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REMARQUES SUR LE CHANT X.

Cimbres du Bosphore, pour se garantir du froid, habitaient des antres souterrains; qu'ils vivaient du produit: des mines et de la magie; que les étrangers, pour leur demander des métaux et la connaissance de l'avenir, étaient obligés d'entrer dans les entrailles de la terre; et que ce peuple, ayant reçu quelques lois, fuyait cependant le soleil, et ne sortait que la nuit du fond de ses antres. Des voyageurs modernes rapportent que des peuplades du Kamtzchatka vivent de même sous terre.

Il semble donc que ces contrées moins favorisées de la nature, et ces cavernes habitées par des hommes adonnés à la magie, ont pu suggérer à Homère quelques traits du tableau qu'il fait des enfers.

Il serait assez singulier que les erreurs, où tomba Homère par rapport au climat du pays où il établit l'entrée des enfers, n'eussent pas empêché ses successeurs de suivre ses traces à cet égard. Ce serait une nouvelle preuve du pouvoir de sa muse.

Je présente ici une dernière conjecture pour concilier, s'il se peut, la géographie avec ce récit d'Ulysse ; c'est qu'il y avait dans ces lieux quelque endroit inculte, marécageux, quelque antre obscur où ne luisait jamais le soleil, et que l'on appelait l'entrée des enfers : alors ce qu'Homère dit du pays entier ne regarderait proprement que ce canton et cet antre '.

'Je renvoie le lecteur aux remarques sur le chant xir, qui ont pour objet les voyages d'Ulysse.

FIN DES REMARQUES SUR LE CHANT x.

CHANT XI.

LANÇANT à la mer notre vaisseau, nous

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l'armons du mât et des voiles, nous embarquons les victimes, enfin nous y montons nous-mêmes, pâles, les paupières mouillées de larmes, l'ame saisie d'horreur. La déesse, qui triomphe par sa beauté et par les accens de sa voix, Circé, nous envoie un vent favorable; compagnon fidèle de notre route, il souffle; nos voiles s'enflent; notre proue fend avec impétuosité la mer azurée. Nous sommes assis et tranquilles, tandis que le pilote et le vent dirigent notre course. Durant le jour entier sont tendues les voiles du vaisseau qui franchit l'empire des ondes; et lorsqu'enfin le soleil disparaît, et que les ténèbres de la nuit se répandent, nous touchons à l'extrémité de la profonde mer. Là sont les habitations des Cimmériens, toujours couvertes d'épais nuages et d'une noire obscurité. Jamais le dieu brillant du jour n'y porte ses regards, soit qu'il gravisse vers le haut sommet de la voûte étoilée, soit que son char descende des cieux et roule vers la terre; une éternelle nuit enveloppe

de ses voiles funèbres les malheureux habitans de ces contrées.

Abordés au rivage, nous débarquons nos victimes, et nous pénétrons jusqu'au lieu que nous indiqua Circé; l'enfer s'ouvre à nos regards. Là, Euryloque et Périmède saisissent les victimes: moi, armé de mon glaive étincelant, je creuse une fosse large, profonde; sur ces bords coulent des effusions de miel, de vin, et d'eau limpide, en l'honneur du peuple entier des mânes; la fleur pure de farine blanchit ces libations. Que de prières j'adresse aux ombres! je promets de leur immoler, dès que je rentrerai dans Ithaque, une génisse stérile, la plus belle de mes troupeaux, et d'allumer un bûcher chargé d'offrandes précieuses; je promets à Tirésias le sacrifice d'un belier, le plus distingué de ceux qui paissent dans mes prairies, et aussi noir que la nuit.

Après avoir adressé aux morts mes prières et mes vœux, j'égorge les. victimes sur la fosse. Le sang coule en noirs torrens. Bientôt du fond de l'Erèbe, s'élève de tous côtés le peuple léger des ombres. On voit confondus les épouses, les hommes enlevés dès leur printemps, les vieillards courbés sous le faix

des ans et des travaux, les jeunes filles gémissant d'avoir exhalé à leur tendre aurore le souffle de la vie, une foule de guerriers, victimes de Mars, couverts de profondes blessures, et chargés d'armes ensanglantées. Ces ombres se pressaient autour de la fosse avec des hurlemens affreux ; j'étais glacé par la terreur. Cependant j'anime les miens à dépouiller les victimes étendues sans vie, à les livrer à la flamme, en invoquant à grands cris les dieux infernaux, l'horrible Pluton, et l'inexorable Proserpine. Moi, le glaive à la main, loin de reculer, j'ose écarter la foule des ombres, sans leur permettre d'approcher du sang, avant que Tirésias ait rendu ses oracles.

D'abord m'apparaît l'ombre de notre compagnon, lé malheureux Elpénor; la terre ne l'avait pas encore reçu dans son sein. Entraînés par d'autres soins, nous avions laissé son corps dans le palais de Circé, sans l'arroser de nos larmes, sans lui rendre les honneurs funéraires. A son aspect, touché de compassion, mes yeux se mouillèrent de pleurs. Elpénor, dis-je, comment es-tu descendu au séjour de la profonde nuit? Sans voile et sans aviron, tu as devancé mon navire.

O fils généreux de Laërte, répond-il d'une

voix gémissante, un mauvais génie, et l'excès d'une liqueur fatale, causèrent ma perte. Couché au haut du palais de Circé, mon réveil fut plein de trouble; impatient de te suivre, je me précipitai du toit; mon cou fut brisé, mon ame s'envola aux enfers. Mais je t'en conjure par ceux dont tu regrettes l'absence, et que ton cœur adore comme des dieux, par ton épouse, par ton père qui éleva ton enfance avec les soins les plus tendres, par le jeune Télémaque, ce cher et unique rejeton que tu laissas dans ton palais, veuille, ô roi, dès que tu reverras l'île de Circé, te souvenir encore de ton compagnon; car je sais qu'échappé du royaume des morts, ton navire doit aborder encore à cette île. Ne m'y abandonne point sans m'avoir donné des larmes, sans m'avoir accordé un paisible tombeau; que je n'aie pas le malheur de t'attirer l'indignation des dieux. Consume mon corps, toutes mes armes, et dresse aux bords de la mer à un infortuné un monument qui soit connu des races futures; enfin que l'aviron dont mes mains, tandis que j'étais parmi mes compagnons, guidèrent ton navire, soit érigé sur ce monument. O toi, dont je déplore le sort, répartis-je, n'en doute point,

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