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Adieu, mon cher Usbek, adieu. Compte que je ne vis que pour t'adorer: mon âme est toute pleine de toi; et ton absence, bien loin de te faire oublier, animerait mon amour, s'il pouvait devenir plus violent.

Du sérail d'Ispahan, le 12 de la lune de Rebiab, 1, 1711.

LETTRE VIII.

USBEK A SON AMI RUSTAN,

A ISPAHAN.

Ta lettre m'a été rendue à Erzeron, où je suis. Je m'étais bien douté que mon départ ferait du bruit; je ne m'en suis point mis en peine. Que veux-tu que je suive? la prudence de mes ennemis, ou la mienne?

Je parus à la cour dès ma plus tendre jeunesse : je le puis dire, mon cœur ne s'y corrompit point; je formai même un grand dessein, j'osai y être vertueux. Dès que je connus le vice, je m'en éloignai; mais je m'en approchai ensuite pour le démasquer. Je portai la vérité jusqu'au pied du trône ; j'y parlai un langage jusqu'alors inconnu; je déconcertai la flatterie, et j'étonnai en même temps les adorateurs et l'idole.

Mais quand je vis que ma sincérité m'avait fait des ennemis; que je m'étais attiré la jalousie des ministres sans avoir la faveur du prince; que, dans une cour corrompue, je ne me soutenais plus que par une faible vertu, je résolus de la quitter. Je feignis un grand attachement pour les sciences; et, à force de le feindre, il me vint réellement. Je ne me mêlai plus d'aucune affaire, et je me retirai dans une maison de campagne. Mais ce parti même avait ses inconvéniens : je restais toujours exposé à la malice de mes ennemis, et je m'étais presque ôté les moyens de m'en garantir. Quelques avis secrets me firent penser à moi sérieusement: je résolus de m'exiler de ma patrie; et ma retraite même de la cour m'en fournit un prétexte plausible. J'allai au roi ; je lui marquai l'envie que j'avais de m'instruire dans les sciences de l'Occident; je lui insinuai qu'il pourrait tirer de l'utilité de mes voyages; je trouvai grâce devant ses yeux; je partis, et je dérobai une victime à mes ennemis.

Voilà, Rustan, le véritable motif de mon voyage. Laisse parler Ispahan; ne me défends que devant ceux qui m'aiment. Laisse à mes ennemis leurs interprétations malignes: je suis trop heureux que ce soit le seul mal qu'ils me puissent faire.

:

On parle de moi à présent peut-être ne serai-je que trop oublié, et que mes amis. Non, Rustan, je ne veux point

...

me livrer à cette triste pensée : je leur serai toujours cher ; je compte sur leur fidélité comme sur la tienne.

D'Erzeron, le 20 de la lune de Gemmadi, 2, 1711.

LETTRE IX.

LE PREMIER EUNUQUE A IBBI,

A ERZERON.

Tu suis ton ancien maître dans ses voyages; tu parcours les provinces et les royaumes : les chagrins ne sauraient faire d'impression sur toi; chaque instant te montre des choses nouvelles; tout ce que tu vois te récrée, et te fait passer le temps sans le

sentir.

Il n'en est pas de même de moi, qui, enfermé dans une affreuse prison, suis toujours environné des mêmes objets et dévoré des mêmes chagrins. Je gémis accablé sous le poids des soins et des inquiétudes de cinquante années; et, dans le cours d'une longue vie, je ne puis pas dire avoir eu un jour serein et un moment tranquille.

Lorsque mon premier maître eut formé le cruel projet de me confier ses femmes, et m'eut obligé, par des séductions soutenues de mille menaces, de me séparer pour jamais de moi-même; las de servir dans les emplois les plus pénibles, je comptai sacrifier mes passions à mon repos et à ma fortune. Malheureux que j'étais mon esprit préoccupé me faisait voir le dédommagement et non pas la perte ; j'espérais que je serais délivré des atteintes de l'amour par l'impuissance de le satisfaire. Hélas! on éteignit en moi l'effet des passions sans en éteindre la cause; et, bien loin d'en être soulagé, je me trouvai environné d'objets qui les irritaient sans cesse. J'entrai dans le sérail, où tout m'inspirait le regret de ce que j'avais perdu : je me sentais animé à chaque instant; mille grâces naturelles semblaient ne se découvrir à ma vue que pour me désoler pour comble de malheur, j'avais toujours devant les yeux un homme heureux. Dans ce temps de trouble, je n'ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l'ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le cœur et un affreux désespoir dans l'âme.

