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contre eux; mais ils la mirent en fuite. Mahomet, indigné contre ses soldats, ordonna qu'ils passeraient devant lui vêtus en robes de femmes; mais ils se joignirent aux Turcs, qui d'abord allerent ôter la garnison qui gardait le pont de l'Araxe, et ouvrirent le passage à une multitude innombrable de leurs compatriotes.

Après avoir conquis la Perse, ils se répandirent d'Orient en Occident sur les terres de l'empire; et Romain Diogène ayant voulu les arrêter, ils le prirent prisonnier, et soumirent presque tout ce que les Grecs avaient en Asie jusqu'au Bosphore.

Quelque temps après, sous le règne d'Alexis Comnene, les Latins attaquèrent l'Occident. Il y avait long-temps qu'un malheureux schisme avait mis une haine implacable entre les nations des deux rites; et elle aurait éclaté plus tôt, si les Italiens n'avaient plus pensé à réprimer les empereurs d'Allemagne, qu'ils craignaient, que les empereurs grecs, qu'ils ne faisaient que hair.

On était dans ces circonstances, lorsque tout à coup il se répandit en Europe une opinion religieuse, que les lieux où Jésus-Christ était né, ceux où il avait souffert, étant profanés par les infidèles, le moyen d'effacer ses péchés était de prendre les armes pour les en chasser. L'Europe était pleine de gens qui aimaient la guerre, qui avaient beaucoup de crimes à expier, et qu'on leur proposait d'expier en suivant leur passion dominante; tout le monde prit donc la croix et les armes.

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Les croisés étant arrivés en Orient, assiégèrent Nicée, et la prirent; ils la rendirent aux Grecs et, dans la consternation des infidèles, Alexis et Jean Comnène rechassèrent les Turcs jusqu'à l'Euphrate.

Mais, quel que fût l'avantage que les Grecs pussent tirer des expéditions des croisés, il n'y avait pas d'empereur qui ne frémît du péril de voir passer au milieu de ses états, et se succéder, des héros si fiers et de si grandes armées.

Ils cherchèrent donc à dégoûter l'Europe de ces entreprises: et les croisés trouvèrent partout des trahisons, de la perfidie, et tout ce qu'on peut attendre d'un ennemi timide.

Il faut avouer que les Français, qui avaient commencé ces expéditions, n'avaient rien fait pour se faire souffrir. Au travers des invectives d'Andronic Comnène contre nous (1), on voit dans le fond que, chez une nation étrangère, nous ne nous contraignions point, et que nous avions pour lors les défauts qu'on nous reproche aujourd'hui.

Un comte français alla se mettre sur le trône de l'empereur : (1) Histoire d'Alexis son père, liv. X et XI.

le comte Baudoin le tira par le bras, et lui dit : « Vous devez » savoir que, quand on est dans un pays, il en faut suivre les » usages. Vraiment, voilà un beau paysan, répondit-il, de » s'asseoir içi, tandis que tant de capitaines sont debout! »

Les Allemands qui passèrent ensuite, et qui étaient les meilleures gens du monde, firent une rude pénitence de nos étourderies, et trouvèrent partout des esprits que nous avions révoltés(1). Enfin la haine fut portée au dernier comble; et quelques mauvais traitemens faits à des marchands vénitiens, l'ambition, l'avarice, un faux zèle, déterminèrent les Français et les Vénitiens à se croiser contre les Grecs.

Ils les trouvèrent aussi peu aguerris que, dans ces derniers temps, les Tartares trouvèrent les Chinois. Les Français se moquaient de leurs habillemens efféminés; ils se promenaient dans les rues de Constantinople, revêtus de leurs robes peintes ; ils portaient à la main une écritoire et du papier, par dérision pour cette nation, qui avait renoncé à la profession des armes (2); et, après la guerre, ils refusèrent de recevoir dans leurs troupes quelque Grec que ce fût.

Ils prirent toute la partie d'Occident, et y élurent empereur le comte de Flandre, dont les états éloignés ne pouvaient donner aucune jalousie aux Italiens. Les Grecs se maintinrent dans l'Orient, séparés des Turcs par les montagnes, et des Latins par la mer.

Les Latins, qui n'avaient pas trouvé d'obstacles dans leurs conquêtes, en ayant trouvé une infinité dans leur établissement, les Grecs repassèrent d'Asie en Europe, reprirent Constantinople et presque tout l'Occident.

Mais ce nouvel empire ne fut que le fantôme du premier, et n'en eut ni les ressources ni la puissance.

Il ne posséda guère en Asie que les provinces qui sont en-deçà du Méandre et du Sangare : la plupart de celles d'Europe furent divisées en de petites souverainetés.

De plus, pendant soixante ans que Constantinople resta entre les mains des Latins, les vaincus s'étant dispersés, et les conquérans occupés à la guerre, le commerce passa entièrement aux villes d'Italie, et Constantinople fut privée de ses richesses.

Le commerce même de l'intérieur se fit par les Latins. Les Grecs, nouvellement rétablis, et qui craignaient tout, voulurent se concilier les Génois, en leur accordant la liberté de trafiquer sans payer de droits (3); et les Vénitiens, qui n'acceptèrent point

(1) Nicétas, Histoire de Manuel Comnène, liv. I. (2) Nicétas, Histoire, après la prise de Constantinople, chap. 111. (3) Cantacuzène, liv. IV.

de paix, mais quelques trèves, et qu'on ne voulut pas irriter, n'en payèrent pas non plus.

Quoique, avant la prise de Constantinople, Manuel Comnène eût laissé tomber la marine, cependant, comme le commerce subsistait encore, on pouvait facilement la rétablir : mais quand, dans le nouvel empire, on l'eut abandonnée, le mal fut san's remède, parce que l'impuissance augmenta toujours.

