différends. On y voit un empereur (4) qui passe sa vie à les assembler', à les écouter, à les rapprocher; on voit de l'autre une hydre de disputes qui renaissent sans cesse ; et l'on sent qu'avec la même méthode, la même patience, les mêmes espérances, la même envie de finir, la même simplicité pour leurs intrigues, le même respect pour leurs haines, ils ne se seraient jamais accommodés qu'à la fin du monde.

En voici un exemple bien remarquable. A la sollicitation de l'empereur, les partisans du patriarche Arsène firent une convention avec ceux qui suivaient le patriarche Joseph, qui portait que les deux partis écriraient leurs prétentions chacun sur un papier; qu'on jeterait les deux papiers dans un brasier; que, si l'un des deux demeurait entier, le jugement de Dieu serait suivi; et que, si tous les deux étaient consumés, ils renonce

(1) Cantacuzène, liv. III, chap. XCIX. (2) Ducas, Histoire des derniers Paléologues. (3) On se demandait si on avait entendu la messe d'un prêtre qui eût consenti à l'union; on l'aurait fui comme le feu: on regardait la grande église comme un temple profane. Le moine Gennadius lançait ses anathemes sur tous ceux qui désiraient la paix. ( Ducas, ibid.)—(4) Andronic Paléologue,

raient à leurs différends. Le feu dévora les deux papiers; les deux partis se réunirent : la paix dura un jour; mais le lendemain ils dirent que leur changement aurait dû dépendre d'une persuasion intérieure, et non pas du hasard, et la guerre recommença plus vive que jamais (1).

On doit donner une grande attention aux disputes des théologiens; mais il faut la cacher autant qu'il est possible, la peine qu'on paraît prendre à les calmer les accréditant toujours, en faisant voir que leur manière de penser est si importante, qu'elle décide du repos de l'état et de la sûreté du prince.

On ne peut pas plus finir leurs affaires en écoutant leurs subtilités qu'on ne pourrait abolir les duels en établissant des écoles où l'on raffinerait sur le point d'honneur.

Les empereurs grecs eurent si peu de prudence, que, quand les disputes furent endormies, ils eurent la rage de les réveiller. Anastase (2), Justinien (3), Héraclius (4), Manuel Comnène (5), proposèrent des points de foi à leur clergé et à leur peuple, qui aurait méconnu la vérité dans leur bouche, quand même ils l'auraient trouvée. Ainsi, péchant toujours dans la forme, et ordinairement dans le fond, voulant faire voir leur pénétration, qu'ils auraient pu si bien montrer dans tant d'autres affaires qui leur étaient confiées, ils entreprirent des disputes vaines sur la nature de Dieu, qui, se cachant aux savans, parce qu'ils sont orgueilleux, ne se montre pas mieux aux grands de la terre.

C'est une erreur de croire qu'il y ait dans le monde une autorité humaine à tous les égards despotique; il n'y en a jamais eu, et il n'y en aura jamais : le pouvoir le plus immense est toujours borné par quelque coin. Que le grand-seigneur mette un nouvel impôt à Constantinople, un cri général lui fait d'abord trouver des limites qu'il n'avait pas connues. Un roi de Perse peut bien contraindre un fils de tuer son père, ou un père de tuer son fils (6); mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas. Il y a dans chaque nation un esprit général sur lequel la puissance même est fondée : quand elle choque cet esprit, elle se choque elle-même, et elle s'arrête nécessairement. La source la plus empoisonnée de tous les malheurs des Grecs, c'est qu'ils ne connurent jamais la nature ni les bornes de la puissance ecclésiastique et de la séculière; ce qui fit que l'on tomba, de part et d'autre, dans des égaremens continuels.

Cette grande distinction, qui est la base sur laquelle pose la tranquillité des peuples, est fondée non-seulement sur la reli

(1) Pachymère, liv. I. - (2) Evagre, liv. III.-(3) Procope, Histoire secrète. -(4) Zonaras, Vie d'IIéraclius. (5) Nicétas, Vie de Manuel Comnène. (6) Voyez Chardin.

gion, mais encore sur la raison et la nature, qui veulent que des choses réellement séparées, et qui ne peuvent subsister que séparées, ne soient jamais confondues.

[ocr errors]

Quoique chez les anciens Romains le clergé ne fit pas un corps séparé, cette distinction y était aussi connue que parmi nous. Clodius avait consacré à la liberté la maison de Cicéron lequel, revenu de son exil, la demanda; les pontifes décidèrent que, si elle avait été consacrée sans un ordre exprès du peuple, on pouvait la lui rendre sans blesser la religion. « Ils ont déclaré, » dit Cicéron (1), qu'ils n'avaient examiné que la validité de la » consécration, et non la loi faite par le peuple; qu'ils avaient jugé le premier chef comme pontifes, et qu'ils jugeraient le >> second comme sénateurs. »

[ocr errors]

CHAPITRE XXIII.