Voilà comme j'ai passé ma misérable jeunesse. Je n'avais de confident que moi-même : chargé d'ennuis et de chagrins, il me ́les fallait dévorer. Et ces mêmes femmes, que j'étais tenté de regarder avec des yeux si tendres, je ne les envisageais qu'avec des regards sévères : j'étais perdu si elles m'avaient pénétré : quel avantage n'en auraient-elles pas pris!

Je me souviens qu'un jour que je mettais une femme dans le bain, je me sentis si transporté, que je perdis entièrement la raison, et que j'osai porter ma main dans un lieu redoutable. Je crus, à la première réflexion, que ce jour était le dernier de mes jours; je fus pourtant assez heureux pour échapper à mille morts: mais la beauté que j'avais faite confidente de ma faiblesse, me vendit bien cher son silence; je perdis entièrement mon autorité sur elle; et elle m'a obligé depuis à des condescendances qui m'ont exposé mille fois à perdre la vie.

Enfin les feux de la jeunesse ont passé ; je suis vieux, et je me trouve, à cet égard, dans un état tranquille. Je regarde les femmes avec indifférence; et je leur rends bien tous leurs mépris et tous les tourmens qu'elles m'ont fait souffrir. Je me souviens toujours que j'étais né pour les commander; et il me semble que je redeviens homme dans les occasions ou je leur commandé encore. Je les hais depuis que je les envisage de sang-froid, et que ma raison me laisse voir toutes leurs faiblesses. Quoique je les garde pour un autre, le plaisir de me faire obéir me donne une joie secrète : quand je les prive de tout, il me semble que c'est pour moi, et il m'en revient toujours une satisfaction indirecte : je me trouve dans le sérail comme dans un petit empire; et mon ambition, la seule passion qui me reste, se satisfait un peu. Je vois avec plaisir que tout roule sur moi, et qu'à tous les instans je suis nécessaire: je me charge volontiers de la haine de toutes ces femmes, qui m'affermit dans le poste où je suis. Aussi n'ont-elles pas affaire à un ingrat: elles me trouvent au-devant de tous leurs plaisirs les plus innocens ; je me présente toujours à elles comme une barrière inébranlable: elles forment des projets, et je les arrête soudain : je m'arme de refus; je me hérisse de scrupules; je n'ai jamais dans la bouche que les mots de devoir, de vertu, de pudeur, de modestie. Je les désespère en leur parlant sans cesse de la faiblessé de leur sexe et de l'autorité du maître : je me plains ensuite d'être obligé à tant de sévérité; et je semble vouloir leur faire entendre que je n'ai d'autre motif que leur propre intérêt et un grand attachement pour elles.

Ce n'est pas qu'à mon tour je n'aie un nombre infini de désagrémens, et que tous les jours ces femmes vindicatives ne cherchent à renchérir sur ceux que je leur donne. Elles ont des revers terribles. Il y a entre nous comme un flux et un reflux d'empire et de soumission: elle font toujours tomber sur moi les emplois les plus humilians; elles affectent un mépris qui n'a point d'exemple; et, sans égard pour ma vieillesse, elles me font lever la nuit dix fois pour la moindre bagatelle : je suis accablé sans cesse d'ordres, de commandemens, d'emplois, de caprices : il semble

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qu'elles se relaient pour m'exercer, et que leurs fantaisies se succèdent. Souvent elles se plaisent à me faire redoubler de soins; elles me font faire de fausses confidences: tantôt on vient me dire qu'il a paru un jeune homme autour de ces murs; une autre fois, qu'on a entendu du bruit, ou bien qu'on doit rendre une lettre. Tout ceci me trouble; et elles rient de ce trouble : elles sont charmées de me voir ainsi me tourmenter moi-même. Une autre fois, elles m'attachent derrière leur porte, et m'y enchaînent nuit et jour. Elles savent bien feindre des maladies, des défaillances, des frayeurs: elles ne manquent pas de prétextes pour me mener au point où elles veulent. Il faut, dans ces occasions, une obéissance aveugle et une complaisance sans bornes : un refus, dans la bouche d'un homme comme moi, serait une chose inouïe; et, si je balançais à leur obéir, elles seraient en droit de me châtier. J'aimerais autant perdre la vie, mon cher Ibbi, que de descendre à cette humiliation.

