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sénat, et qui, selon Montesquieu (1), contribua beaucoup à gâter le cœur et l'esprit des Romains vers la fin de la république. Il est évident, pour tout homme de bonne foi, que Virgile ne fait qu'expliquer en beaux vers les idées de Pythagore et de Platon, et c'est pour cela qu'on appeloit ce poëte le Platonicien. On trouve, à la fin de la République du philosophe grec, une fable allégorique où l'auteur de l'Énéide a visiblement puisé le fond de ce sixième livre.

Cette fable est racontée par Socrate, qui certainement ne la devoit pas aux prétres de Cérès, pour lesquels on l'accusoit d'avoir tant de mépris. Le philosophe suppose qu'un guerrier arménien, nommé Her, ressuscita douze jours après sa mort, et qu'interrogé sur ce qu'il avoit vu dans cet intervalle, il fit à-peu-près ce récit.

« Aussitôt, dit-il, que mon ame eut abandonné mon corps, « elle s'avança, dans la compagnie de plusieurs autres qui « la reconnurent, vers un séjour tout-à-fait merveilleux, où « nous vimes dans la terre deux ouvertures voisines, et deux << autres au ciel qui répondoient à celles-là. Des juges étoient "assis entre ces ouvertures mystérieuses; et, dès qu'ils « avoient prononcé leur sentence, ils ordonnoient aux jus«tes de prendre leur route à droite par une des ouvertures « du ciel, et aux méchants de prendre leur route à gauche << par une des ouvertures de la terre. On m'ordonna de re« marquer avec soin le spectacle que j'avois sous les yeux, pour l'instruction des hommes, que je devois bientôt re« joindre.

« Je vis d'abord les ames de ceux qu'on avoit jugés monter « tour-à-tour au ciel ou descendre sous la terre par les « deux premières ouvertures qui se répondoient; tandis « que, par la seconde ouverture de la terre, je vis sortir des «ames couvertes de fange et de poussière, et par la seconde « ouverture du ciel descendre des ames pures et sans tache. «< Elles paroissoient toutes venir d'un long voyage, et s'as(') Grandeur et Décadence des Romains, ch. x.

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<< seoir avec plaisir dans une prairie délicieuse où je les con<< templois. Plusieurs de ces ames voloient à la rencontre «<les unes des autres, en poussant des cris de joie ou des « gémissements. Elles se retrouvoient après une séparation « de mille ans. Celles qui avoient passé ce long temps sous « la terre versoient des larmes au souvenir des maux souf<< ferts; mais celles qui descendoient du ciel racontoient des << merveilles inouïes, et montroient une joie ineffable dont « nous n'avons pas même l'image ici-bas. En un mot, cha" que peine et chaque récompense dans ces deux mondes « divers étoient dix fois plus grandes que le crime puni ou « que la vertu récompensée. A la tête des justes sont les <«< hommes qui ont honoré les dieux, et leurs pères comme « les dieux. Des supplices extraordinaires attendent les impies et les parricides; les grands criminels, même après « mille ans, n'ont point achevé leur expiation. L'une de ces «ames (c'étoit celle d'un tyran de Pamphylie) attendoit sa « délivrance au bout de ce long terme de douleurs; mais, << au moment où elle se préparoit à sortir, l'ouverture en se << refermant lui refusa le passage avec un mugissement hor«rible. A ce bruit, qui fit trembler toutes les ombres, ac<«<coururent des ministres de la mort, des spectres infernaux, qui ressaisirent cette ame deux fois condamnée, et l'en<< traînèrent dans l'abîme. Quand ces ames eurent passé « sept jours dans la prairie, elles en partirent le huitième, « et s'élevèrent dans une région éclatante de lumière. Là, « huit cercles brillants d'or, entrelacés les uns dans les au<< tres, sont suspendus au fuseau de la Nécessité, qui donne <«<le branle à toutes les révolutions célestes.... (1). Sur chacun « de ces cercles inégaux est portée une sirène qui tourne << avec lui, et qui chante à haute voix, mais sur un seul ton. << Des huit tons divers que font entendre ces sœurs immor

(') Ces huit cercles figurent les divers cieux des sept planètes et celui des etoiles fixes. Ici on a abrégé Platon, parceque toutes ces allégories astronomiques n'ont point été imitées par Virgile.

«< telles se compose l'harmonie parfaite qui réjouit éternel«<lement l'oreille des dieux.

