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à les voir passer, pour ainsi dire, devant moi; et j'arrête surtout mon esprit à ces grands changemens qui ont rendu les âges si différens des âges, et la terre si peu semblable à elle-même.

Tu n'as peut-être pas fait attention à une chose qui cause tous les jours ma surprise. Comment le monde est-il si peu peuplé, en comparaison de ce qu'il était autrefois? Comment la nature a-t-elle pu perdre cette prodigieuse fécondité des premiers temps? Serait-elle déjà dans sa vieillesse? et tomberait-elle de langueur? J'ai resté plus d'un an en Italie, où je n'ai vu que les débris de cette ancienne Italie si fameuse autrefois. Quoique tout le monde habite les villes, elles sont entièrement désertes et dépeuplées il semble qu'elles ne subsistent encore que pour marquer le lieu où étaient ces cités puissantes dont l'histoire a tant parlé. Il y a des gens qui prétendent que la seule ville de Rome contenait autrefois plus de peuple qu'un grand royaume de l'Europe n'en a aujourd'hui. Il y a eu tel citoyen romain qui avait dix et même vingt mille esclaves, sans compter ceux qui travaillaient dans les maisons de campagne ; et comme on y comptait quatre ou cinq cent mille citoyens, on ne peut fixer le nombre de ses habitans sans que l'imagination ne se révolte.

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Il y avait autrefois dans la Sicile de puissans royaumes et des peuples nombreux, qui en ont disparu depuis : cette île n'a plus rien de considérable que ses volcans.

La Grèce est si déserte, qu'elle ne contient pas la centième partie de ses anciens habitans.

des

L'Espagne, autrefois si remplie, ne fait voir aujourd'hui que campagnes inhabitées; et la France n'est rien en comparaison de cette ancienne Gaule dont parle César.

Les pays du Nord sont fort dégarnis; et il s'en faut bien que les peuples y soient, comme autrefois, obligés de se partager, et d'envoyer dehors, comme des essaims, des colonies et des nations entières chercher de nouvelles demeures.

La Pologne et la Turquie en Europe n'ont presque plus de peuples.

On ne saurait trouver dans l'Amérique la cinquantième partie des hommes qui y formaient de si grands empires.

L'Asie n'est guère en meilleur état. Cette Asie mineure, qui contenait tant de puissantes monarchies et un nombre si prodigieux de grandes villes, n'en a plus que deux ou trois. Quant à la grande Asie, celle qui est soumise au Turc n'est pas plus peuplée : pour celle qui est sous la domination de nos rois, si on la compare à l'état florissant où elle était autrefois, on verra qu'elle n'a qu'une très-petite partie des habitans qui y étaient sans nombre du temps des Xerxès et des Darius.

Quant aux petits Etats qui sont autour de ces grands empires, ils sont réellement déserts: tels sont les royaumes d'Imirette, de Circassie et de Guriel. Ces princes, avec de vastes États, comptent à peine cinquante mille sujets.

L'Égypte n'a pas moins manqué que les autres pays.

Enfin je parcours la terre, et je n'y trouve que des délabremens je crois la voir sortir des ravages de la peste et de la famine. L'Afrique a toujours été si inconnue, qu'on ne peut en parler si précisément que des autres parties du monde: mais, à ne faire attention qu'aux côtes de la Méditerranée connues de tout temps, on voit qu'elle a extrêmement déchu de ce qu'elle était sous les Carthaginois et les Romains. Aujourd'hui ses princes sont si faibles, que ce sont les plus petites puissances du monde.

Après un calcul aussi exact qu'il peut l'être dans ces sortes de choses, j'ai trouvé qu'il y a à peine sur la terre la dixième partie des hommes qui y étaient dans les anciens temps. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'elle se dépeuple tous les jours; et si cela continue, dans dix siècles', elle ne sera qu'un désert..

Voilà, mon cher Usbek, la plus terrible catastrophe qui soit jamais arrivée dans le monde. Mais à peine s'en est-on aperçu, parce qu'elle est arrivée insensiblement et dans le cours d'un grand nombre de siècles: ce qui marque un vice intérieur, un venin secret et caché, une maladie de langueur qui afflige la nature humaine.

De Venise, le 10 de la lune de Rhégeb 1718.

