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contre un rival qui n'était point entièrement épuisé : car on n'avait pas même cette justice des brigands, qui portent une certaine probité dans l'exercice du crime. Enfin les droits légitimes ou usurpés ne se soutenant que par de l'argent, les princes, pour en avoir, dépouillaient les temples, confisquaient les biens. des plus riches citoyens on faisait mille crimes pour donner aux Romains tout l'argent du monde.

Mais rien ne servit mieux Rome que le respect qu'elle imprima à la terre. Elle mit d'abord les rois dans le silence, et les rendit comme stupides. Il ne s'agissait pas du degré de leur puissance; mais leur personne propre était attaquée. Risquer une guerre, c'était s'exposer à la captivité, à la mort, à l'infamie du triomphe. Ainsi des rois qui vivaient dans le faste et dans les délices n'osaient jeter des regards fixes sur le peuple romain; et, perdant le courage, ils attendaient de leur patience et de leurs bassesses quelque délai aux misères dont ils étaient menacés (1).

Remarquez, je vous prie, la conduite des Romains. Après la défaite d'Antiochus, ils étaient maîtres de l'Afrique, de l'Asie et de la Grèce, sans y avoir de villes en propre. Il presque semblait qu'ils ne conquissent que pour donner : mais ils restaient si bien les maîtres, que, lorsqu'ils faisaient la guerre à quelque prince, ils l'accablaient, pour ainsi dire, du poids de tout l'univers.

Il n'était pas temps encore de s'emparer des pays conquis. S'ils avaient gardé les villes prises à Philippe, ils auraient fait ouvrir les yeux aux Grecs : si, après la seconde guerre punique, ou celle contre Antiochus, ils avaient pris des terres en Afrique ou en Asie, ils n'auraient pu conserver des conquêtes si peu solidement établies (2).

Il fallait attendre que toutes les nations fussent accoutumées à obéir comme libres et comme alliées, avant de leur commander comme sujettes, et qu'elles eussent été se perdre peu à peu dans la république romaine.

Voyez le traité qu'ils firent avec les Latins après la victoire du lac Régille (3): il fut un des principaux fondemens de leur puissance. On n'y trouve pas un seul mot qui puisse faire soupçonner l'empire.

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C'était une manière lente de conquérir. On vainquait un peuple, et on se contentait de l'affaiblir; on lui imposait des (1) Ils cachaient, autant qu'ils pouvaient, leur puissance et leurs richesses aux Romains. Voyez là-dessus un fragment du premier livre de Dion. (2) Ils n'osèrent y exposer leurs colonies: ils aimèrent mieux mettre une jalousie éternelle entre les Carthaginois et Massinissa, et se servir du secours des uns et des autres pour soumettre la Macédoine et la Grèce. (3) Denys d'Halicarnasse le rapporte, liv. VI, chap. xcv, édit. d'Oxford,

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conditions qui le minaient insensiblement; s'il se relevait, on l'abaissait encore davantage; et il devenait sujet, sans qu'on pût donner une époque de sa sujétion.

Ainsi Rome n'était pas proprement une monarchie ou une république, mais la tête d'un corps formé par tous les peuples du monde.

Si les Espagnols, après la conquête du Mexique et du Pérou, avaient suivi ce plan, ils n'auraient pas été obligés de tout détruire pour tout conserver.

C'est la folie des conquérans de vouloir donner à tous les peuples leurs lois et leurs coutumes : cela n'est bon à rien; car, dans toute sorte de gouvernemens, on est capable d'obéir.

Mais Rome n'imposant aucunes lois générales, les peuples n'avaient point entre eux de liaisons dangereuses ; ils ne faisaient un corps que par une obéissance commune; et, sans être compatriotes, ils étaient tous Romains.

On objectera peut-être que les empires fondés sur les lois des fiefs n'ont jamais été durables ni puissans. Mais il n'y a rien au monde de si contradictoire que le plan des Romains et celui des barbares: et, pour n'en dire qu'un mot, le premier était l'ouvrage de la force, l'autre de la faiblesse ; dans l'un, la sujétion était extrême, dans l'autre, l'indépendance. Dans les pays conquis par les nations germaniques, le pouvoir était dans la main des vassaux, le droit seulement dans la main du prince : c'était tout le contraire chez les Romains.

CHAPITRE VII.

Comment Mithridate put leur résister.

De tous les rois que les Romains attaquèrent, Mithridate seul se défendit avec courage et les mit en péril.