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« Alentour du fuseau, et à des distances égales, sont assi<< ses sur des trônes les trois parques, filles de la Nécessité, << Lachesis, Clothon, et Atropos, vêtues de blanc et le front « ceint d'une couronne. Elles mêlent leurs voix à celles des « sirènes; Lachésis chante le passé, Clothon le présent, « Atropos l'avenir. Tout-à-coup un génie ailé appela toutes « les ames devant Lachésis. Il prit sur les genoux de la Parque les sorts et les diverses conditions humaines; puis, <«< montant sur une tribune élevée, il s'écria d'une voix pro«phétique: Ames divines! rentrez dans un corps mortel: vous « allez commencer une nouvelle carrière. Voici tous les sorts « de la vie, je les jette devant vous; choisissez librement: le « choix est irrévocable. S'il est mauvais, Dieu en est innocent. « A ces mots, le génie jeta les lots de la destinée, et cha<«< cune de ces ames choisit le sien. Le souvenir des anciennes «habitudes égara le plus grand nombre. Quelques héros « détrompés eurent à la vérité la sagesse de préférer à leur ancienne renommée un état obscur et paisible; mais la foule se précipita sur les conditions illustres, et, au lieu « de la gloire et du bonheur, trouva les soucis, la honte, et « le remords. Quand toutes les ames eurent fait leur choix, «< elles comparurent une dernière fois devant le trône de la Nécessité toute-puissante, et le fil de leur nouvelle vie « commença dès-lors à se dérouler sur des fuseaux dont on «< ne peut ni hâter, ni suspendre, ni changer le mouvement. « On les mena ensuite dans une plaine où l'ombre d'aucun arbre, où la verdure d'aucune plante, n'a jamais réjoui «les yeux; cette plaine est celle de l'Oubli: elles y éprou«vèrent une chaleur insupportable. Le soir elles se rendirent au bord du fleuve Amélès: toutes les ames doivent boire de l'eau du fleuve en certaine quantité; mais les moins sages en boivent au-delà de la mesure prescrite, et « cette imprudence leur fait perdre le souvenir de toutes

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«< choses. Bientôt elles s'endormirent; et vers le milieu de la <«< nuit, au milieu d'un tremblement de terre et d'un orage

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« violent, elles se réveillèrent en sursaut, averties en quel<< que sorte par ce bruit terrible de tous les maux qui les <<< attendoient dans leur nouvelle carrière. Enfin, dispersées « çà et là, elles se rendirent avec la rapidité des étoiles « dans les corps qu'elles devoient animer, etc. >>

On a retranché quelques détails de cette fable, où l'on reconnoît l'imagination toute poétique de Platon, qui écrivoit contre les poëtes. Mais ce qu'on a cité a de grands rapports avec les principales fictions du sixième livre de l'Énéide. Ces deux ouvertures où le guerrier arménien voit les ames passer sous la terre ou dans le ciel, ressemblent parfaitement à ces deux routes qui s'ouvrent devant Énée, et qui conduisent aux enfers ou dans l'Élysée:

Hic locus est, partis ubi se via findit in ambas;
Dextera, quæ Ditis magni sub monia tendit;
Hac iter Elysium nobis: at læva malorum
Exercet pœnas, et ad impia Tartara mittit.

Dans le poëte, comme dans le philosophe, les ames éprouvent pendant mille ans les peines ou les récompenses qu'elles ont méritées; et quand les dix siècles sont révolus, un dieu les mène aussi sur les rives du fleuve Léthé; là elles boivent également l'oubli de toutes choses, et reviennent ici-bas animer de nouveaux corps:

Has omnis, ubi mille rotam volvere per annos,
Lethæum ad fluvium deus evocat agmine magno;
Scilicet immemores supera ut convexa revisant,
Rursus et incipiant in corpora velle reverti.

Le fond du tableau est absolument le même. Il est évi dent que Virgile a beaucoup emprunté de Platon. Au reste, cette doctrine de la transmigration des ames est attribuée à Pythagore, et peut-être est-elle plus ancienne que lui. Ce système est fort bizarre; mais il paroissoit assez bon pour expliquer cette espèce de notion confuse du bien et du mal,

cette voix secrète de la conscience qui semble précéder tous les conseils de la raison. Pythagore et ses disciples croyoient aux idées innées; ils les expliquoient par leur fable de la métempsycose, et le dogme ingénieux de la réminiscence. Ils disoient que, malgré l'impression du fleuve Léthé, les ames avoient conservé quelque sentiment imparfait de leur première existence, et que les sages étoient ceux dont l'ame avoit le moins bu des eaux de l'Oubli.

Cette opinion, si étrange et si frivole en philosophie, devient sublime en poésie, par l'application qu'en a su faire le goût judicieux de Virgile. En effet, toutes ces ames qui se rassemblent aux yeux d'Anchise, impatientes de revivre et d'animer ses descendants, appartinrent jadis aux plus grands personnages des siècles héroïques; elles vont transporter le génie et les vertus des vieux âges dans la longue postérité du héros troyen. Énée lui-même renaîtra dans Auguste: Hercule, Hector et Achille reparoitront dans les Pompée, dans les Scipion, et les César. Ce n'est point ici un dessein imaginaire qu'on prête à Virgile. Les principales beautés de cet épisode tiennent clairement au dogme de la transmigration. Pourquoi ces vers sur la mort prématurée du jeune Marcellus ont-ils tant d'intérêt? c'est que le poëte a peint auparavant les exploits d'un guerrier du même nom, qui balança la fortune d'Annibal, et qui triompha de Syracuse; et quand il adresse au fils de Livie cette apostrophe si touchante,

Si qua fata aspera rumpas,

Tu Marcellus eris,

il faut en quelque sorte sous-entendre: « Si l'ame du grand «Marcellus, qui est passée dans la tienne, a le temps de «< croître et de se développer, jeune enfant, tu seras toi-même « un Marcellus! » Les beautés de ce magnifique épisode ainsi commentées deviendront encore plus frappantes. Mais, je le répète, quelle analogie peuvent-elles avoir avec les mys

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