LETTRE CXIII.

USBEK A RHEDI,

A VENISE.

Le monde, mon cher Rhedi, n'est point incorruptible; les cieux même ne le sont pas : les astronomes sont des témoins oculaires de leurs changemens, qui sont des effets bien naturels du mouvement universel de la matière.

La terre est soumise, comme les autres planètes, aux lois des mouvemens; elle souffre au dedans d'elle un combat perpétuel de ses principes: la mer et le continent semblent être dans une guerre éternelle; chaque instant produit de nouvelles combinaisons.

Les hommes, dans une demeure si sujette aux changemens, sont dans un état aussi incertain: cent mille causes peuvent agir, capables de les détruire, et, à plus forte raison, d'augmenter ou de diminuer leur nombre.

Je ne te parlerai pas de ces catastrophes particulières, si communes chez les historiens, qui ont détruit des villes et des royaumes entiers; il y en a de générales, qui ont mis bien des fois le genre humain à deux doigts de sa perte.

Les histoires sont pleines de ces pestes universelles qui ont tour à tour désolé l'univers. Elles parlent d'une, entre autres, qui fut si violente, qu'elle brûla jusqu'à la racine des plantes, et se fit sentir dans tout le monde connu, jusqu'à l'empire du Catay : un degré de plus de corruption aurait, peut-être dans un seul jour, détruit toute la nature humaine.

Il n'y a pas deux siècles que la plus honteuse de toutes les maladies se fit sentir en Europe, en Asie et en Afrique; elle fit en très-peu de temps des effets prodigieux : c'était fait des hommes, si elle avait continué ses progrès avec la même furie. Accablés de maux dès leur naissance, incapables de soutenir le poids des charges de la société, ils auraient péri misérablement.

Qu'aurait-ce été si le venin eût été un peu plus exalté ! et il le serait devenu sans doute, si l'on n'avait été assez heureux pour trouver un remède aussi puissant que celui qu'on a découvert. Peut-être que cette maladie, attaquant les parties de la génération, aurait attaqué la génération même.

Mais pourquoi parler de la destruction qui aurait pu arriver au genre humain? N'est-elle pas arrivée en effet? et le déluge ne le réduisit-il pas à une seule famille?

Il y a des philosophes qui distinguent deux créations : celle des choses, et celle de l'homme. Ils ne peuvent comprendre que la matière et les choses créées n'aient que six mille ans; que Dieu ait différé, pendant toute l'éternité, ses ouvrages, et n'ait usé que d'hier de sa puissance créatrice. Serait-ce parce qu'il ne l'aurait pas pu, ou parce qu'il ne l'aurait pas voulu? Mais s'il ne l'a pas pu dans un temps, il ne l'a pas pu dans l'autre. C'est donc parce qu'il ne l'a pas voulu. Mais, comme il n'y a point de succession dans Dieu, si l'on admet qu'il ait voulu quelque chose une fois, il l'a voulu toujours, et dès le commencement.

(1) Cependant tous les historiens nous parlent d'un premier père : ils nous font voir la nature humaine naissante. N'est-il pas naturel de penser qu'Adam fut sauvé d'un malheur commun, comme Noé le fut du déluge, et que ces grands événemens ont été fréquens sur la terre depuis la création du monde?

Mais toutes les destructions ne sont pas violentes. Nous voyons plusieurs parties de la terre se lasser de fournir à la subsistance

(1) Dans les précédentes éditions, avant cet alinéa, on lisait celui-ci : « Il ne >> faut donc pas compter les années du monde : le nombre des grains de sable » dé la mer ne leur est pas plus comparable qu'un instant. »

des hommes: que savons-nous si la terre entière n'a pas des causes générales, lentes et imperceptibles, de lassitude?

J'ai été bien aise de te donner ces idées générales avant de répondre plus particulièrement à ta lettre sur la dimination des peuples arrivée depuis dix-sept à dix-huit siècles. Je te ferai voir, dans une lettre suivante, qu'indépendamment des causes physiques, il y en a de morales qui ont produit cet effet.

De Paris, le 8 de la lune de Chahban 1718.

LETTRE CXIV.

USBEK AU MÊME.