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Cet état, qui dominait sur plusieurs îles, qui était partagé par la mer et qui en était environné en tant d'endroits, n'avait point de vaisseaux pour y naviguer. Les provinces n'eurent plus de communication entre elles : on obligea les peuples de se erugier plus avant dans les terres, pour éviter les pirates; et, quand ils l'eurent fait, on leur ordonna de se retirer dans les forteresses, pour se sauver des Turcs (1).

Les Turcs faisaient pour lors aux Grecs une guerre singulière : ils allaient proprement à la chasse des hommes; ils traversaient quelquefois deux cents lieues de pays pour faire leurs ravages. Comme ils étaient divisés sous plusieurs sultans, on ne pouvait pas par des présens faire la paix avec tous, et il était inutile de la faire avec quelques-uns (2). Ils s'étaient faits Mahometans; et le zèle pour leur religion les engageait merveilleusement à ravager les terres des Chrétiens. D'ailleurs, comme c'étaient les peuples les plus laids de la terre, leurs femmes étaient affreuses comme eux (3); et dès qu'ils eurent vu des Grecques, ils n'en purent plus souffrir d'autres (4). Cela les porta à des enlèvemens continuels. Enfin ils avaient été de tout temps adonnés aux brigandages; et c'étaient ces mêmes Huns qui avaient autrefois causé tant de maux à l'empire romain (5).

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Les Turcs inondant tout ce qui restait à l'empire grec en Asie, les habitans qui purent leur échapper fuirent devant eux jusqu'au Bosphore: et ceux qui trouvèrent des vaisseaux se réfugièrent dans la partie de l'empire qui était en Europe; ce qui augmenta considérablement le nombre de ses habitans: (1) Pachymère, liv. VII. - (2) Cantacuzène, liv. III, chap. xcvi, et Pachymère, liv. XI, chap. 1x. (3) Cela donna lieu à cette tradition du nord, rapportée par le Goth Jornandès, que Philimer, roi des Goths, entrant dans les terres gétiques, y ayant trouvé des femmes sorcières, il les chassa loin de son armée; qu'elles errèrent dans les déserts, où des démons incubes s'accouplèrent avec elles, d'où vint la nation des Huns. Genus ferocissimum, quod fuit primum inter paludes, minutum, tetrum, atque exile, nec alid voce notum nisi quæ humani sermonis imaginem assignabat. (4) Michel Ducas, Histoire de Jean Manuel, Jean et Constantin, chap. 1x. Constantin Porphyrogénète, au commencement de son Extrait des Ambassades, avertit que, quand les barbares viennent à Constantinople, les Romains doivent bien se garder de leur montrer la grandeur de leurs richesses ni la beauté de leurs femmes. (5) Voyez la note 3 de cette page.

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mais il diminua bientôt. Il y eut des guerres civiles si furieuses, que les deux factions appelèrent divers sultans turcs, sous cette condition (1), aussi extravagante que barbare, que tous les habitans qu'ils prendraient dans les pays du parti contraire seraient menés en esclavage et chacun, dans la vue de ruiner ses ennemis, concourut à détruire la nation.

Bajazet ayant soumis tous les autres sultans, les Turcs auraient fait pour lors ce qu'ils firent depuis sous Mahomet II, s'ils n'avaient pas été eux-mêmes sur le point d'être exterminés par les Tartares.

je n'ai pas le courage de parler des misères qui suivirent : je dirai seulement que, sous les derniers empereurs, l'empire, réduit aux faubourgs de Constantinople, finit comme le Rhin, qui n'est plus qu'un ruisseau lorsqu'il se perd dans l'Océan.

(1) Voyez l'Histoire des empereurs Jean Paléologue et Jean Cantacuzène, écrite par Cantacuzène.

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DISSERTATION

SUR

LA POLITIQUE DES ROMAINS

DANS LA RELIGION.

CE

ne fut ni la crainte, ni la piété qui établit la religion chez les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés d'en avoir une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte et les cérémonies qu'à donner des lois et bâtir des murailles.

Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres peuples, que les premiers firent la religion pour l'état, et les autres l'état pour la religion. Romulus, Tatius et Numa, asservirent les dieux à la politique : le culte et les · cérémonies qu'ils instituèrent furent trouvés si sages, que lorsque les rois furent chassés, le joug de la religion fut le seul dont ce peuple, dans sa fureur pour la liberté, n'osa s'affranchir. Quand les législateurs romains établirent la religion, ils ne pensèrent point à la réformation des mœurs, ni à donner des principes de morale; ils ne voulurent point gêner des gens (1) qu'ils ne connaissaient pas encore. Ils n'eurent donc d'abord qu'une vue générale, qui était d'inspirer à un peuple qui ne craignait rien la crainte des dieux, et de se servir de cette crainte pour le conduire à leur fantaisie.

Les successeurs de Numa n'osèrent point faire ce que ce prince n'avait point fait le peuple, qui avait beaucoup perdu de sa férocité et de sa rudesse, était devenu capable d'une plus grande discipline. Il eût été facile d'ajouter aux cérémonies de la religion des principes et des règles de morale dont elle manquait ; mais les législateurs des Romains étaient trop clairvoyans pour ne point connaître combien une pareille réformation eût été dangereuse: c'eût été convenir que la religion était défectueuse; c'était lui donner des âges, et affaiblir son autorité en voulant l'établir. La sagesse des Romains leur fit prendre un meilleur parti en établissant de nouvelles lois. Les institutions humaines peuvent bien changer, mais les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes.

(1) Variante. Qui ne connaissaient pas encore les engagemens d'une société dans laquelle ils venaient d'entrer.

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