ページの画像
PDF
ePub

tères de Cérès, et comment l'évêque Warburton n'a-t-il pas senti que Virgile n'a fait qu'embellir les doctrines de Pythagore et de Platon? Il avoue bien, en passant, que le dernier de ces philosophes a servi de modèle au poëte; mais, selon lui, Pythagore et Platon eux-mêmes avoient publié la doctrine des mystères. Dans ce cas, Virgile, en répétant deux philosophes dont les écrits étoient par-tout, et qu'on appeloit divins, n'avoit pas besoin de prendre des précautions pour faire pardonner son entreprise impie. Je me sers ici des propres mots de Warburton. Mais le critique anglais se trompe encore. Avant Platon, les dogmes d'une vie future étoient universellement admis. Timée de Locres, son prédécesseur, finit son traité de l'Ame du monde par ces paroles remarquables:

« Malheur à l'homme indocile et rebelle à la sagesse! Que << les punitions tombent sur lui, tant celles des lois humai«nes que celles dont nous menacent les traditions de nos « pères, qui nous annoncent les vengeances du ciel et les supplices des enfers, supplices inévitables préparés sous « la terre aux criminels!»>

[ocr errors]

Ce passage est formel; il prouve que les traditions les plus antiques avoient consacré les opinions reproduites par Virgile, et que l'entreprise du poëte n'étoit point nouvelle et impie. Ainsi la fausseté des raisonnements de Warburton est évidente; et l'abbé Desfontaines, avec une critique plus éclairée, n'auroit pas grossi ses notes de la dissertation anglaise.

(9) Vestibulum ante ipsum, primisque in faucibus Orci,
Luctus, et ultrices posuere cubilia Curæ ;
Pallentesque habitant Morbi, tristisque Senectus,

Et Metus, et malesuada Fames, ac turpis Egestas, etc.

Des critiques ont demandé pourquoi Virgile mettoit à la porte du Tartare les Maladies, la Faim, la Vieillesse, et la Pauvreté. Ils ont observé que Voltaire avoit choisi dans un ordre d'idées plus moral le caractère des monstres qui

gardent la porte de l'enfer : c'est l'Envie, l'Orgueil, l'Ambition, l'Hypocrisie, et l'Intérêt ; c'est la tourbe de tous les vices qui occupe dans la Henriade le vestibule du séjour des tourments. Cette allégorie est belle sans doute; mais il est évident que le poëte français l'a puisée dans les notions plus pures de la théologie chrétienne, que ne pouvoit connoître Virgile. Sans prétendre justifier toutes les bizarreries qui se rencontrent dans les fables religieuses de l'antiquité, je crois pourtant que les critiques ont mal interprété dans cet endroit le vrai sens du poëte latin. Énée et la Sibylle sont encore arrêtés à l'entrée de l'empire du dieu de la mort, in faucibus Orci; ils doivent traverser plusieurs enceintes avant de parvenir à celle des enfers proprement dits, aux lieux qu'habitoient les coupables: ainsi la Faim, la Pauvreté, la Vieillesse, les Maladies, et les Chagrins, qui sont, pour ainsi dire, les ministres de la Mort, se trouvent convenablement placés au seuil de son empire. L'allusion est frappante; et l'on voit, dans ce passage, comme dans tous les autres, qu'un jugement sûr a toujours guidé l'imagination de l'auteur de l'Énéide. Il n'est pas besoin de faire admirer le grand sens de l'épithète qu'il donne à la Faim, malesuada: la misère est féconde en pensées funestes, en conseils sinistres; et c'est pourquoi on tombe dans la pire de toutes les anarchies, quand ceux qui n'avoient rien prennent la place de ceux qui avoient tout; ils gouvernent avec les ressentiments de la mauvaise fortune et de l'orgueil long-temps humilié aussi César disoit-il que, « pour éviter les séditions, << il falloit s'entourer de visages gras et bien nourris. »

(10)

Hi, quos vehit unda, sepulti.

Nec ripas datur horrendas et rauca fluenta
Transportare prius, quam sedibus ossa quierunt.

Centum errant annos, volitantque hæc litora circum:
Tum demum admissi stagna exoptata revisunt.

Au premier coup d'oeil rien ne paroît plus injuste et plus barbare que ce dogme de la théologie païenne. Pourquoi les

ames de ceux que l'inhumanité ou l'oubli ont privés de la sépulture, sont-elles condamnées à errer cent ans au bord du Styx, avant de reposer sur l'autre rivage? On est tenté de condamner les anciens législateurs qui favorisoient à cet égard la crédulité publique; mais l'examen et la réflexion les justifient: ils ont prouvé leur sagesse en respectant une fable qui augmentoit la vénération et la sensibilité des vivants pour la cendre des morts. On disoit que l'ombre de ceux qui n'avoient point été ensevelis venoit dans la nuit révéler le crime de leurs meurtriers, ou menacer l'ingratitude de leur famille. On sent que cette opinion devoit rendre le culte des tombeaux plus imposant et plus sacré. Ainsi les préjugés du peuple ont souvent des résultats plus utiles que toutes les vérités de la philosophie; et il faut ajouter à ces idées morales que la putréfaction des corps abandonnés sans sépulture pouvoit causer des maladies épidémiques très funestes, sur-tout dans l'Orient; et que les sages n'auroient su trop recommander de les ensevelir.

