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Mais comme il y a des choses à faire dans la guerre dont un corps pesant n'est pas capable, ils voulurent que la légion contînt dans son sein une troupe légère qui pût en sortir pour engager le combat, et, si la nécessité l'exigeait, s'y retirer; qu'elle eût encore de la cavalerie, des hommes de trait, et des frondeurs pour poursuivre les fuyards et achever la victoire; qu'elle fût défendue par toute sorte de machines de guerre qu'elle traînait avec elle; que chaque fois elle se retranchât, et fût, comme dit Végèce (1), une espèce de place de guerre.

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Pour qu'ils pussent avoir des armes plus pesantes que celles des autres hommes, il fallait qu'ils se rendissent plus qu'hommes; c'est ce qu'ils firent par un travail continuel qui augmentait leur force, et par des exercices qui leur donnaient de l'adresse, laquelle n'est autre chose qu'une juste dispensation des forces que l'on a.

Nous remarquons aujourd'hui que nos armées périssent beaucoup par le travail (2) immodéré des soldats ; et cependant c'était par un travail immense que les Romains se conservaient. La raison en est, je crois, que leurs fatigues étaient continuelles ; au lieu que nos soldats passent sans cesse d'un travail extrême á une extrême oisiveté; ce qui est la chose du monde la plus propre à les faire périr.

Il faut que je rapporte ici ce que les auteurs (3) nous disent de l'éducation des soldats romains. On les accoutumait à aller le pas militaire, c'est-à-dire, à faire en cinq heures vingt milles, et quelquefois vingt-quatre. Pendant ces marches, on leur faisait porter des poids de soixante livrés. On les entretenait dans l'habitude de courir et de sauter tout armés : ils prenaient (4), dans leurs exercices, des épées, des javelots, des flèches d'une pesanteur double des armes ordinaires, et ces exercices étaient continuels.

Ce n'était pas seulement dans le camp qu'était l'école militaire; il y avait dans la ville un lieu où les citoyens allaient s'exercer (c'était le champ de Mars). Après le travail (5), ils se jetaient dans le Tibre, pour s' s'entretenir dans l'habitude de nager, et

nettoyer la poussière et la sueur.

Nous n'avons plus une juste idée des exercices du corps: un homme qui s'y applique trop nous paraît méprisable, par la

(1) Liv. II, chap. xxv. (2) Surtout par le fouillement des terres. (3) Voyez Végèce, liv. I. Voyez, dans Tite-Live, liv. XXVI, les exercices que Scipion l'Africain faisait faire aux soldats après la prise de Carthage la neuve. Marius, malgré sa vieillesse, allait tous les jours au champ de Mars. Pompée, à l'âge de cinquante-huit ans, allait combattre tout armé avec les jeunes gens; il montait à cheval, courait à bride abattue, et lançait ses javelots. (Plutarque, Vies de Marius et de Pompée.) — (4) Végèce, liv. I. (5) Ibid., chap. x.

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raison que la plupart de ces exercices n'ont plus d'autre objet que les agrémens; au lieu que, chez les anciens, tout, jusqu'à la danse, faisait partie de l'art militaire.

Il est même arrivé parmi nous qu'une adresse trop recherchée dans l'usage des armes dont nous nous servons à la guerre est devenue ridicule, parce que, depuis l'introduction de la coutume des combats singuliers, l'escrime a été regardée comme la science des querelleurs ou des poltrons.

Ceux qui critiquent Homère de ce qu'il relève ordinairement dans ses héros la force, l'adresse ou l'agilité du corps, devraient trouver Salluste bien ridicule, qui loue Pompée (1) de ce qu'il courait, sautait, et portait un fardeau aussi bien qu'homme de son temps.

Toutes les fois que les Romains se crurent en danger, ou qu'ils voulurent réparer quelque perte, ce fut une pratique constante chez eux d'affermir la discipline militaire. Ont-ils à faire la guerre aux Latins, peuples aussi aguerris qu'eux-mêmes; Manlius songe à augmenter la force du commandement, et fait mourir son fils, qui avait vaincu sans son ordre. Sont-ils battus à Numance; Scipion Émilien les prive d'abord de tout ce qui les avait amollis (2). Les légions romaines ont-elles passé sous le joug en Numidie; Métellus répare cette honte dès qu'il leur a fait reprendre les institutions anciennes. Marius, pour battre les Cimbres et les Teutons, commence par détourner les fleuves; et Sylla fait si bien (3) travailler les soldats de son armée, effrayée de la guerre contre Mithridate, qu'ils lui demandent le combat comme la fin de leurs peines.

Publius Nasica, sans besoin, leur fit construire une armée navale. On craignait plus l'oisiveté que les ennemis.