La situation de ses états était admirable pour leur faire la guerre. Ils touchaient au pays inaccessible du Caucase, rempli de nations féroces dont on pouvait se servir; de là ils s'étendaient sur la mer du Pont : Mithridate la couvrait de ses vaisseaux, et allait continuellement acheter de nouvelles armées de Scythes; l'Asie était ouverte à ses invasions: il était riche, parce que ses villes sur le Pont-Euxin faisaient un commerce avantageux avec des nations moins industrieuses qu'elles.

Les proscriptions, don tla coutume commença dans ces tempslà, obligèrent plusieurs Romains de quitter leur patrie. Mithridate les reçut à bras ouverts; il forma des légions, où il les fit entrer, qui furent ses meilleures troupes (1).

(1) Frontin (Stratagèmes, liv. II, chap. 111) dit qu'Archelaus, lieutenant

D'un autre côté, Rome, travaillée par ses dissensions civiles, occupée de maux plus pressans, négligea les affaires d'Asie, et laissa Mithridate suivre ses victoires, ou respirer après ses défaites.

Rien n'avait plus perdu la plupart des rois que le désir manifeste qu'ils témoignaient de la paix; ils avaient détourné parlà tous les autres peuples de partager avec eux un péril dont ils voulaient tant sortir eux-mêmes. Mais Mithridate fit d'abord sentir à toute la terre qu'il était ennemi des Romains, et qu'il le serait toujours.

Enfin les villes de Grèce et d'Asie, voyant que le joug des Romains s'appesantissait tous les jours sur elles, mirent leur confiance dans ce roi barbare, qui les appelait à la liberté.

Cette disposition des choses produisit trois grandes guerres, qui forment un des beaux morceaux de l'histoire romaine; parce qu'on n'y voit pas des princes déjà vaincus par les délices et l'orgueil, comme Antiochus et Tigrane; ou par la crainte, comme Philippe, Persée et Jugurtha; mais un roi magnanime qui, dans les adversités, tel qu'un lion qui regarde ses blessures, n'en était que plus indigné.

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Elles sont singulières, parce que les révolutions y sont continuelles et toujours inopinées : car, si Mithridate pouvait aisément réparer ses armées, il arrivait aussi que dans les revers, l'on a plus besoin d'obéissance et de discipline, ses troupes barbares l'abandonnaient; s'il avait l'art de solliciter les peuples et de faire révolter les villes, il éprouvait à son tour des perfidies de la part de ses capitaines, de ses enfans et de ses femmes; enfin, s'il eut affaire à des généraux romains malhabiles, on envoya contre lui, en divers temps, Sylla, Lucullus et Pompée.

Ce prince, après avoir battu les généraux romains, et fait la conquête de l'Asie, de la Macédoine et de la Grèce, ayant été vaincu à son tour par Sylla, réduit par un traité à ses anciennes limites, fatigué par les généraux romains, devenu encore une fois leur vainqueur et le conquérant de l'Asie, chassé par Lucullus et suivi dans son propre pays, fut obligé de se retirer chez Tigrane et se voyant perdu sans ressource après sa défaite, ne comptant plus que sur lui-même, il se réfugía dans ses propres états, et s'y rétablit.

Pompée succéda à Lucullus, et Mithridate en fut accablé : il fuit de ses états; et, passant l'Araxe, il marcha de péril en péril pår le pays des Laziens; et, ramassant dans son chemin ce qu'il de Mithridate, combattant contre Sylla, mit au premier rang ses chariots à faux; au second, sa phalange; au troisième, les auxiliaires armés à la romaine, mixtis fugitivis Italiæ, quorum pervicaciæ multùm fidebat. Mithridate fit même une elliance avec Sertorius. ( Foyez aussi Plutarque, Vie de Lucullus.

trouva de barbares, il parut dans le Bosphore, devant son fils Maccharès, qui avait fait sa paix avec les Romains (1).

Dans l'abîme où il était, il forma le dessein de porter la guerre en Itálie, et d'aller à Rome avec les mêmes nations qui l'asservirent quelques siècles après, et par le même chemin qu'elles tinrent (2).

Trahi par Pharnace, un autre de ses fils, et par une armée effrayée de la grandeur de ses entreprises et des hasards qu'il allait chercher, il meurt en roi.

Ce fut alors que Pompée, dans la rapidité de ses victoires, acheva le pompeux ouvrage de la grandeur de Rome. Il unit au corps de son empire des pays infinis; ce qui servit plus au spectacle de la magnificence romaine qu'à sa vraie puissance; et, quoiqu'il parût, par les écriteaux portés à son triomphe, qu'il avait augmenté le revenu du fisc de plus d'un tiers, le pouvoir n'augmenta pas, et la liberté publique n'en fut que plus exposée (3).

