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quand l'argent lui faut. A quoi Babin répond plaisam

ment:

O madame, sans nul défaut!

Aussitôt qu'Anne s'est retirée, Claquedent dit à Babin:

Tôt déloie (vite délie).

Mais Babin, trouvant qu'il est fort bien ainsi, lui dit :

Attends un peu, j'y avisois :

Tu as ton compte, et par art gent (gentil, habile)
Je garderai tout cet argent.

Claquedent, qui se voit pris dans son piége, enrage cette fois au naturel; Babin n'en tient compte, et lui dit avec une allusion remarquable à la fable du renard et du bouc:

Adieu, Claquedent, dans la fosse.

T'y demeurras jusqu'à demain.

Au meurtre! au voleur! s'écrie le coquin enchaîné, tandis que l'autre s'enfuyant dit sans doute aux personnes qu'il rencontre de ne pas s'approcher de l'enragić:

Ne le touchez mie:

Il vous mordra.

Enfin on vient au secours de Claquedent, et comme on lui demande qui l'a mis dans cet état, il répond piteusement :

Un larronceau plein de méfaits.

Tout le comique de cette scène est résumé dans ce mot: un larronceau, un diminutif de larron, duper ainsi un double fripon qui se croyait passé maître1!

Le poëte est loin de mériter autant d'éloges dans les par

1. Cette analyse appartient presque tout entière à M. O. Leroy, Étude sur les Mystères, p. 178.

ties sérieuses de son sujet ; ni lui ni son public n'étaient faits aux fortes pensées, au noble style de la tragédie, et d'ailleurs quelle pensée, quel style n'eût fléchi sous une matière aussi sublime, aussi exigeante ! Il arrive pourtant quelquefois que la trivialité même de l'expression donne un relief inattendu, une énergie surprenante à l'idée, comme par exemple dans la flagellation du Christ, les plaies du Sauveur ayant collé son vêtement à son corps, un des bourreaux dit en le dépouillant :

Ce semble un mouton qu'on écorche,
La peau s'en vient avec l'habit:

vers de boucher sans doute, mais qui indiquent déjà la route par laquelle la poésie populaire aurait pu s'élever progressivement à la puissance de l'art. A la fin du moyen âge, le peuple de France était dégradé par une longue servitude, par la superstition, par la misère. Tenu dans une tutelle oppressive par ses maîtres égoïstes et inintelligents, il n'avait pu élever son âme jusqu'à la région des hautes et nobles pensées. La poésie née au sein de ce peuple, créée par ses sentiments les plus profonds, par ses instincts les plus vrais, si elle en fût restée l'interprète fidèle, se serait sans doute un jour agrandie et purifiée avec lui. Partant de la vérité, elle fût insensiblement arrivée à la noblesse. Les poëtes de la Renaissance suivirent la marche opposée. Ils commencèrent par la noblesse, mais souvent ils ne purent descendre jusqu'à la vérité. La France a une poésie classique, mais cette poésie n'a pas été populaire.

à

Les approches de la Renaissance firent d'abord pâlir et éclipsèrent enfin les représentations des mystères. Le divin; prestige de la foi, auréole céleste qui environnait ce théâtre semi-barbare et en dissimulait la faiblesse, l'abandonna peu peu. On ne vit plus alors dans ces pieux spectacles que ce qu'y aperçoivent aujourd'hui quelques-uns de nos littérateurs. En 1542, le procureur général de Paris avait devancé leurs réquisitoires il s'était élevé énergiquement contre ces gens non lettres ni entendus en telles affaires, de condition infime, comme un menuisier, un tapissier, un vendeur de poisson,

qui ont fait jouer les actes des apôtres, en y ajoutant plusieurs choses apocryphes. Tant les entrepreneurs que les joueurs sont gens ignares, ajoutait-il, ne sachant ni a ni b, qui oncques ne furent instruits ni exercés en théâtres. » Le malheur fut que le public était un peu de l'avis du parlement. On se moquait des acteurs, sinon du poëme; on « criait par dérision que le Saint-Esprit n'avait pas voulu descendre, » et autres moqueries pareilles'. C'en était fait des mystères : Jodelle était aux portes. Le 17 novembre 1548 le parlement, en renouvelant le privilége des confrères de la Passion, les autorisa à jouer des sujets licites, profanes et honnêtes, et leur interdit expressément la représentation des mystères tirés de la sainte Écriture. C'était autoriser la confrérie à mourir 2.