Continuo auditæ voces, vagitus et ingens,

Infantumque animæ flentes, in limine primo, etc.

Les ames des enfants ne jouissent pas d'un sort plus heureux que celles des hommes privés de sépulture. Cette opinion avoit le même but que la première; elle étoit faite pour prévenir, dans les siècles anciens, le crime trop commun de l'infanticide, pour détruire peu-à-peu la coutume barbare de l'exposition des enfants, et pour rendre toute sa force au premier sentiment de la nature.

(") Eternumque locus Palinuri nomen habebit.

Cette rencontre d'Énée et de Palinure est fort touchante, et est supérieure à celle d'Ulysse et d'Elpénor dans le onzième livre de l'Odyssée, comme l'a très bien remarqué l'abbé Desfontaines. Virgile sait intéresser le cœur au milieu des peintures les plus effrayantes; il adoucit l'horreur

des enfers, tantôt par l'épisode de Palinure, tantôt par celui de Déiphobe.

(12) Cerberus hæc ingens latratu regna trifauci

Personat, etc.

Cette description est de la plus riche poésie. Un double effet d'harmonie imitative rend d'une manière admirable le double mouvement du monstre qui se hâte de relever sa tête hérissée de serpents aux approches de la prêtresse, et qui s'endort dans son antre sitôt qu'elle lui a jeté le gâteau assoupissant.

(13) Melle soporatam et medicatis frugibus offam

Objicit: ille fame rabida tria guttura pandens
Conripit objectam.

Ces dactyles redoublés, en précipitant la marche du vers, ne peignent-ils pas à l'oreille l'impatiente voracité du chien des enfers, et ne croit-on pas voir se développer sa croupe immense dans le prolongement de la période?

Atque inmania terga resolvit,

Fusus humi, totoque ingens extenditur antro.

Le vers qui finit enjambe sur le vers suivant, fusus humi, comme pour étendre le vaste corps de Cerbère; et ces spondées, totoque ingens, font sentir à-la-fois l'immensité du monstre et celle du repaire dont il remplit l'étendue.

(14) Nec procul hinc partem fusi monstrantur in omnem
Lugentes campi, etc.

Voici un passage plein de la plus touchante mélancolie. L'ame rêveuse et tendre de Virgile se plaît à peindre cette campagne des pleurs, où les ombres des amants malheureux gémissent sous une forêt de myrtes. C'est là qu'Énée va retrouver Didon, naguère descendue dans le séjour des

morts. Il pleure, et lui adresse des paroles de regret et d'a

mour,

Demisit lacrimas, dulcique adfatus amore est, etc.

mais elle garde le silence, et s'éloigne d'un air irrité,

Tandem conripuit sese, atque inimica refugit, etc.

On sent combien ce silence est sublime; il motive la haine future de Carthage et de Rome; Didon n'a pas même pardonné après sa mort, et son ombre attend Annibal. Cet épisode a de plus un autre avantage : il excuse la fuite et l'abandon d'Énée; il rend à son caractère une partie de l'intérêt qui ne s'étoit attaché qu'à Didon dans le quatrième livre.

Le Dante imite à sa manière dans son Enfer ces belles fictions de Virgile. Il place aussi les amants dans une plaine où l'on n'entend que des soupirs, et qui est toujours agitée par les orages. Il est bon d'observer qu'un des poëtes les plus originaux de l'Italie moderne n'est le plus souvent qu'un imitateur bizarre de ce même Virgile, à qui certains critiques refusent le titre de génie original.

(15) At Danaum proceres, Agamemnoniæque phalanges,
Ut videre virum fulgentiaque arma per umbras,
Ingenti trepidare metu, etc.

Virgile ne perd aucune occasion d'abaisser la renommée des Grecs et d'agrandir celle de son héros : le seul éclat des armes d'Énée met en fuite les ombres de tous les guerriers qui suivirent Agamemnon. Déja Rome commence à venger les injures de Troie; déja les antiques chefs de Larisse, de Mycènes et d'Argos semblent prévoir l'humiliation de leurs descendants et de la Grèce. Virgile ne manquera pas de faire prédire bientôt l'abaissement de la race d'Achille, en annonçant la grandeur de celle d'Énée :

Eruet ille Argos, Agamemnoniasque Mycenas,

« 前へ次へ »