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Les vaisseaux anciens étant à rames, les plus légers brisaient aisément celles des plus grands, qui pour lors n'étaient plus que des machines immobiles, comme sont aujourd'hui nos vaisseaux démâtés.

Depuis l'invention de la boussole, on a changé de manière; on a abandonné les rames (1), on a fui les côtes, on a construit de gros vaisseaux ; la machine est devenue plus composée, et les pratiques se sont multipliées.

L'invention de la poudre a fait une chose qu'on n'aurait pas soupçonnée; c'est que la force des armées navales a plus que jamais consisté dans l'art: car, pour résister à la violence du canon et ne pas essuyer un feu supérieur, il a fallu de gros navires. Mais à la grandeur de la machine on a dû proportionner la puissance de l'art.

Les petits vaisseaux d'autrefois s'accrochaient soudain, et les soldats combattaient des deux parts; on mettait sur une flotte toute une armée de terre. Dans la bataille navale que Régulus et son collègue gagnèrent, on vit combattre cent trente mille Romains contre cent cinquante mille Carthaginois. Pour lors les soldats étaient pour beaucoup, et les gens de l'art pour peu à présent les soldats sont pour rien, ou pour peu, et les gens de l'art pour beaucoup.

La victoire du consul Duillius fait bien sentir cette différence. Les Romains n'avaient aucune connaissance de la navigation : une galère carthaginoise échoua sur leurs côtes; ils se servirent de ce modèle pour en bâtir en trois mois de temps, leurs matelots furent dressés, leur flotte fut construite, équipée; elle mit à la mer, elle trouva l'armée navale des Carthaginois, et la battit.

A peine à présent toute une vie suffit-elle à un prince pour former une flotte capable de paraître devant une puissance qui a déjà l'empire de la mer; c'est peut-être la seule chose que l'argent seul ne peut pas faire. Et si de nos jours un grand prince réussit d'abord (2), l'expérience a fait voir à d'autres que c'est un exemple qui peut être plus admiré que suivi (3).

La seconde guerre punique est si fameuse, que tout le monde la sait. Quand on examine bien cette foule d'obstacles qui se présentèrent devant Annibal, et que cet homme extraordinaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni l'antiquité.

Rome fut un prodige de constance. Après les journées du Tésin, de Trébie et de Trasimene, après pelle de Cannes, plus funeste (1) En quoi on peut juger de l'imperfection de la martie des anciens, puisque nous avons abandonné une pratiqué dans laquelle nous avions tant de supériorité sur eux. — (2) Louis (3)

2.

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CANTO Moscovie.

2

encore, abandonnée de presque tous les peuples d'Italie, elle ne demanda point la paix. C'est que le sénat ne se départait jamais des maximes anciennes : il agissait avec Annibal comme il avait agi autrefois avec Pyrrhus, à qui il avait refusé de faire aucun accommodement tandis qu'il serait en Italie : et je trouve dans Denys d'Halicarnasse (1) que, lors de la négociation de Coriolan, le sénat déclara qu'il ne violerait point ses coutumes anciennes ; que le peuple romain ne pouvait faire de paix tandis que les ennemis étaient sur ses terres; mais que, si les Volsques se retiraient, on accorderait tout ce qui serait juste.

Rome fut sauvée par la force de son institution. Après la bataille de Cannes, il ne fut pas permis aux femmes mêmes de verser des larmes : le sénat refusa de racheter les prisonniers, et envoya les misérables restes de l'armée faire la guerre en Sicile, sans récompense ni aucun honneur militaire, jusqu'à ce qu'Annibal fût chassé d'Italie.

que

D'un autre côté, le consul Térentius Varron avait fui honteusement jusqu'à Venouse: cet homme, de la plus basse naissance, n'avait été élevé au consulat que pour mortifier la noblesse. Mais le sénat ne voulut pas jouir de ce malheureux triomphe; il vit combien il était nécessaire qu'il s'attirât dans cette occasion la confiance du peuple : il alla au-devant de Varron, et le remercia de ce qu'il n'avait pas désespéré de la république. Ce n'est ordinairement la perte réelle pas l'on fait dans une bataille (c'est-à-dire, celle de quelques milliers d'hommes) qui est funeste à un état, mais la perte imaginaire et le découragement qui le privent des forces que la fortune lui avait laissées. II y a des choses que tout le monde dit, parce qu'elles ont été dites une fois. On croit qu'Annibal fit une faute insigne de n'avoir point été assiéger Rome après la bataille de Cannes. Il est vrai que d'abord la frayeur y fut extrême: mais il n'en est pas de la consternation d'un peuple belliqueux, qui se tourne presque toujours en courage, comme de celle d'une vile populace, qui ne sent que faiblesse. Une sa preuve qu'Annibal n'aurait réussi, c'est que les Romains se trouvèrent encore en état d'envoyer par

tout du secours.

