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roi; c'est un ouvrage dans le genre des Mille et une Nuits, un enchainement d'historiettes mises dans la bouche, tantôt de la femme du roi, qui veut perdre un jeune prince, tantôt des sept conseillers ou sages qui veulent le sauver. L'original indien a été successivement traduit en persan, en arabe, en hébreu, en syriaque et en grec. Au douzième siècle, un moine français le mit en latin, sous le titre bizarre de Dolopathos ou Roman des sept sages. Nos trouvères le découpèrent en fabliaux versifiés, un clerc le traduisit en prose. Il passa ensuite en allemand, en italien, en espagnol. Les novellieri italiens, Boccace entre autres, en tirèrent plusieurs contes et en imitèrent le cadre; enfin Molière y prit Georges Dandin1.

Nulle part le fabliau ne fut ni mieux redit ni mieux écouté qu'en France. Il trouvait un égal accueil dans les châteaux et dans les chaumières.

Les rois, les princes, les courteurs (courtisans),
Comtes, barons et vavasseurs

Aiment contes, chansons et fables

Et bons dits qui sont délitables;
Car ils ôtent le noir penser;

Deuil et ennui font oublier ".

De son côté, le commun populaire goûtait ces récits humbles et malins comme lui, où il retrouvait sa vie de chaque jour, les vices et les travers de ses maîtres comme de ses égaux. Souvent, au foyer des compères de la nouvelle commune, venait s'asseoir quelque bon vieux jongleur. Là, tandis que se choquaient les hanaps remplis de vin de Brie, il répétait d'un ton narquois quelques-uns de ces jolis contes qu'il contait si bien. Il disait du prud'homme qui rescolt son compère de noyer ou du vilain qui gagna paradis en plaidant, parfois i encore du chevalier vantard et poltron, vaincu sans combat par la lance d'une femme, ou du provoire (prêtre) gourmand

1. J. J. Ampère a fait, dans son cours de 1839, au collège de France, une savante et curieuse étude sur les origines de nos fabliaux. On en trouve l'analyse dans le Journal général de l'instruction publique. On peut consulter aussi Barbazan et Méon, préface du Recueil de Fabliaux, et les notes des Fabliaux de Legrand d'Aussy.

2. Denis Pyram, jongleur anglo-normand

qui mangea des mûres et resta pendu au mûrier. Pour peu que le vin fût passable, le fabliau devenait plus méchant. C'étaient les représailles du bon sens contre le pouvoir : c'était la satire populaire. La chanson a toujours été en France le contre-poids naturel du despotisme: le moyen âge déjà était une aristocratie tempérée par des fabliaux. On comprend sans peine que de pareils récits soient pour nous aujourd'hui du plus haut intérêt. Ce sont de précieux tableaux de mœurs qui nous font connaître la vie journalière et bourgeoise du moyen âge, comme les poëmes chevaleresques nous en révèlent le côté héroïque.

Le trouvère Rutebeuf.

Quoique les fabliaux soient essentiellement une œuvre anonyme que personne n'a inventée et que tout le monde répète, nous connaissons les noms d'un grand nombre de trouvères, qui les ont versifiés. L'un des plus hardis et des plus habiles, celui dont la vie et la personne peuvent nous servir de types et nous en représenter beaucoup d'autres, est Rutebeuf, contemporain de saint Louis. Vilain d'origine, clerc par le savoir, laïque par l'habit, quand il en avait un, pauvre existence vagabonde, pour qui la société n'avait pas encore de place, c'est au roi, c'est aux seigneurs qu'il demande le pain de chaque jour; mais le roi, mais les grands ont bien autre chose en tête que le pauvre Rutebeuf, et, s'il vit de leurs générosités, il est exposé à mourir de leur oubli. Le pis est qu'il ne mourra pas seul; le pauvre poëte a eu le tort de croire encore qu'il était homme, et il a fait l'imprudence d'avoir une femme, des enfants. Il est sans cotte, sans vivres, sans lit, toussant de froid, baillant de faim. Il n'est si pauvre que lui de Paris à Senlis; depuis la ruine de Troie on n'en a pas vu de si complète que la sienne. Pour comble de malheur, il perd l'œil droit, son ton œil! Le propriétaire réclame les termes échus, misère toute moderne pour la poésie; et la nourrice du petit enfançon veut de l'argent, sans quoi elle le renverra braire à la chambrette paternelle. Peut-être Rutebeuf charge-t-il un peu la peinture de sa pauvreté, moins pour la rendre touchante que pour lui donner une nuance comique. Car s'il veut obtenir

LITT. FR.

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quelque chose de ses riches protecteurs, il s'agit moins de les attendrir que de les amuser.

Au milieu de sa détresse sa verve ne l'abandonne pas. Il trouve des traits sanglants contre les prélats, les papelards et les béguins. Il sait que le roi les protége: n'importe. Il aime mieux perdre la protection du roi qu'une malice:

Chanoines séculiers mènent très-bonne vie :
Il y en a de tels qui ont grand seigneurie,
Qui font peu pour ami et assez pour amie.
Les blanches et les grises et les noires nonnains
Vont souvent pèlerines aux saintes et aux saints;
Si Dieu leur en sait gré, je n'en suis pas certain
S'elles étaient bien sages, elles allassent moins.