Aulu-Gelle (4) donne d'assez mauvaises raisons de la coutume des Romains de faire saigner les soldats qui avaient commis quelque faute la vraie est que, la force étant la principale qualité du soldat, c'était le dégrader que de l'affaiblir.

Des hommes si endurcis étaient ordinairement sains. On ne remarque pas dans les auteurs que les armées romaines, qui faisaient la guerre en tant de climats, périssent beaucoup par les maladies; au lieu qu'il arrive presque continuellement aujourd'hui que des armées, sans avoir combattu, se fondent, pour ainsi dire, dans une campagne.

(1) Cum alacribus saltu, cum velocibus cursu, cum validis rectè certabat, (Fragment de Salluste, rapporté par Végèce, liv. I, chap. 1x.) — (2) Il vendit toutes les bêtes de somme de l'armée, et fit porter à chaque soldat du blé pour trente jours, et sept pieux. (Somm. de Florus, liv. LVII.) — (3) Frontin, Stratagèmes, liv. I, chap. x1. ·(4) Liv. X, chap. VIII,

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Parmi nous, les désertions sont fréquentes, parce que les soldats sont la plus vile partie de chaque nation, et qu'il n'y en a aucune qui ait ou qui croie avoir un certain avantage sur les autres. Chez les Romains, elles étaient plus rares : des soldats tirés du sein d'un peuple si fier, si orgueilleux, si sûr de commander aux autres, ne pouvaient guère penser à s'avilir jusqu'à cesser d'être Romains.

Comme leurs armées n'étaient pas nombreuses, il était aisé de pourvoir à leur subsistance; le chef pouvait mieux les connaître, et voyait plus aisément les fautes et les violations de la discipline.

La force de leurs exercices, les chemins admirables qu'ils avaient construits, les mettaient en état de faire des marches longues et rapides (1). Leur présence inopinée glaçait les esprits : ils se montraient surtout après un mauvais succès, dans le temps que leurs ennemis étaient dans cette négligence que donne la victoire.

Dans nos combats d'aujourd'hui, un particulier n'a guère de confiance qu'en la multitude: mais chaque Romain, plus robuste et plus aguerri que son ennemi, comptait toujours sur lui-même ; il avait naturellement du courage, c'est-à-dire de cette vertu qui est le sentiment de ses propres forces.

Leurs troupes étant toujours les mieux disciplinées, il était difficile que, dans le combat le plus malheureux, ils ne se ralliassent quelque part, ou que le désordre ne se mît quelque part chez les ennemis. Aussi les voit-on continuellement, dans les histoires, quoique surmontés dans le commencement par lė nombre ou par l'ardeur des ennemis, arracher enfin la victoire de leurs mains.

Leur principale attention était d'examiner en quoi leur ennemi pouvait avoir de la supériorité sur eux; et d'abord ils y mettaient ordre. Ils s'accoutumaient à voir le sang et les blessures dans les spectacles des gladiateurs, qu'ils prirent des Étrusques (2),

Les épées tranchantes (3) des Gaulois, les éléphans de Pyrrhus, ne les surprirent qu'une fois. Ils suppléèrent à la faiblesse de leur cavalerie (4), d'abord en ôtant les brides des chevaux, pour que l'impétuosité n'en pût être arrêtée; ensuite en y mêlant des vé

(1) Voyez surtout la défaite d'Asdrubal, et leur diligence contre Viriatus. — (2) Fragment de Nicolas de Damas, liv. X, tiré d'Athénée, liv. IV. Avant que les soldats partissent pour l'armée, on leur donnait un combat de gladiaateurs. ( Jule-Capitolin, Vies de Maxime et de Balbin. ) — (3) ¿Les Romains présentaient leurs javelots, qui recevaient les coups des épées gauloises et les émoussaient, ·(4) Elle fut encore meilleure que celle des petits peuples d'Italie. On la formait des principaux citoyens, à qui le public entretenait un cheval. Quand elle mettait pied à terre, il n'y avait point d'infanterie plus redoutable, et très-souvent elle déterminait la victoire,

lites (1). Quand ils eurent connu l'épée espagnole (2), ils quittèrent la leur. Ils éludèrent la science des pilotes par l'invention d'une machine que Polybe nous a décrite. Enfin, comme dit Josephe (3), la guerre était pour eux une méditation, la paix un

exercice.

Si quelque nation tint de la nature ou de son institution quelque avantage particulier, ils en firent d'abord usage: ils n'oublierent rien pour avoir des chevaux numides, des archers crétois, des frondeurs baléares, des vaisseaux rhodiens.

Enfin, jamais nation ne prépara la guerre avec tant de prudence, et ne la fit avec tant d'audace.

CHAPITRE III.

Comment les Romains purent s'agrandir.