Tu cherches la raison pourquoi la terre est moins peuplée qu'elle ne l'était autrefois; et si tu y fais bien attention, tu verras que la grande différence vient de celle qui est arrivée dans les mœurs.

Depuis que la religion chrétienne et la mahométané ont partagé le monde romain, les choses sont bien changées: il s'en faut de beaucoup que ces deux religions soient aussi favorables à la propagation de l'espèce que celle de ces maîtres de l'univers.

Dans cette dernière, la polygamie était défendue; et en cela elle avait un très-grand avantage sur la religion mahométane: le divorce y était permis; ce qui lui en donnait un autre non moins considérable sur la chrétienne.

et

Je ne trouve rien de si contradictoire que cette pluralité des femmes permise par le saint Alcoran, et l'ordre de les satisfaire donné dans le même livre. Voyez vos femmes, dit le prophète, parce que vous leur êtes nécessaire comme leurs vêtemens, qu'elles vous sont nécessaires comme vos vêtemens. Voilà un précepte qui rend la vie d'un véritable musulman bien laborieuse. Celui qui a les quatre femmes établies par la loi, et seulement autant de concubines ou d'esclaves, ne doit-il pas être accablé de tant de vêtemens ?

Vos femmes sont vos labourages, dit encore le prophète ; approchez-vous donc de vos labourages: faites du bien pour vos âmes, et vous le trouverez un jour.

Je regarde un bon musulman comme un athlète destiné à combattre sans relâche; mais qui, bientôt faible et accablé de ses premières fatigues, languit dans le champ même de la victoire, et se trouve, pour ainsi dire, enseveli sous ses propres triomphes. La nature agit toujours avec lenteur, et, pour ainsi dire, avec épargne: ses opérations ne sont jamais violentes. Jusque dans ses productions, elle veut de la tempérance; elle ne va jamais qu'avec règle et mesure: si on la précipite, elle tombe

bientôt dans la langueur; elle emploie toute la force qui lui reste à se conserver, perdant absolument sa vertu productrice et sa puissance générative.

C'est dans cet état de défaillance que nous met toujours ce grand nombre de femmes, plus propre à nous épuiser qu'à nous satisfaire. Il est très-ordinaire parmi nous de voir un homme dans un sérail prodigieux avec un très-petit nombre d'enfans: ces enfans même sont, pour la plupart du temps, faibles et malsains, et se sentent de la langueur de leur père.

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Ce n'est pas tout: ces femmes, obligées à une continence forcée, ont besoin d'avoir des gens pour les garder, qui ne peuvent être que des eunuques; la religion, la jalousie, et la raison même ne permettent pas d'en laisser approcher d'autres. Ces gardiens doivent être en grand nombre, soit afin de maintenir la tranquillité au dedans parmi les guerres que ces femmes se font sans cesse, soit pour empêcher les entreprises du dehors: ainsi un homme qui a dix femmes ou concubines n'a pas trop d'autant d'eunuques pour les garder. Mais quelle perte pour la société que ce grand nombre d'hommes morts dès leur naissance! quelle dépopulation ne doit-il pas s'ensuivre!

Les filles esclaves qui sont dans le sérail pour servir avec les eunuques ce grand nombre de femmes y vieillissent presque toujours dans une affligeante virginité: elles ne peuvent pas se marier pendant qu'elles y restent ; et leurs maîtresses, une fois accoutumées à elles, ne s'en défont presque jamais.

Voilà comment un seul homme occupe à ses plaisirs tant de sujets de l'un et de l'autre sexe, les fait mourir pour l'État, et les rend inutiles à la propagation de l'espèce.

Constantinople et Ispahan sont les capitales des deux plus grands empires du monde : c'est là que tout doit aboutir, et que les peuples, attirés de mille manières, se rendent de toutes parts. Cependant elles périssent d'elles-mêmes ; et elles seraient bientôt détruites, si les souverains n'y faisaient venir, presque à chaque siècle, des nations entières pour les repeupler. J'épuiserai ce sujet dans une autre lettre.

De Paris, le 13 de la lune de Chahban 1718.

LETTRE CXV.

USBEK AU MÊME.

ils en

Les Romains n'avaient pas moins d'esclaves que nous; avaient même plus : mais ils en faisaient un meilleur usage. Bien loin d'empêcher par des voies forcées la multiplication de

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