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De même que la poésie sérieuse de la féodalité, les chansons de geste et les merveilleuses fictions d'Arthur, avaient expiré dans les allégories froidement ingénieuses du Roman de la Rose; ainsi le théâtre religieux, les mystères de l'Ancien et du Nouveau Testament, les miracles des saints, merveilleuse poésie populaire, se transformèrent peu à peu en pièces allégoriques qu'on appela moralités. Ce changement correspondait à une modification remarquable de l'esprit public. A l'antique foi du moyen âge, contente d'écouter et de croire, se substituait le raisonnement, qui veut produire et combiner

1. Béranger descend en droite ligne de ces critiques narquois.

2. Les textes imprimés de la Passion se trouvent intégralement dans le re

des idées. L'allégorie n'est plus le fait concret et matériel; c'est le travail plus ou moins heureux de l'intelligence, de l'abstraction, de l'analyse. La nature, dont on n'avait pas su découvrir la sainte et éternelle beauté, paraissait vulgaire et insipide on y associa les combinaisons factices de la pensée. L'esprit, en s'éveillant, fut heureux de se sentir, de se comprendre; il s'adora lui-même dans ses jeux enfantins, et pour se prouver sa liberté, il en abusa.

C'est au sein de la classe lettrée, et pourtant laïque, que naquit ce spirituel abus de l'esprit nouveau. Les clercs du Palais formaient, comme toute profession au moyen âge, une corporation. Créée par Philippe le Bel vers l'an 1303, sous le nom de Basoche1, elle avait des priviléges, une juridiction spéciale, un roi portant une toque pareille à celle du roi de France, un drapeau et une cocarde tricolores2, de magnifiques revues au son des tambours et des trompettes, des cortéges, des plantations d'arbres, enfin des représentations théâtrales.

Le succès des mystères, joué par les confrères de la Passion, et plus encore leur décadence excitèrent l'émulation des basochiens. Des manants, pour la plupart illettrés, avaient pu amuser si longtemps les bourgeois de la grand'ville: que serait-ce quand on verrait, sur la table de marbre du Palais, des clercs lisants et latinistes, à la fois acteurs et auteurs, qui auraient « langue diserte et langage propre, avec les accents de prononciation décente! » Ce ne sont pas les basochiens qui « d'un mot en feront trois, mettront point et pause au milieu d'une proposition, sens ou oraison imparfaite; feront d'un interrogant un admirant, ou autre geste, prolation ou accent contraires à ce qu'ils disent. » Que leur importe le privilége

cueil des Mystères inédits du quinzième siècle, par M. A. Jubinal (d'après le manuscrit de la bibliothèque Sainte-Geneviève); et par fragments dans l'Histoire du théâtre français des frères Parfait (texte attribué à J. Michel d'Angers). - M. O. Leroy (Études sur les Mystères) a cité et analysé la version contenue dans le manuscrit de Valenciennes.

1. Du mot Basilica, salle d'audience.

2. Les couleurs de la basoche étaient le jaune et le bleu, auxquelles chaque capitaine ajoutait une couleur spéciale et par lui désignée pour servir de ralliement à la compagnie.

LITT. FR.

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des confrères? Ce ne sont pas des mystères que les basochiens veulent représenter. Les mystères sont déjà bien vieux, et d'ailleurs ce n'est que la Bible par personnaiges. Nos clercs inventeront à la fois et leurs sujets et leur genre. Ils feront de beaux dialogues entre Bien-Avisé et Mal-Avisé, Bonne-Fin et Male-Fin, Jeúne et Oraison, sœur d'Aumône; nous y verrons figurer Espérance-de-longue-vie, Honte-de-dire-ses-péchés, avec Désespérance-de-pardon. Quelquefois l'intrigue se nouera entre des personnages plus extraordinaires encore. Nous rencontrerons sur la scène, en chair et en os, le Limon-de-la-terre, le Sang-d'Abel, la Chair elle-même avec l'Esprit. Veut-on une idée de l'action qui pouvait rapprocher de pareils interlocuteurs? voici le résumé très-sommaire d'une moralité.

Une troupe de joyeux compères, qui ont pour noms MangeTout, Lasoif, Bois-à-vous, Sans-Eau, sont invités un beau jour, d'une façon fort civile, par le gros et splendide Banquet. Quelques dames sont de la partie entre autres, Friandise, Gourmandise et Luxure. On se met à table, et tout est pour le mieux chez le meilleur des Amphitryons; mais voilà bien une autre fête : une troupe d'ennemis viennent envahir la salle Lacolique, Lagoutte, Lajaunisse, Esquinancie, Hydropisie, vous saisissent les convives à la gorge, à la jambe ou ailleurs. Les uns restent sur le carreau; les autres, tout effrayés, se jettent dans les bras de Sobriété, qui appelle Remède à son secours. Gros-Banquet, traduit en jugement devant Expérience, est condamné à mort; Ladiète est chargée des fonctions de bourreau.

Telle était en général la marche de ces petits drames. La plupart étaient plus graves; quelques-uns paraissaient avoir été plus badins encore. Un bibliophile a trouvé, sous le parchemin qui recouvrait un vieux livre, le premier feuillet d'une espèce de moralité où figurent comme personnages Farine, Fromage et Tartelette. On ne dit pas où se passait la scène1.

De ces actions aux farces, le passage était facile; il n'était pas moins nécessaire. Les moralités toutes seules n'eussent pas longtemps captivé l'attention du peuple. Une société ďé

4. O. Leroy, Études sur les Mystères, p. 576.

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