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c'est vouloir des choses impossibles et, pour règle générale, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un état qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n'y est pas.

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Ce qu'on appelle union dans un corps politique est une chose très-équivoque : la vraie est une union d'harmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu'elles nous paraissent, concourent au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à l'accord total. Il peut y avoir de l'union dans un état où l'on ne croit voir que du trouble, c'est-àdire, une harmonie d'où résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par l'action des unes et la réaction des autres.

Mais, dans l'accord du despotisme asiatique, c'est-à-dire, de tout gouvernement qui n'est pas modéré, il y a toujours une division réelle. Le laboureur, l'homme de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne sont joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance; et si l'on y voit de l'union, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts ensevelis les uns auprès des autres.

Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes pour gouverner la république mais c'est une chose qu'on a vue toujours, que de bonnes lois, qui ont fait qu'une petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsqu'elle s'est agrandie; parce qu'elles étaient telles, que leur effet naturel était de faire un grand peuple, et non pas de le gouverner.

Il y a bien de la différence entre les lois bonnes et les lois convenables ; celles qui font qu'un peuple se rend maître des autres, et celles qui maintiennent sa puissance lorsqu'il l'a acquise.

Il y a à présent dans le monde une république que presque personne ne connaît (1), et qui, dans le secret et le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain que, si elle parvient jamais à l'état de grandeur où sa sagesse la destine, elle changera nécessairement ses lois; ce ne sera point l'ouvrage d'un législateur, mais celui de la corruption même.

Rome était faite pour s'agrandir, et ses lois étaient admirables pour cela. Aussi, dans quelque gouvernement qu'elle ait été, sous le pouvoir des rois, dans l'aristocratie, ou dans l'état populaire, elle n'a jamais cessé de faire des entreprises qui demandaient de la conduite, et y a réussi. Elle ne s'est pas trouvée plus sage que tous les autres états de la terre en un jour, mais continuellement; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune, avec la même supériorité, et n'a point eu de prospé(1) Le canton de Berne.

rités dont elle n'ait profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie.

Elle perdit sa liberté, parce qu'elle acheva trop tôt son ou

vrage.

CHAPITRE X.

De la corruption des Romains.

Je crois que la secte d'Épicure, qui s'introduisit à Rome sur la fin de la république, contribua beaucoup à gâter le cœur et l'esprit des Romains (1). Les Grecs en avaient été infatués avant eux: aussi avaient-ils été plus tôt corrompus. Polybe nous dit que, de son temps, les sermens ne pouvaient donner de la confiance pour un Grec; au lieu qu'un Romain en était, pour ainsi dire, enchaîné (2).

Il y a un fait, dans les lettres de Cicéron à Atticus (3), qui nous montre combien les Romains avaient changé à cet égard depuis le temps de Polybe.

Memmius, dit-il, vient de communiquer au sénat l'accord que son compétiteur et lui avaient fait avec les consuls, par lequel ceux-ci s'étaient engagés de les favoriser dans la poursuite du consulat pour l'année suivante; et eux, de leur côté, s'obligeaient de payer aux consuls quatre cent mille sesterces, s'ils ne leur fournissaient trois augures qui déclareraient qu'ils étaient présens lorsque le peuple avait fait la loi Curiate (4), quoiqu'il n'en eût point fait, et deux consulaires qui affirmeraient qu'ils avaient assisté à la signature du sénatus-consulte qui réglait l'état de leurs provinces, quoiqu'il n'y en eût point eu. Que de malhonnêtes gens dans un seul contrat!

Outre que la religion est toujours le meilleur garant que l'on puisse avoir des mœurs des hommes, il y avait ceci de particulier chez les Romains, qu'ils mêlaient quelque sentiment religieux à l'amour qu'ils avaient pour leur patrie. Cette ville, fondée sous les meilleurs auspices, ce Romulus leur roi et leur

(1) Cynéas en ayant discouru à la table de Pyrrhus, Fabricius souhaita que les ennemis de Rome pussent tous prendre les principes d'une pareille secte. (Plutarque, Vie de Pyrrhus.) - (2) « Si vous prêtez aux Grecs un talent >> avec dix promesses, dix cautions, autant de témoins, il est impossible » qu'ils gardent leur foi : mais parmi les Romains, soit qu'on doive rendre >> compte des deniers publics ou de ceux des particuliers, on est fidèle à cause » du serment que l'on a fait. On a donc sagement établi la crainte des enfers; » et c'est sans raison qu'on la combat aujourd'hui. » (Polybe, liv. VI, chap. LVI.) (3) Liv. IV, lett. 18. (4) La loi Curiate donnait la puissance militaire; et le sénatus-consulte réglait les troupes, l'argent, les officiers que devait avoir le gouverneur : or les consuls, pour que tout cela fût fait à leur fantaisie, voulaient fabriquer une fausse loi et un faux sénatus-consulte.