Raison de la durée de l'empire d'Orient. Sa destruction.

[ocr errors]

APRÈS Ce que je viens de dire de l'empire grec, il est naturel de demander comment il a pu subsister si long-temps. Je crois pouvoir en donner les raisons.

Les Arabes l'ayant attaqué, et en ayant conquis quelques provinces, leurs chefs se disputèrent le califat; et le feu de leur premier zèle ne produisit plus que des discordes civiles.

Les mêmes Arabes ayant conquis la Perse, et s'y étant divisés ou affaiblis, les Grecs ne furent plus obligés de tenir sur l'Euphrate les principales forces de leur empire.

Un architecte nommé Callinique, qui était venu de Syrie à Constantinople, ayant trouvé la composition d'un feu que l'on soufflait par un tuyau, et qui était tel, que l'eau, et tout ce qui éteint les feux ordinaires, ne faisait qu'en augmenter la violence, les Grecs, qui en firent usage, furent en possession, pendant plusieurs siècles, de brûler toutes les flottes de leurs ennemis, surtout celles des Arabes, qui venaient d'Afrique ou de Syrie les attaquer jusqu'à Constantinople.

Ce feu fut mis au rang des secrets de l'état ; et Constantin Porphyrogénète, dans son ouvrage dédié à Romain, son fils, sur l'administration de l'empire, l'avertit que, lorsque les barbares lui demanderont du feu grégeois, il doit leur répondre qu'il ne lui est pas permis de leur en donner, parce qu'un ange qui l'apporta à l'empereur Constantin défendit de le communiquer aux autres nations, et que ceux qui avaient osé le faire avaient été dévorés par le feu du ciel dès qu'ils étaient entrés dans l'église. Constantinople faisait le plus grand et presque le seul com(1) Lettres à Atticus, liv. IV, lettre 2.

merce du monde, dans un temps où les nations gothiques d'un côté, et les Arabes de l'autre, avaient ruiné le commerce et l'industrie partout ailleurs : les manufactures de soie y avaient passé de Perse; et, depuis l'invasion des Arabes, elles furent fort négligées dans la Perse même : d'ailleurs les Grecs étaient maîtres de la mer. Cela mit dans l'état d'immenses richesses, et par conséquent de grandes ressources; et sitôt qu'il eut quelque relâche, on vit d'abord reparaître la prospérité publique.

En voici un grand exemple. Le vieux Andronic Comnène était le Néron des Grecs: mais comme parmi tous ses vices il avait une fermeté admirable pour empêcher les injustices et les vexations des grands, on remarqua que (1), pendant trois ans qu'il régna, plusieurs provinces se rétablirent.

Enfin les barbares qui habitaient les bords du Danube s'étant établis, ils ne furent plus si redoutables, et servirent même de barrière contre d'autres barbares.

Ainsi, pendant que l'empire était affaissé sous un mauvais gouvernement, des causes particulières le soutenaient. C'est ainsi que nous voyons aujourd'hui quelques nations de l'Europe se maintenir, malgré leur faiblesse, par les trésors des Indes; les états temporels du pape, par le respect que l'on a pour le souverain; et les corsaires de Barbarie, par l'empêchement qu'ils mettent au commerce des petites nations, ce qui les rend utiles aux grandes (2).

L'empire des Turcs est à présent à peu près dans le même degré de faiblesse où était autrefois celui des Grecs: mais il subsistera long-temps; car, si quelque prince que ce fût mettait cet empire en péril en poursuivant ses conquêtes, les trois puissances commerçantes de l'Europe connaissent trop leurs affaires pour n'en pas prendre la défense sur-le-champ (3).

C'est leur félicité que Dieu ait permis qu'il y ait dans le monde des Turcs et des Espagnols, les hommes du monde les plus propres à posséder inutilement un grand empire.

Dans le temps de Basile Porphyrogénète, la puissance des Arabes fut détruite en Perse. Mahomet, fils de Sambraël, qui y régnait, appela du nord trois mille Turcs en qualité d'auxiliaires (4). Sur quelque mécontentement, il envoya une armée

[ocr errors]

(1) Nicétas, Vie d'Andronic Comnène, liv. II. (2) Ils troublent la na vigation des Italiens dans la Méditerranée. (3) Ainsi les projets contre le Turc, comme celui qui fut fait sous le pontificat de Léon x, par lequel l'empereur devait se rendre par la Bosnie à Constantinople, le roi de France par l'Albanie et la Grèce, d'autres princes s'embarquer dans leurs ports; ces projets, dis-je, n'étaient pas sérieux, ou étaient faits par des gens qui ne voyaient pas l'intérêt de l'Europe. (4) Histoire écrite par Nicéphore Bryenne César, Vies de Constantin Ducas et de Romain Diogène.

[ocr errors]
« 前へ次へ »