ページの画像
PDF
ePub

LYSIMAQUE.

LORSQUE Alexandre eut détruit l'empire des Perses, il voulut que l'on crût qu'il était fils de Jupiter. Les Macédoniens étaient indignés de voir ce prince rougir d'avoir Philippe pour père : leur mécontentement s'accrut lorsqu'ils lui virent prendre les mœurs, les habits et les manières des Perses; et ils se reprochaient tous d'avoir tant fait pour un homme qui commençait à les mépriser. Mais on murmurait dans l'armée, et on ne parlait pas.

Un philosophe nommé Callisthène avait suivi le roi dans son expédition. Un jour qu'il le salua à la manière des Grecs: D'où vient, lui dit Alexandre, que tu ne m'adores pas? « Seigneur, » lui dit Callisthène, vous êtes chef de deux nations; l'une, » esclave avant que vous l'eussiez soumise, ne l'est

>>

pas moins depuis que vous l'avez vaincue ; l'autre, libre avant qu'elle » vous servît à remporter tant de victoires, l'est encore depuis » que vous les avez remportées. Je suis Grec, Seigneur; et ce » nom, vous l'avez élevé si haut, que sans vous faire tort, il ne nous est plus permis de l'avilir. »

[ocr errors]
[ocr errors]

Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus : il était terrible dans sa colère; elle le rendait cruel. Il fit couper les pieds, le nez et les oreilles à Callisthène ; ordonna qu'on le mît dans une cage de fer, et le fit porter ainsi à la suite de l'armée.

:

J'aimais Callisthène; et de tout temps, lorsque mes occupations me laissaient quelques heures de loisir, je les avais employées à l'écouter et si j'ai de l'amour pour la vertu, je le dois aux impressions que ses discours faisaient sur moi. J'allai le voir. « Je » vous salue, lui dis-je, illustre malheureux, que je vois dans >> une cage de fer comme on enferme une bête sauvage, pour » avoir été le seul homme de l'armée. »

"

Lysimaque, me dit-il, quand je suis dans une situation qui » demande de la force et du courage, il me semble que je me >> trouve presque à ma place. En vérité, si les dieux ne m'avaient » mis sur la terre que pour y mener une vie voluptueuse, je » croirais qu'ils m'auraient donné en vain une âme grande et » immortelle. Jouir des plaisirs des sens est une chose dont tous » les hommes sont aisément capables: et si les dieux ne nous ont » faits que pour cela, ils ont fait un ouvrage plus parfait qu'ils » n'ont voulu, et ils ont plus exécuté qu'entrepris. Ce n'est pas, ajouta-t-il, que je sois insensible; vous ne me faites que trop >> voir que je ne le suis pas. Quand vous êtes venu à moi, j'ai » trouvé d'abord quelque plaisir à vous voir faire une action de

[ocr errors]

» courage; mais, au nom des dieux, que ce soit pour la der» nière fois. Laissez-moi soutenir mes malheurs, et n'ayez point » la cruauté d'y joindre encore les vôtres. »

Callisthène, lui dis-je, je vous verrai tous les jours. Si le roi » vous voyait abandonné des gens vertueux, il n'aurait plus de » remords, il commencerait à croire que vous êtes coupable. » Ah! j'espère qu'il ne jouira pas du plaisir de voir que ses châ» timens me feront abandonner un ami. »

[ocr errors]

Un jour Callisthène me dit : « Les dieux immortels m'ont consolé, et, depuis ce temps, je sens en moi quelque chose de » divin qui m'a ôté le sentiment de mes peines. J'ai vu en songe >> le grand Jupiter. Vous étiez auprès de lui; vous aviez un sceptre » à la main, et un bandeau royal sur le front. Il vous a montré » à moi, et m'a dit : Il te rendra plus heureux. L'émotion où j'étais m'a réveillé. Je me suis trouvé les mains élevées au ciel, » et faisant des efforts pour dire: Grand Jupiter, si Lysimaque » doit régner, fais qu'il règne avec justice. Lysimaque, vous régnerez: croyez un homme qui doit être agréable aux dieux, puisqu'il souffre pour la vertu. »

[ocr errors]
[ocr errors]

Cependant Alexandre ayant appris que je respectais la misère de Callisthène, que j'allais le voir, et que j'osais le plaindre, il entra dans une nouvelle fureur : « Va, dit-il, combattre contre >> les lions, malheureux qui te plais tant à vivre avec les bêtes féroces. » On différa mon supplice pour le faire servir de spectacle à plus de gens.