dieu, ce Capitole éternel comme la ville, et la ville éternelle comme son fondateur, avaient fait autrefois sur l'esprit des Romains une impression qu'il eût été à souhaiter qu'ils eussent conservée.

La grandeur de l'état fit la grandeur des fortunes particulières. Mais, comme l'opulence est dans les mœurs et non pas dans les richesses, celles des Romains, qui ne laissaient pas d'avoir des bornes, produisirent un luxe et des profusions qui n'en avaient point (1). Ceux qui avaient d'abord été corrompus par leurs richesses, le furent ensuite par leur pauvvreté. Avec des biens au-dessus d'une condition privée, il fut difficile d'être un bon citoyen: avec les désirs et les regrets d'une grande fortune ruinée, on fut prêt à tous les attentats; et, comme dit Salluste (2), on vit une génération de gens qui ne pouvaient avoir de patrimoine, ni souffrir que d'autres en eussent.

Cependant, quelle que fût la corruption de Rome, tous les ́malheurs ne s'y étaient pas introduits : car la force de son institution avait été telle, qu'elle avait conservé une valeur héroïque et toute son application à la guerre, au milieu des richesses, de la mollesse et de la volupté; ce qui n'est, je crois, arrivé à aucune nation du monde.

Les citoyens romains regardaient le commerce (3) et les arts comme des occupations d'esclaves (4); ils ne les exerçaient point. S'il y eut quelques exceptions, ce ne fut que de la part de quelques affranchis qui continuaient leur première industrie. Mais, en général, ils ne connaissaient que l'art de la guerre, qui était la seule voie pour aller aux magistratures et aux honneurs (5). Ainsi les vertus guerrières festèrent après qu'on eut perdu toutes les autres.

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JE supplie qu'on me permette de détourner les yeux des horreurs des guerres de Marius et de Sylla on en trouvera dans

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(1) La maison que Cornélie avait achetée soixante-quinze mille drachmes, Lucullus l'acheta, peu de temps après, deux millions cinq cent mille. (Plutarque, Vie de Marius.) — (2) Ut meritò dicatur genitos esse, qui nec ipsi habere possent res familiares, nec alios pati. (Fragment de l'histoire de Salluste, tiré du Livre de la Cité de Dieu, liv. II, chap. xvIII.) —(3) Romulus ne permit que deux sortes d'exercices aux gens libres, l'agriculture et la guerre. Les marchands, les ouvriers, ceux qui tenaient une maison à louage, les cabaretiers n'étaient pas du nombre des citoyens. ( Denys d'Halicarnasse, liv. II, idem, liv. IX.) — (4) Cicéron en donne les raisons dans ses Offices, liv. I, chap. XLII. (5) Il fallait avoir servi dix années, entre l'âge de seize ans et celui de quarante-sept. (Voyez Polybe, liv. VI, chap. xix.)

Appien l'épouvantable histoire. Outre la jalousie, l'ambition et la cruauté des deux chefs, chaque Romain était furieux; les nouveaux citoyens et les anciens ne se regardaient plus comme les membres d'une même république (1); et l'on se faisait une guerre qui, par un caractère particulier, était en même temps civile et étrangère.

Sylla fit des lois très-propres à ôter la cause des désordres que l'on avait vus elles augmentaient l'autorité du sénat, tempéraient le pouvoir du peuple, réglaient celui des tribuns. La fantaisie qui lui fit quitter la dictature sembla rendre la vie à la république mais, dans la fureur de ses succès, il avait fait des choses qui mirent Rome dans l'impossibilité de conserver sa liberté.

:

Il ruina, dans son expédition d'Asie, toute la discipline militaire il accoutuma son armée aux rapines (2), et lui donna des besoins qu'elle n'avait jamais eus: il corrompit une fois des soldats qui devaient dans la suite corrompre les capitaines.

Il entra dans Rome à main armée, et enseigna aux généraux romains à violer l'asile de la liberté (3).

