Didon! elle était donc vraie cette nouvelle qui m'annonçait que vous ne viviez plus, et que le fer avait armé votre désespoir! Hélas! c'est moi qui fus cause de votre mort. Mais, j'en prends à témoin les astres et les dieux du Ciel, et tout ce qui peut garantir la foi du serment dans ces lieux souterrains, c'est malgré moi, ô reine, que je quittai vos rivages. Ces mêmes dieux, qui me forcent aujourd'hui de descendre dans le sombre empire des Mânes, dans cette nuit humide et profonde, ces mêmes dieux m'avaient donné cet ordre cruel. Non, je n'ai pu croire que le regret de mon départ dût être si funeste. Arrêtez! ne vous dérobez point à ma vue. Ah! qui fuyez-vous? C'est la dernière fois que le Destin permet que je vous parle. >> PAR ces mots, mêlés de larmes, Énée s'efforçait d'apaiser cette ombre irritée, qui attachait sur lui un farouche regard; qui, ensuite, détournant la tête, tenait ses yeux fixés vers la terre, aussi insensible au discours du Troyen que le plus dur rocher, ou qu'un marbre de Paros. Enfin, elle précipite ses pas, et, le front courroucé, s'enfonce dans le sombre bocage, où celui qui fut son époux, Sichée, partage sa douleur, et conserve son premier amour. Énée, que touche un destin si funeste, la suit des yeux, et, pleurant, plaint son infor tune. CEPENDANT, il poursuit la route ordonnée, et bientôt il arrive à l'extrémité de la plaine, où sont rassemblés à l'écart, les mortels que la guerre a rendus célèbres. Là, s'offrent à sa vue Tydée, Parthénopée, illustre par ses armes, et l'ombre du pâle Adraste. Là sont ces fiers enfans de Dardanus, moissonnés dans les combats, et III. ΙΟ Dardanidæ : quos ille omnes longe ordine cernens ATQUE hic Priamidem laniatum corpore toto Nomen et arma locum servant. Te, amice, nequivi dont la mort a coûté tant de pleurs à la terre. Il gémit en voyant cette longue suite de guerriers: Glaucus, et Médon, et Thersiloque, et les trois fils d'Anténor, et Polyphète, prêtre de Cérès, et Idée, qui se plaît encore à conduire un char, à manier encore les armes. Toutes ces ombres se pressent à droite, à gauche du héros ; c'est peu de le voir une fois elles cherchent à le retenir, et retardent ses pas, pour demander quel motif l'amène aux sombres bords. Mais les chefs des Grecs et les soldats d'Agamemnon, à la vue du prince troyen et de ses armes, dont l'éclat perce les ténèbres, sont saisis d'épouvante. Les uns précipitent leur fuite, comme autrefois on les vit regagner leurs vaisseaux; les autres veulent crier, et des cris faibles commencés restent suspendus dans leur bouche béante. LA, Énée voit Déiphobe, fils de Priam, le corps couvert de sanglantes plaies, le visage déchiré, les deux mains coupées, les oreilles abattues, et le nez mutilé par une blessure honteuse. Énée le reconnaît à peine, tremblant, voulant cacher les traces d'un supplice cruel; et d'une voix qui lui fut en d'autres temps si chère : « O Déiphobe, puissant par les armes, rejeton illustre du sang de Teucer, quel barbare s'est fait un plaisir de tant de cruauté? qui a osé se permettre sur toi un tel outrage? Dans cette nuit, qui fut pour Ilion la dernière, on m'avait dit que, fatigué d'un immense carnage, tu étais tombé sans vie sur un confus amas de Grecs égorgés. Alors moi-même je t'élevai un tombeau sur le rivage de Rhétée, et trois fois j'appelai tes mânes à haute voix. Ton nom et tes armes protègent ce monument. Mais, ô mon ami, je ne pus avant mon départ, retrouver ton et le faire reposer dans la terre paternelle. » corps, Conspicere, et patria decedens ponere terra. » AD quæ Priamides : « Nihil o tibi, amice, relictum; Sed me fata mea et scelus exitiale Lacænæ Sed te qui vivum casus, age fare vicissim, « AMI, répond le fils de Priam, tu n'as rien négligé. Que pouvaient de plus attendre de toi Déiphobe et son ombre malheureuse? Mais, c'est mon destin! c'est le crime horrible de cette Lacédémonienne qui a fait ma cruelle infortune : voilà les monumens qu'elle m'a laissés de sa foi. Il te souvient (et comment pourrait-on l'oublier!) de ces joies trompeuses de la dernière nuit de Troie. Tandis que le colosse fatal qui portait dans ses flancs des soldats armés, franchissait nos superbes remparts, Hélène, feignant une orgie, conduisait en Bacchantes les chœurs des femmes phrygiennes ; elle-même, une torche à la main, du haut de la citadelle, appelait les Grecs. En ce moment, accablé de soucis, appesanti par le sommeil, j'étais étendu sur ma couche malheureuse, et je goûtais ce doux, ce profond repos, image d'une mort paisible. Alors, cette tendre épouse écarte de mon palais toutes les armes, et dérobe mon' glaive fidèle au chevet qu'il protège : elle appelle Ménélas, et lui ouvre les portes. Sans doute, elle se flattait que cette perfidie serait d'un haut prix aux yeux de son premier époux, et qu'il oublierait l'éclat de ses anciennes infidélités. Que te dirai-je? les Grecs fondent sur ma couche, et, avec eux, Ulysse, ce conseiller du crime. Dieux ! si j'ai droit d'implorer votre vengeance, rendez aux Grecs tous les maux qu'ils m'ont faits! Mais, toi-même parle à ton tour, et dis-moi quel malheur ou quel hasard t'amène dans ces lieux? y viens-tu victime des caprices de la mer? ou bien est-ce par l'ordre des dieux ou par quelque jeu cruel de la fortune que tu as pénétré dans ce séjour de trouble et de deuil, dans ces tristes demeures sans soleil! » |