ページの画像
PDF
ePub

REMARQUES

SUR LE LIVRE CINQUIÈME.

CE cinquième livre est peut-être celui dont Virgile a travaillé tous les détails avec le plus d'art et de soin. Dans ceux qui précèdent et dans ceux qui suivent, l'imaginatiou et l'ame sont intéressées par des tableaux tour à tour sublimes ou touchans. Le naufrage des Troyens, leur arrivée à Carthage, leur séjour dans cette ville qui s'élève pour être un jour l'ennemie de celle qu'ils vont fonder en Italie, le récit de leurs longs malheurs, l'incendie de Troie et la chute de l'empire de Priam, la rencontre d'Énée et d'Andromaque en Épire, les amours et la fin tragique de Didon, la descente aux enfers, les grandeurs futures du peuple romain, annoncées de loin dans des visions prophétiques; enfin, ce long enfantement d'un empire qui doit soumettre le monde, et qui commence dans les cabanes du Latium : tous ces sujets ont dû facilement élever le génie de l'épopée, et sont faits pour plaire à tous les lecteurs. Mais ici le poëte n'a peint que des jeux; il n'étoit plus soutenu par l'intérêt des grands évènemens ou d'une grande passion, et dès lors il ne pouvoit attacher qu'à l'aide d'une versification parfaite. Aussi n'a-t-il jamais porté plus loin le talent de la

difficulté vaincue et les effets du style pittoresque. Chaque vers est un prodige d'harmonie, et c'est pour cette raison, sans doute, que Montaigne préféroit ce livre à tous les

autres.

Ce jugement n'a pas été celui de quelques critiques, d'ailleurs estimables, qui veulent retrouver partout le genre d'émotion nécessaire à la scène tragique. Le cinquième livre leur paroît froid après le quatrième. Ces critiques ont oublié que les règles de la tragédie et de l'épopée ne sont pas les mêmes. C'est ici le lieu d'insister sur cette différence essentielle, déjà indiquée dans la préface.

La tragédie, développant un seul fait dans un seul lieu et dans un seul jour, doit, jusqu'au dénoûment, agiter l'ame des spectateurs par le passage continuel de lá crainte à l'espérance, et de l'espérance à la crainte. Elle doit les effrayer ou les attendrir, sans leur permettre aucun répos. Si elle leur laisse quelque distraction, la terreur et la pitié s'éloignent et disparoissent. Mais l'épopée a plus d'espace et de temps pour disposer son action: en marchant toujours vers le même but, elle peut prendre quelques détours agréables pour embellir son chemin. Tour à tour pathétique et riante, voluptueuse et terrible, guerrière et champêtre, elle doit avoir, en quelque sorte, la variété de toutes les scènes de la nature qu'elle embrasse. Les épisodes, qui sont un défaut dans la tragédie, deviennent, au contraire, l'ornement de l'épopée, quand le goût sait les choisir et les placer, en les subordonnant à l'action générale. Ces principes sont fondés sur la nature des divers genres, et ne peuvent être contestés.

Ainsi donc l'auteur de l'Eneide a pu, comme l'auteur de l'Iliade, passer des plus fortes émotions dramatiques à d'a musantes descriptions qui varient son récit et reposent ses lecteurs. Achille, encore plein de son désespoir, fait célébrer des jeux autour du bûcher de Patrocle, comme Énée autour du tombeau d'Anchise. On n'ignore pas que ces jeux avoient, dans l'antiquité, la plus haute importance: ils se mêloient aux cérémonies les plus solennelles ; leur établissement et leur retour marquoient les plus grandes époques historiques; et, sous ce point de vue, ils sont très bien placés dans un poëme où Virgile chante le fondateur de sa nation. Ce cinquième livre a d'ailleurs d'autres avantages: il fait connoître quelques uns des principaux acteurs qui doivent jouer un rôle dans la suite du poëme. Au nombre des athlètes, paroissent Nisus et Euryale, dont la mort nous fera verser tant de larmes dans le neuvième livre; et ce brave Mnesthée, qui défendra le camp des Troyens contre Turnus pendant l'absence d'Énée.

1) PAGE 140, VERS 7.

Nec littora longè

Fida reor fraterna Erycis, portusque Sicanos, etc. Éryx, selon la fable, étoit fils de Vénus et de Butès; il régnoit sur un canton de la Sicile, appelé de son nom nom Érycie. Se croyant invincible aux exercices du pugilat et du ceste, il osa défier Hercule, et fut tué dans le combat. Virgile appelle les bords de cette contrée littora fraterna, parce qu'Énée étoit aussi fils de Vénus, et par conséquent frère

d'Éryx. Non loin même fut bâti un temple à Vénus, qu'on,

surnomma Érycine,

Tum vicina astris Erycino in vertice sedes

Fundatur Veneri Idaliæ,

comme le dit Virgile à la fin de ce même livre.

PAGE 140, VERS 16.

Hæc ubi dicta, petunt portus, etc.

Le port où relâche Énée est celui de Drépane, mainte nant Trapano, au pied du mont Saint-Julien, autrefois le mont Éryx, dans le val de Mazara. Il faut se rappeler ces vers du troisième livre :

Hinc Drepani me portus et illætabilis ora
Accipit. Hic pelagi tot tempestatibus actus,
Heu! genitorem, omnis curæ casûsque levamen,
Amitto Anchisen, etc.

C'est en sortant du port de Drépane, où il a perdu Anchise, que le héros troyen est jeté par la tempête sur les côtes de Carthage; c'est en quittant la cour de Didon qu'il revient à ce même port, et qu'il y célèbre les funérailles de son père. Un an s'est écoulé dans l'intervalle, dit Énée luimême :

Annuus exactis completur mensibus orbis....

Ainsi la durée de l'action épique n'a point de bornes précises; elle comprend plus d'une année dans l'Éneïde, et deux mois dans l'Iliade.

n'a

pas

3) PAGE 140, VERS 20.

Occurrit Acestes,

Horridus in jaculis et pelle Libystidis ursæ;

Troia Criniso conceptum flumine mater

Quem genuit. Veterum non immemor ille parentum,
Gratatur reduces, etc.

Veut-on voir avec quelle exactitude Virgile avoit rassemblé toutes les anciennes origines, toutes les traditions nationales? il faut ouvrir Denys d'Halicarnasse. Il conduit Énée par la même route; il le fait aborder aux mêmes lieux, bâtir les mêmes villes, et combattre les mêmes peuples: il nous apprend aussi qu'Aceste ou Égeste (car divers auteurs lui donnent indifféremment ces deux noms ) étoit d'origine troyenne, et gouvernoit une partie de la Sicile. Voici à peu près les paroles de l'historien ( liv. I, ch. 11):

« Quand Énée, dit-il, approcha de la Sicile, la violence » des vents, si fréquens sur cette mer, le contraignit à des» cendre dans l'île, en un endroit appelé Drépane, où il >> rencontra une colonie de ses compatriotes, sortis de Troie » avant lui, sous la conduite d'Hélyme et d'Égeste ou Aceste. » Ceux-ci, dont le vent avoit favorisé la route, étoient ar>> rivés promptement en Sicile; ils s'y étoient établis près » du fleuve Crinise, dans un canton que leur avoient cédé >> les Sicaniens, en considération d'Aceste, né et élevé dans » leur patrie, par l'aventure que je vais raconter:

» L'aïeul d'Aceste, homme illustre et de race troyenne, >> eut quelque différend avec Laomedon. Le roi le fit mourir

« 前へ次へ »