COMME les peuples de l'Europe ont, dans ces temps-ci, à peu près les mêmes arts, les mêmes armes, la même discipline, et la même manière de faire la guerre, la prodigieuse fortune des Romains nous paraît inconcevable. D'ailleurs il y a aujourd'hui une telle disproportion dans la puissance, qu'il n'est pas possible qu'un petit état sorte, par ses propres forces, de l'abaissement où la Providence l'a mis.

Ceci demande qu'on y réfléchisse: sans quoi nous verrions des événemens sans les comprendre; et, ne sentant pas bien la différence des situations, nous croirions, en lisant l'histoire ancienne, yoir d'autres hommes que nous.

Une expérience continuelle a pu faire connaître en Europe qu'un prince qui a un million de sujets ne peut, sans se détruire lui-même, entretenir plus de dix mille hommes de troupes : il n'y a donc que les grandes nations qui aient des armées.

Il n'en était pas de même dans les anciennes républiques; car cette proportion des soldats au reste du peuple, qui est aujourd'hui comme d'un à cent, y pouvait être aisément comme d'un à huit.

Les fondateurs des anciennes républiques avaient également partagé les terres: cela seul faisait un peuple puissant, c'est-àdire une société bien réglée; cela faisait aussi une bonne armée, chacun y ayant un égal intérêt, et très-grand, à défendre sa patrie.

Quand les lois n'étaient plus rigidement observées, les choses (1) C'étaient de jeunes hommes légèrement armés, les plus agiles de la légion, qui, au moindre signal, sautaient sur la croupe des chevaux, ou combattaient à pied. (Valère Maxime, liv. II; Tite-Live, liv. XXVI. )—(2) Fragm, de Polybe, rapporté par Suidas au mot Máxaipa. (3) De Bello judaico, lib. III.

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revenaient au point où elles sont à présent parmi nous : l'avarice de quelques particuliers, et la prodigalité des autres, faisaient passer les fonds de terre dans peu de mains; et d'abord les arts s'introduisaient pour les besoins mutuels des riches et des pauvres. Cela faisait qu'il n'y avait presque plus de citoyens ni de soldats; car les fonds de terre, destinés auparavant à l'entretien de ces derniers, étaient employés à celui des esclaves et des artisans, instrumens du luxe des nouveaux possesseurs sans quoi l'état, qui, malgré son déréglement, doit subsister, aurait péri. Avant la corruption, les revenus primitifs de l'état étaient partagés entre les soldats, c'est-à-dire les laboureurs lorsque la république était corrompue, ils passaient d'abord à des hommes riches, qui les rendaient aux esclaves et aux artisans; d'où on en retirait, par le moyen des tributs, une partie pour l'entretien des soldats.

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Or ces sortes de gens n'étaient guère propres à la guerre ; étaient lâches, et déjà corrompus par le luxe des villes, et souvent par leur art même; outre que, comme ils n'avaient point proprement de patrie, et qu'ils jouissaient de leur industrie partout, ils avaient peu à perdre ou à conserver.

Dans un dénombrement de Rome (1), fait quelque temps après l'expulsion des rois, et dans celui que Démétrius de Phalère fit à Athènes (2), il se trouva à peu près le même nombre d'habitans: Rome en avait quatre cent quarante mille; Athènes, quatre cent trente et un mille. Mais ce dénombrement de Rome tombe dans un temps où elle était dans la force de son institution; et celui d'Athènes dans un temps où elle était entièrement corrompue, On trouva que le nombre des citoyens pubères faisait à Rome le quart de ses habitans, et qu'il faisait à Athènes un peu moins du vingtième : la puissance de Rome était donc à celle d'Athènes, dans ces divers temps, à peu près comme un quart est à un vingtième, c'est-à-dire, qu'elle était cinq fois plus grande.

Les rois Agis et Cléomènes voyant qu'au lieu de neuf mille citoyens qui étaient à Sparte du temps de Lycurgue (3), il n'y en avait plus que sept cents, dont à peine cent possédaient des terres (4), et que tout le reste n'était qu'une populace sans courage, ils entreprirent de rétablir les lois (5) à cet égard; et Lacé

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(1) C'est le dénombrement dont parle Denys d'Halicarnasse dans le livre IX, art. 25, et qui me paraît être le même que celui qu'il rapporte à la fin de son VI livre, qui fut fait seize ans après l'expulsion des rois. - (2) Ctésiclès, dans Athénée, liv, VI. (3) C'étaient des citoyens de la ville, appelés proprement Spartiates. Lycurgue fit pour eux neuf mille parts; il en donna trente mille aux autres habitans. (Voyez Plutarque, Vie de Lycurgue. ) (4) Voyez Plutarque, Vies d'Agis et de Cléomènes. (5) Voyez Plutarque, ibid.

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