pas

On dit encore qu'Annibal fit une grande faute de mener son armée à Capoue, où elle s'amollit: mais l'on ne considère point que l'on ne remonte pas à la vraie cause. Les soldats de cette armée, devenus riches après tant de victoires, n'auraient-ils pas trouvé partout Capoue? Alexandre, qui commandait à ses propres sujets, prit dans une occasion pareille un expédient qu'Annibal, qui n'avait que des troupes mercenaires, ne pouvait pas prendre = (1) Antiquités romaines, liv. VIII.

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il fit mettre le feu au bagage de ses soldats, et brûla toutes leurs richesses et les siennes. On nous dit que Kouli-Kan, après la conquête des Indes, ne laissa à chaque soldat que cent roupies d'argent (1).

Ce furent les conquêtes mêmes d'Annibal qui commencèrent à changer la fortune de cette guerre. Il n'avait pas été envoyé en Italie par les magistrats de Carthage; il recevait très-peu de secours, soit par la jalousie d'un parti, soit par la trop grande confiance de l'autre. Pendant qu'il resta avec son armée ensemble, il battit les Romains: mais lorsqu'il fallut qu'il mît des garnisons dans les villes, qu'il défendît ses alliés, qu'il assiégeât les places, ou qu'il les empêchât d'être assiégées, ses forces se trouvèrent trop petites; et il perdit en détail une grande partie de son armée. Les conquêtes sont aisées à faire, parce qu'on les fait avec toutes ses forces; elles sont difficiles à conserver, parce qu'on ne les défend qu'avec une partie de ses forces.

CHAPITRE V.

De l'état de la Grèce, de la Macédoine, de la Syrie et de l'Égypte, après l'abaissement des Carthaginois.

Je m'imagine qu'Annibal disait très-peu de bons mots, et qu'il en disait encore moins en faveur de Fabius et de Marcellus contre lui-même. J'ai du regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de l'antiquité : je voudrais qu'il eût fait comme Homère, qui néglige de les parer, et qui sait si bien les faire

mouvoir.

Encore faudrait-il que les discours qu'on fait tenir à Annibal fussent sensés. Que si, en apprenant la défaite de son frère, il avoua qu'il en prévoyait la ruine de Carthage, je ne sache rien de plus propre à désespérer des peuples qui s'étaient donnés à lui, et à décourager une armée qui attendait de si grandes récompenses après la guerre.

Comme les Carthaginois, en Espagne, en Sicile et en Sardaigne, n'opposaient aucune armée qui ne fût malheureuse, Annibal, dont les ennemis se fortifiaient sans cesse, fut réduit à une guerre défensive. Cela donna aux Romains la pensée de porter la guerre en Afrique : Scipion' y descendit. Les succès qu'il y eut obligèrent les Carthaginois à rappeler d'Italie Annibal, qui pleura de douleur en cédant aux Romains cette terre où il les avait tant de fois vaincus.

Tout ce que peut faire un grand homme d'état et un grand capitaine, Annibal le fit pour sauver sa patrie : n'ayant pu porter (1) Histoire de sa vie. Paris, 1742, page 402.

Scipion à la paix, il donna une bataille où la fortune sembla prendre plaisir à confondre son habileté, son expérience et son bon sens.

:

Carthage reçut la paix, non pas d'un ennemi, mais d'un maître elle s'obligea de payer dix mille talens en cinquante années, à donner des ôtages, à livrer ses vaisseaux et ses éléphans, à ne faire la guerre à persoune sans le consentement du peuple romain; et, pour la tenir toujours humiliée, on augmenta la puissance de Massinissa, son ennemi éternel.

Après l'abaissement des Carthaginois, Rome n'eut presque plus que de petites guerres et de grandes victoires; au lieu qu'auparavant elle avait eu de petites victoires et de grandes guerres.

Il y avait dans ces temps-là comme deux mondes séparés : dans l'un combattaient les Carthaginois et les Romains; l'autre était agité par des querelles qui duraient depuis la mort d'Alexandre : on n'y pensait point à ce qui se passait en Occident (1); car, quoique Philippe, roi de Macédoine, eût fait un traité avec Annibal, il n'eut presque point de suite ; et ce prince, qui n'accorda aux Carthaginois que de très-faibles secours, ne fit que témoigner aux Romains une mauvaise volonté inutile.