Ce n'est pas tout : je ne suis jamais sûr d'être un instant dans la faveur de mon maître : j'ai autant d'ennemies dans son cœur qui ne songent qu'à me perdre : elles ont des quarts-d'heure où je ne suis point écouté, des quarts-d'heure où l'on ne refuse rien, des quarts-d'heure où j'ai toujours tort. Je mène dans le lit de mon maître des femmes irritées : crois-tu que l'on y travaille pour moi, et que mon parti soit le plus fort? J'ai tout à craindre de leurs larmes, de leurs soupirs, de leurs embrassemens, et de leurs plaisirs même : elles sont dans le lieu de leurs triomphes; leurs charmes me deviennent terribles; les services présens effacent dans un moment tous mes services passés; et rien ne peut me répondre d'un maître qui n'est plus à lui-même.

Combien de fois m'est-il arrivé de me coucher dans la faveur et de me lever dans la disgrâce! Le jour que je fus fouetté si indignement autour du sérail, qu'avais-je fait? Je laissai une femme dans les bras de mon maître : dès qu'elle le vit enflammé, elle versa un torrent de larmes ; elle se plaignit, et ménagea si bien ses plaintes, qu'elles augmentaient à mesure de l'amour qu'elle faisait naître. Comment aurais-je pu me soutenir dans un moment si critique? Je fus perdu lorsque je m'y attendais le moins; je fus la victime d'une négociation amoureuse et d'un traité que les soupirs avaient fait. Voilà, cher Ibbi, l'état cruel dans lequel j'ai toujours vécu.

Que tu es heureux! tes soins se bornent uniquement à la personne d'Usbek. Il t'est facile de lui plaire, et de te maintenir dans sa faveur jusqu'au dernier de tes jours.

Du sérail d'Ispahan, le dernier de la lune de Saphar 1711.

LETTRE X.

MIRZA A SON AMI USBEK,

A ERZERon.

Tu étais le seul qui pût me dédommager de l'absence de Rica, et il n'y avait que Rica qui pût me consoler de la tienne. Tu nous manques, Usbek; tu étais l'âme de notre société. Qu'il faut de violence pour rompre les engagemens que le cœur et l'esprit ont formés!

Nous disputons beaucoup ici : nos disputes roulent ordinairement sur la morale. Hier on mit en question și les hommes étaient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens, ou par la pratique de la vertu. Je t'ai souvent ouï dire que les hommes étaient nés pour être vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre que l'existence. Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire.

J'ai parlé à des mollaks, qui me désespèrent avec leurs passages de l'Alcoran : car je ne leur parle pas comme vrai croyant, mais comme homme, comme citoyen, comme père de famille. Adieu..

D'Ispahan, le dernier de la lune de Saphar 1711.

LETTRE XI.

USBEK A MIRZA,

A ISPAHAN.

Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne : tu descends

jusqu'à me consulter; tu me crois capable de t'instruire. Mon cher Mirza, il y a une chose qui me flatte encore plus que la bonne opinion que tu as conçue de moi; c'est ton amitié, qui me la procure.

Pour remplir ce que tu me prescris, je n'ai pas cru devoir employer des raisonnemens fort abstraits. Il y a de certaines vérités qu'il ne suffit pas de persuader, mais qu'il faut encore faire sentir; telles sont les vérités de morale. Peut-être que ce morceau d'histoire te touchera plus qu'une philosophie subtile. Il y avait en Arabie un petit peuple appelé Troglodyte, qui descendait de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient plus à des bêtes qu'à des hommes. Ceux-ci n'étaient point si contrefaits, ils n'étaient point velus comme des ours ils ne sifflaient point, ils avaient deux yeux;

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