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infortunes des Grecs; on dirait que tes yeux ont été les témoins de ce que tu racontes, ou que tu l'as appris de leur propre bouche.

Poursuis, je t'en conjure; chante-nous ce cheval mémorable, que jadis Epée construisit avec le secours de Minerve, et que le fameux Ulysse (stratagème heureux!) remplit de guerriers qui détruisirent Ilion, et parvint à placer dans cette citadelle. Fais-moi un récit intéressant de cette entreprise, et dès ce jour je témoigne en tous lieux qu'Apollon t'inspire.

Il dit. Démodoque, plein du dieu qui l'enflammait, élève la voix, et d'abord il chante comment les Grecs montèrent dans leurs vaisseaux, et faisant pleuvoir le feu sur leurs tentes, voguèrent loin du rivage. Mais déjà les plus hardis, assis autour de l'intrépide Ulysse dans les sombres flancs de ce cheval, sont au milieu de la nombreuse assemblée des Troyens, qui l'ont eux-mêmes traîné avec de pénibles efforts jusque dans leur citadelle, Il dominait sur leurs têtes. Long-temps irrésolus, ils se partagent en trois partis. Les uns, armés d'un glaive terrible, veulent sonder ses profondes entrailles, ou le tirer au haut d'un roc pour l'en précipiter. Mais d'autres le consacrent aux dieux pour appaiser leur

courroux, sentiment qui doit prévaloir. Le sort a prononcé qu'Ilion périra, quand ses murs seront ombragés de cette énorme machine, qui doit porter en ses flancs les plus redoutables chefs de la Grèce, armés de la destruction et de la mort.

Démodoque poursuit, et ses chants représentent les fils de la Grèce sortant à flots précipités de cette large caverne, et saccageant la ville; il les représente se répandant de toutes parts armés du fer et de la flamme, ébranlant et renversant les hautes tours d'Ilion. Mais, semblable au dieu des combats, Ulysse, avec Ménélas, qui semble être aussi au-dessus des mortels, Ulysse court assiéger le palais de Déiphobe; là, il affronte les plus terribles périls; là, par la protection de Minerve, il remporte une éclatante victoire qui détermine la chute entière de Troie.

Tels étaient les accens du chantre fameux. Mais Ulysse est vivement ému; ses larmes inondent ses paupières et coulent le long de son visage. Ainsi pleure une épouse qui, précipitée sur le corps d'un époux qu'elle a vu tomber devant les remparts où il combattait pour écarter de ses concitoyens et de ses enfans l'horrible journée de la servitude et de la

mort, le serre mourant et palpitant à peine entre ses bras, remplit les airs de gémissemens lamentables; et, le front pâle et glacé par un désespoir mortel, ne sent point les coups redoublés des javelots de farouches ennemis impatiens d'entraîner l'infortunée dans le plus dur esclavage : ainsi les plus touchantes larmes coulaient des yeux d'Ulysse. Il parvient à les cacher aux regards de toute l'assemblée : le seul Alcinoüs, assis à côté de lui, s'aperçoit qu'il verse des pleurs, et entend les douloureux soupirs que le héros s'efforce vainement à retenir dans son sein.

Chefs des Phéaciens, dit-il, que Démodoque ne prolonge point les harmonieux accords de sa lyre; le sujet de ses chants ne charme pas tous ceux qui l'écoutent. Depuis que nous avons commencé le festin et qu'il a élevé sa voix divine, une sombre douleur s'est emparée de cet étranger; son ame entière y est ensevelie. Qu'il interrompe donc ses chants: étranger, hôtes, soyons tous animés d'une même alégresse; ainsi nous le prescrit la décence. Qui est l'objet de cette fête solennelle et des apprêts du départ? qui a reçu nos dons, gages de notre amitié? cet homme vénérable. Pour peu qu'on ait un cœur sen

sible, un étranger et un suppliant est un frère.

Mais toi aussi, qui connais nos sentimens, n'aie point recours à des subterfuges, satisfais avec franchise à mes demandes et réponds à notre amitié ; la décence ne t'en fait pas moins un devoir. Dis-nous ton véritable nom, celui dont t'appellent ton père, ta mère, ta ville, et ceux qui l'environnent. Grand ou petit, il n'est point d'homme si ignoré qui n'ait reçu un nom au moment où sa mère l'a mis au jour. Apprends-nous quel est ton pays, ta cité; nos vaisseaux y dirigeront leur essor et t'y déposeront. Sache que les vaisseaux des Phéaciens peuvent se passer de pilote et de gouvernail; ils connaissent les desseins des nautonniers ; les routes des villes et de toutes les contrées habitables leur sont familières; toujours couverts d'un nuage qui les rend invisibles, et ne redoutant ni tempêtes, ni naufrages, ni écueils, ils embrassent d'un vol aussi hardi qu'impétueux l'empire entier d'Amphitrite. Cependant un ancien oracle nous effraie. Mon père Nausithoüs autrefois me dit que Neptune, blessé de nous voir braver impunément ses ondes, sauver, malgré les orages, tous les étrangers dont nous sommes les conducteurs, avait résolu de perdre un jour sur cette plaine

sombre l'un de nos plus fameux vaisseaux qui retournerait dans nos ports, et de couvrir notre ville d'une montagne énorme. Ainsi disait le respectable vieillard.

Mais que Neptune exécute ou non ses menaces, fais-moi l'histoire fidèle de ta course errante: veuille me nommer les régions habitées des hommes, les villes remarquables où t'a conduit le sort; les peuples que tu as trouvés injustes, sauvages et féroces, ou pleins de respect pour les dieux et pour les lois sacrées de l'hospitalité. Dis encore pourquoi, lorsque tu entends raconter le destin de Troie et des Grecs, ton sein est oppressé de soupirs, et les larmes que tu retiens vainement semblent couler du fond de ton cœur. Les dieux ont détruit ces remparts, et ont voulu que ces désastres fussent le sujet utile des chants de la postérité. Aurais-tu perdu devant Ilion un frère, ou un gendre, ou un beau-père, nœuds les plus étroits après ceux du sang; ou un ami aussi sage que tendre, dont le commerce doux et liant était le charme de ta vie? Un tel ami occupe dans notre cœur la place d'un frère.

FIN DU CHANT HUITIÈME.

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