Lorsqu'on voit deux grands peuples se faire une guerre longue et opiniâtre, c'est souvent une mauvaise politique de penser qu'on peut demeurer spectateur tranquille; car celui des deux peuples qui est le vainqueur entreprend d'abord de nouvelles guerres, et une nation de soldats va combattre contre des peuples qui ne sont que citoyens.

Ceci parut bien clairement dans ces temps-là : car les Romains eurent à peine dompté les Carthaginois, qu'ils attaquèrent de nouveaux peuples, et parurent dans toute la terre pour tout envahir.

Il n'y avait pour lors dans l'Orient que quatre puissances capables de résister aux Romains: la Grèce, et les royaumes de Macédoine, de Syrie et d'Égypte. Il faut voir quelle était la situation de ces deux premières puissances, parce que les Romains commencèrent par les soumettre.

Il y avait dans la Grèce trois peuples considérables, les Étoliens, les Achaïens et les Béotiens : c'étaient des associations de villes libres, qui avaient des assemblées générales et des magistrats communs. Les Étoliens étaient belliqueux, hardis, témé– raires, avides du gain, toujours libres de leur parole et de leurs sermens, enfin faisant la guerre sur la terre comme les pirates la

(1) Il est surprenant, comme Josephe le remarque dans le Livre contre Appion, qu'Hérodote ni Thucydide n'aient jamais parlé des Romains, quoiqu'ils eussent fait de si grandes guerres.

font sur la mer. Les Achaïens étaient sans cesse fatigués par des voisins ou des défenseurs incommodes. Les Béotiens, les plus épais de tous les Grecs, prenaient le moins de part qu'ils pouvaient aux affaires générales: uniquement conduits par le sentiment présent du bien et du mal, ils n'avaient pas assez d'esprit pour qu'il fût facile aux orateurs de les agiter; et, ce qu'il y a d'extraordinaire, leur république se maintenait dans l'anarchie même (1). Lacédémone avait conservé sa puissance, c'est-à-dire, cet esprit belliqueux que lui donnaient les institutions de Lycurgue. Les Thessaliens étaient en quelque façon asservis par les Macédoniens. Les rois d'Illyrie avaient déjà été extrêmement abattus par les Romains. Les Acarnaniens et les Athamanes étaient ravagés tour à tour par les forces de la Macédoine et de l'Étolie. Les Athéniens, sans force par eux-mêmes et sans alliés (2), n'étonnaient plus le monde que par leurs flatteries envers les rois ; et l'on ne montait plus sur la tribune où avait parlé Démosthène que pour proposer les décrets les plus lâches et les plus scandaleux.

D'ailleurs la Grèce était redoutable par sa situation, la force, la multitude de ses villes, le nombre de ses soldats, sa police, ses mœurs, ses lois : elle aimait la guerre, elle en connaissait l'art; et elle aurait été invincible, si elle avait été unie.

Elle avait été bien étonnée par le premier Philippe, Alexandre et Antipater, mais non pas subjuguée; et les rois de Macédoine, qui ne pouvaient se résoudre à abandonner leurs prétentions et leurs espérances, s'obstinaient à travailler à l'asservir.

La Macédoine était presque entourée de montagnes inaccessibles; les peuples en étaient très-propres à la guerre, courageux, obéissans, industrieux, infatigables; et il fallait bien qu'ils tinssent ces qualités-là du climat, puisque encore aujourd'hui les hommes de ces contrées sont les meilleurs soldats de l'empire des Turcs.

La Grèce se maintenait par une espèce de balance : les Lacedémoniens étaient pour l'ordinaire alliés des Étoliens; et les Macédoniens l'étaient des Achaïens. Mais, par l'arrivée des Romains, tout équilibre fut rompu."

Comme les rois de Macédoine ne pouvaient pas entretenir un grand nombre de troupes (3), le moindre échec était de conséquence d'ailleurs ils pouvaient difficilement s'agrandir, parce que, leurs desseins n'étant pas inconnus, on avait toujours les yeux ouverts sur leurs démarches ; et les succès qu'ils avaient dans (1) Les magistrats, pour plaire à la multitude, n'ouvraient plus les tribunaux les mourans léguaient à leurs amis leur bien pour être employé en festins. Voyez un fragment du liv. XX de Polybe, dans l'Extrait des vertus et des vices. - (2) Ils n'avaient aucune alliance avec les autres peuples de la Grèce. (Polybe, liv. VIII. ) (3) Voyez Plutarque, Vie de Flaminius.

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