Puis il vous contera de mordants fabliaux comme le Testament de l'ane, qui, grâce à un legs prudent, va reposer en terre sainte avec l'approbation de monseigneur l'évêque; ou le Moine sacristain, qui s'enfuit avec la femme d'un chevalier et dont la réputation est sauvée, grâce à l'intervention de madame la sainte Vierge, ou d'autres moins édifiants encore dont nous ne pouvons même donner ici l'idée. Il faut bien se garder toutefois de faire de Rutebeuf et de ses compères, Guérin, Baudouin, Jean de Condé, Jean de Boves et autres, des ennemis systématiques de la religion ou même du clergé. Une partie de leurs œuvres sont des poésies dévotes; leurs bons mots contre les provoires ne sont pas l'indice d'une conjuration contre l'Église ; ce n'est que gaieté d'esprit, verve de bon sens, qui frappe l'abus non comme injuste, mais comme bouffon. Ils jetaient la satire à pleines mains sur la grande route par malheur, le clergé passait.

Le roman de Renard.

Les fabliaux sont au moyen âge la forme la plus fréquente de la satire, mais ils ne sont pas tous satiriques. Ce sont avant tout des contes amusants, quelquefois touchants, souvent même dévots. La satire n'avait pas alors de forme distincte et propre à elle seule, comme du temps d'Horace et de

Juvénal. Elle se montrait partout et ne s'enfermait nulle part. Sirventois, fabliaux, chansons de geste, sermons, cérémonies religieuses, architecture même, tout lui était bon. Au milieu des hymnes sacrées se mêlaient des chants profanes, d'indécentes parodies. Sur ce3 hardis et sublimes édifices, qui semblent porter jusqu'au ciel l'hommage de la prière, la satire avait réservé sa place; on y voit avec étonnement mille sculptures bizarres, des moines qui se livrent à tous les vices, des prêtres à tête de renard placés dans des chaires et environnés d'un auditoire de poules et d'oisons. Vis-à-vis la chaire de la cathédrale de Strasbourg, un des chapiteaux de la nef représentait un âne disant la messe, d'autres animaux la servaient. Les franc-maçons étaient poëtes aussi, et poëtes satiriques. L'architecture fut au moyen âge le plus vivant de tous les arts: c'est elle qui manifesta les premiers symptômes de l'esprit d'indépendance.

La poésie ne fit probablement que la suivre, lorsque dans l'épopée burlesque de Renard', ce long fabliau ou plutôt cet apologue sans fin que redisent incessamment pendant deux siècles toutes les nations de l'Europe, elle éveilla pour ainsi dire de leurs corniches de pierre tous ces animaux allégoriques, et les fit vivre ensemble dans mille plaisantes aventures. Le renard, le loup, le lion, l'âne y devinrent une vivante image, une satire complète et piquante de toute la société humaine et surtout des nobles et du clergé. Les branches de Renard se multiplièrent à l'infini. Au vieux roman de Goupil le Renard (vulpes, Reginard) déjà composé en 1236, se joignirent le Couronnement de Renard, et Renard le nouvel, et Renard formerait plus de quatre-vingt mille vers. Une pareille célébrité permet de considérer cet ouvrage comme l'expression d'un sentiment public, et appelle toute l'attention de la critique.

La tendance générale de ce poëme, c'est la négation de l'esprit chevaleresque, principe vital du moyen âge : c'est la

4. Roman de Renard, par Méon, 1826, 4 vol. in-8. Il faut y joindre l'indispensable Supplément de M. Chabaille, 1835 4 vol. in-8

ruse triomphant partout du droit et de la force. Et qu'on ne s'attende pas à voir cette ruse ou honnie, ou moquée. Non : les exploits de Renard provoquent partout un sourire d'approbation. On admire la fécondité de son génie; on suit avec intérêt les aventures scabreuses de ce truand mangeur de poules; on le voit traverser toute la société féodale, sans jeter sur elle ni ridicule ni malédiction; il se contente de la confisquer à son profit. Justice seigneuriale; combats en champ clos, siéges de châteaux forts, batailles, hommages liges, monastères, pèlerinages, tout passe sous nos yeux sans autre dérision que le travestissement des personnages et l'éternel succès des intrigues de Renard, tour à tour jongleur, pèlerin, mire (médecin), chevalier, empereur, et toujours fripon. Il vieillit paisible et honoré dans son château de Maupertuis: sa mort même est une ruse.

Ainsi se manifestait, même dans la période la plus florissante du moyen âge, le principe de négation qui devait le détruire. Chaque époque porte dans ses flancs une force disJolvante. C'est là, comme dit Schelling, « la véritable Némésis; l'invisible puissance ennemie du présent, en tant qu'il s'oppose à la naissance de l'avenir1. »

CHAPITRE XII.

POÉSIE LYRIQUE DU MIDI; LES TROUBADOURS.

Circonstances qui favorisèrent la poésie provençale. Caractère de la poésie des troubadours. Arnaud de Marveil; Bertrand de Born. Cours d'amours; tensons; odes guerrières. Causes de décadence pour la poésie provençale.

Circonstances qui favorisèrent la poésie provençale.

Les chants épiques de la langue d'oïl ont déroulé devant nous la peinture idéale de la féodalité, vaste tableau d'his

4. Nous avons traité avec plus de développement, dans la Revue des DeuxMondes (4re juin 1846) le sujet que nous ne faisons qu'effleurer ici, la Satire

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