[ocr errors]

Le jour qui le précéda, j'écrivis ces mots à Callisthène : « Je >> vais mourir. Toutes les idées que vous m'aviez données de ma >> future grandeur se sont évanouies de mon esprit. J'aurais » souhaité d'adoucir les maux d'un homme tel que vous. »

[ocr errors]

Prexape, à qui je m'étais confié, m'apporta cette réponse : Lysimaque, si les dieux ont résolu que vous régniez, Alexandre » ne peut pas vous ôter la vie; car les hommes ne résistent pas à » la volonté des dieux. »

Cette lettre m'encouragea; et faisant réflexion que les hommes les plus heureux et les plus malheureux sont également environnés de la main divine, je résolus de me conduire, non pas par mes espérances, mais par mon courage; et de défendre jusqu'à la fin une vie sur laquelle il y avait de si grandes promesses.

On me mena dans la carrière. Il y avait autour de moi un peuple immense qui venait être témoin de mon courage ou de ma frayeur. On me lâcha un lion. J'avais plié mon manteau autour de mon bras: je lui présentai ce bras; il voulut le dévorer; je lui saisis la langue, la lui arrachai, et le jetai à mes pieds. Alexandre aimait naturellement les actions courageuses: il

admira ma résolution; et ce moment fut celui du retour de sa grande âme.

Il me fit appeler; et me tendant la main : « Lysimaque, me » dit-il, je te rends mon amitié, rends-moi la tienne. Ma colère » n'a servi qu'à te faire faire une action qui manque à la vie » d'Alexandre. »

Je reçus les grâces du roi ; j'adorai les décrets des dieux, et j'attendais leurs promesses sans les rechercher ni les fuir. Alexandre mourut, et toutes les nations furent sans maître. Les fils du roi étaient dans l'enfance; son frère Aridée n'en était jamais sorti : Olympias n'avait que la hardiesse des âmes faibles, et tout ce qui était cruauté était pour elle du courage: Roxane, Eurydice, Statyre, étaient perdues dans là douleur. Tout le monde, dans le palais, savait gémir, et personne ne savait régner. Les capitaines d'Alexandre leverent donc les yeux sur son trône; mais l'ambition de chacun fut contenue par l'ambition de tous. Nous partageâmes l'empire, et chacun de nous crut avoir partagé le prix de ses fatigues.

Le sort me fit roi d'Asie; et à présent que je puis tout, j'ai plus besoin que jamais des leçons de Callisthène. Sa joie m'annonce que j'ai fait quelque bonne action; et ses soupirs me disent que j'ai quelque mal à réparer, Je le trouve entre mon peuple et moi.

Je suis le roi d'un peuple qui m'aime. Les pères de famille espèrent la longueur de ma vie comme celle de leurs enfans: les enfans craignent de me perdre comme ils craignent de perdre leur père. Mes sujets sont heureux, et je le suis.

SUR LE GOÛT

DANS

LES CHOSES DE LA NATURE ET DE L'ART.

DANS notre manière d'être actuelle, notre âme goûte trois sortes de plaisirs : il y en a qu'elle tire du fond de son existence même ; d'autres qui résultent de son union avec le corps; d'autres enfin qui sont fondés sur les plis et les préjugés que de certaines institutions, de certains usages, de certaines habitudes lui ont fait prendre.