CHAPITRE VIII.

Des divisions qui furent toujours dans la ville.

PENDANT que Rome conquérait l'univers, il y avait dans ses murailles une guerre cachée; c'étaient des feux comme ceux de ces volcans qui sortent sitôt que quelque matière vient en augmenter la fermentation.

Après l'expulsion des rois, le gouvernement était devenu aristocratique les familles patriciennes obtenaient seules (4) toutes les magistratures, toutes les dignités, et par conséquent tous les honneurs militaires et civils (5).

Les patriciens, voulant empêcher le retour des rois, cherchèrent à augmenter le mouvement qui était dans l'esprit du peuple : mais ils firent plus qu'ils ne voulurent; à force de lui donner de la haine pour les rois, ils lui donnèrent un désir immodéré de la liberté. Comme l'autorité royale avait passé toute entière entre les mains des consuls, le peuple sentit que cette liberté dont on voulut lui donner tant d'amour, il ne l'avait pas : il chercha donc à abaisser le consulat, à avoir des magistrats plébéiens, et

(1) Mithridate l'avait fait roi du Bosphore. Sur la nouvelle de l'arrivée de son père, il se donna la mort. —(2) Voyez Appien, de Bello Mithridatico, cap. CIX.- (3) Voyez Plutarque, dans la Vie de Pompée, et Zonaras, liv. II. -(4) Les patriciens avaient même, en quelque façon, un caractère sacré : il n'y avait qu'eux qui pussent prendre les auspices. (Voyez, dans Tite-Live', liv. VI, chap. x1 et XLI, la harangue d'Appius Claudius. ) (5) Par exemple, il n'y avait qu'eux qui pussent triompher, puisqu'il n'y avait qu'eux qui pussent être consuls et commander les armées.

à partager avec les nobles les magistratures curules. Les patriciens furent forcés de lui accorder tout ce qu'il demanda : car, dans une ville où la pauvreté était la vertu publique, où les richesses, cette voie sourde pour acquérir la puissance, étaient. méprisées, la naissance et les dignités ne pouvaient pas donner de grands avantages. La puissance devait donc revenir au plus grand nombre, et l'aristocratie se changer peu à peu en un état pulaire.

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Ceux qui obéissent à un roi sont moins tourmentés d'envie et de jalousie que ceux qui vivent dans une aristocratie héréditaire. Le prince est si loin de ses sujets, qu'il n'en est presque pas vu;. et il est si fort au-dessus d'eux, qu'ils ne peuvent imaginer aucun rapport qui puisse les choquer: mais les nobles qui gouvernent sont sous les yeux de tous, et ne sont pas si élevés, que des comparaisons odieuses ne se fassent sans cesse; aussi a-t-on vu de tout temps, et le voit-on encore, le peuple détester les sénateurs. Les républiques où la naissance ne donne aucune part au gouver nement sont, à cet égard, les plus heureuses; car le peuple peut moins envier une autorité qu'il donne à qui il veut, et qu'il reprend à sa fantaisie.

Le peuple, mécontent des patriciens, se retira sur le MontSacré on lui envoya des députés qui l'apaisèrent; et, comme chacun se promit secours l'un à l'autre en cas que les patriciens ne tinssent pas les paroles données (1), ce qui eût causé à tous les instans des séditions, et aurait troublé toutes les fonctions des magistrats, on jugea qu'il valait mieux créer une magistrature qui pût empêcher les injustices faites à un plébéien (2). Mais, par une maladie éternelle des hommes, les plébéiens, qui avaient obtenu des tribuns pour se défendre, s'en servirent pour attaquer; ils enlevèrent peu à peu toutes les prérogatives des patriciens : cela produisit des contestations continuelles. Le peuple était soutenu, ou plutôt animé par ses tribuns; et les patriciens étaient défendus par le sénat, qui était presque tout composé de patriciens, qui était plus porté pour les maximes anciennes, et qui craignait que la populace n'élevât à la tyrannie quelque tribun.

Le peuple employait pour lui ses propres forces et sa supériorité dans les suffrages, ses refus d'aller à la guerre, ses menaces de se retirer, la partialité de ses lois, enfin ses jugemens contre ceux qui lui avaient fait trop de résistance. Le sénat se défendait par sa sagesse, sa justice, et l'amour qu'il inspirait pour la patrie; par ses bienfaits, et une sage dispensation des trésors de la république; par le respect que le peuple avait pour la gloire des principales (1) Zonaras, liv, II,

(2) Origine des tribuns du peuple. ·

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