Il donna les terres des citoyens aux soldats (4), et il les rendit avides pour jamais; car, dès ce moment, il n'y eut plus un homme de guerre qui n'attendît une occasion qui pût mettre les biens de ses concitoyens entre ses mains.

Il inventa les proscriptions, et mit à prix la tête de ceux qui n'étaient pas de son parti. Dès-lors il fut impossible de s'atta cher davantage à la république; car, parmi deux hommes ambitieux et qui se disputaient la victoire, ceux qui étaient neutres et pour le parti de la liberté, étaient sûrs d'être proscrits par celui des deux qui serait le vainqueur. Il était donc de la prudence de s'attacher à l'un des deux.

Il vint après lui, dit Cicéron (5), un homme qui, dans une cause impie et une victoire encore plus honteuse, ne confisqua pas seulement les biens des particuliers, mais enveloppa dans la même calamité des provinces entières.

Sylla, quittant la dictature, avait semblé ne vouloir vivre

(1) Comme Marius, pour se faire donner la commission de la guerre contre Mithridate au préjudice de Sylla, avait, par le secours du tribun Sulpitius, répandu les huit nouvelles tribus des peuples d'Italie dans les anciennes, ce qui rendait les Italiens maîtres des suffrages, ils étaient la plupart du parti de Marius, pendant que le sénat et les anciens citoyens étaient du parti de Sylla. — (2) Voyez, dans la Conjuration de Catilina, le portrait que Salluste nous fait de cette armée. (3) Fugatis Marii copiis, primus urbem Romam cum armis ingressus est. (Fragment de Jean d'Antioche, dans l'Extrait des vertus et des vices.) - (4) On distribua bien au commencement une partie des terres des ennemis vaincus; mais Sylla donnait les terres des citoyens. — (5) Offices, liv. II, chap. viii.

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que sous la protection de ses lois mêmes: mais cette action, qui marqua tant de modération, était elle-même une suite de ses violences. Il avait donné des établissemens à quarante-sept légions dans divers endroits de l'Italie. Ces gens-là, dit Appien, regardant leur fortune comme attachée à sa vie, veillaient à sa sûreté, et étaient toujours prêts à le secourir ou à le venger (1).

La république devant nécessairement périr, il n'était plus question que de savoir comment et par qui elle devait être

abattue.

Deux hommes également ambitieux, excepté que l'un ne savait pas aller à son but si directement que l'autre, effacèrent, par leur crédit, par leurs exploits, par leurs vertus, tous les autres citoyens. Pompée parut le premier; César le suivit de près.

Pompée, pour s'attirer la faveur, fit casser les lois de Sylla, qui bornaient le pouvoir du peuple; et, quand il eut fait à son ambition un sacrifice des lois les plus salutaires de sa patrie, il obtint tout ce qu'il voulut, et la témérité du peuple fut sans bornes à son égard.

Les lois de Rome avaient sagement divisé la puissance publique en un grand nombre de magistratures, qui se soutenaient, s'arrêtaient, et se tempéraient l'une l'autre et, comme elles n'avaient toutes qu'un pouvoir borné, chaque citoyen était bon pour y parvenir; et le peuplé, voyant passer devant lui plusieurs personnages l'un après l'autre, ne s'accoutumait à aucun d'eux. Mais, dans ces temps-ci, le système de la république changea: les plus puissans se firent donner par le peuple des commissions extraordinaires; ce qui anéantit l'autorité du peuple et des magistrats, et mit toutes les grandes affaires dans les mains d'un seul ou de peu de gens (2).

Fallut-il faire la guerre à Sertorius, on en donna la commission à Pompée. Fallut-il la faire à Mithridate, tout le monde cria Pompée. A-t-on besoin de faire venir des blés à Rome, le peuple croit être perdu si on n'en charge Pompée. Veut-on détruire les pirates, il n'y a que Pompée. Et, lorsque César menace d'envahir, le sénat crie à son tour, et n'espère plus qu'en Pompée.

>> que

« Je crois bien (disait Marcus (3) au peuple) que Pompée, >> que les nobles attendent, aimerà mieux assurer votre liberté leur domination: mais il y a eu un temps où chacun de (1) On peut voir ce qui arriva après la mort de César. · (2) Plebis opes imminutæ, paucorum potentia crevit. (Salluste, de Conjurat. Catil. cap. xxxix. ) (3) Fragment de l'histoire de Salluste,

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