Ce sont ces différens plaisirs de notre âme qui forment les objets du goût, comme le beau, le bon, l'agréable, le naïf, le délicat, le tendre, le gracieux, le je ne sais quoi, le noble, le grand, le sublime, le majestueux, etc. Par exemple, lorsque nous trouvons du plaisir à voir une chose avec une utilité pour nous, nous disons qu'elle est bonne; lorsque nous trouvons dụ plaisir à la voir sans que nous y démêlions une utilité présente, nous l'appelons belle.

Les anciens n'avaient pas bien démêlé ceci; ils regardaient comme des qualités positives toutes les qualités relatives de notre âme : ce qui fait que ces dialogues où Platon fait raisonner Socrate, ces dialogues si admirés des anciens, sont aujourd'hui insoutenables, parce qu'ils sont fondés sur une philosophie fausse; car tous ces raisonnemens tirés sur le bon, le beau, le parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec, l'humide, traités comme des choses positives, ne signifient plus rien.

Les sources du beau, du bon, de l'agréable, etc., sont donc dans nous-mêmes; et en chercher les raisons, c'est chercher les causes des plaisirs de notre âme.

Examinons donc notre âme, étudions-la dans ses actions et dans ses passions, cherchons-la dans ses plaisirs; c'est là où elle se manifeste davantage. La poésie, la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, la danse, les différentes sortes de jeux, enfin les ouvrages de la nature et de l'art peuvent lui donner du plaisir voyons pourquoi, comment et quand ils le lui donnent; rendons raison de nos sentimens : cela pourra contribuer à nous former le goût, qui n'est autre chose que l'avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux hommes.

:

DES PLAISIRS DE L'AME.

L'AME, indépendamment des plaisirs qui lui viennent des sens, en a qu'elle aurait indépendamment d'eux, et qui lui sont propres tels sont ceux que lui donnent la curiosité, les idées de sa grandeur, de ses perfections, l'idée de son existence opposée au sentiment du néant, le plaisir d'embrasser tout d'une idée générale, celui de voir un grand nombre de choses, etc., celui de comparer, de joindre et de séparer les idées. Ces plaisirs sont dans la nature de l'âme, indépendamment des sens, parce qu'ils appartiennent à tout être qui pense ; et il est fort indifférent d'examiner ici si notre âme a ses plaisirs comme substance unie avec le corps, ou comme séparée du corps, parce qu'elle les a toujours, et qu'ils sont les objets du goût : ainsi nous ne distinguerons point ici les plaisirs qui viennent à l'âme de sa nature d'avec ceux qui lui viennent de son union avec le corps; nous appellerons tout cela plaisirs naturels, que nous distinguerons des plaisirs acquis que l'âme se fait par de certaines liaisons avec les plaisirs naturels ; et, de la même manière et par la même raison, nous distinguerons le goût naturel et le goût acquis.

Il est bon de connaître la source des plaisirs dont le goût est la mesure : la connaissance des plaisirs naturels et acquis pourra nous servir à rectifier notre goût naturel et notre goût acquis. Il faut partir de l'état où est notre être, et connaître quels sont ses plaisin, pour parvenir à les mesurer, et même quelquefois à les sentir.

Si notre âme n'avait point été unie au corps, elle aurait connu, mais il y a apparence qu'elle aurait aimé ce qu'elle aurait connu: à présent nous n'aimons presque que ce que nous ne connaissons pas. Notre manière d'être est entièrement arbitraire; nous pouvions avoir été faits comme nous sommes, ou autrement. Mais si nous avions été faits autrement, nous aurions senti autrement; un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre éloquence, une autre poésie; une contexture différente des mêmes organes aurait fait encore une autre poésie par exemple, si la constitution de nos organes nous avait rendus capables d'une plus longue attention, toutes les règles qui proportionnent la disposition du sujet à la mesure de notre attention ne seraient plus; si nous avions été rendus capables de plus de pénétration, toutes les règles qui sont fondées sur la mesure de notre pénétration tomberaient de même ; enfin toutes les lois établies sur ce que notre machine est d'une certaine façon seraient différentes, si notre machine n'était pas de cette façon. Si notre vue avait été plus faible et plus confuse, il aurait

« 前へ次へ »