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douleur et de regret; par exemple, au lieu de lui faire dire: « Si j'eusse été le maître de mon sort, je serois encore à Troie, « occupé de rebâtir ses murailles et les temples de nos dieux,» peut-être eût-il été convenable qu'il lui fit expliquer ses regrets d'une manière plus consolante pour Didon, comme l'a fait M. Le Franc de Pompignan dans les vers qui sui

vent:

Hélas! si de mon sort j'avois ici le choix,

Bornant à vous aimer le bonheur de ma vie,
Je tiendrois de vos mains un sceptre, une patrie.
Les dieux m'ont envié le seul de leurs bienfaits
Qui pouvoit réparer tous les maux qu'ils m'ont faits.
Didon, act. III, sc. v.

Voilà qui est dans toutes les règles de notre galanterie. Mais il faut avouer qu'il n'y a pas de peuple où le personnage d'Énée pût moins réussir que chez les Français, accoutumés dans leurs représentations théâtrales à une espèce d'idolâtrie pour les femmes, et à voir les plus grands intérêts sacrifiés à ceux de l'amour: c'est peut-être une suite de l'esprit de chevalerie, que les anciens connoissoient moins que nous. Homère en est encore plus éloigné que Virgile; ses dieux mêmes tiennent un langage que réprouveroient les hommes les moins polis de nos temps; c'est ce que peut sur-tout remarquer dans le cinquième chant de l'Odyssée, lorsque Mercure dit à la nymphe Calypso, empressée de connoître l'objet de sa visite: « C'est Jupiter qui m'a or« donné de me rendre dans ton ile; j'y parois malgré moi. » Ce livre est composé de deux parties distinctes, mais très bien liées, et toutes deux également parfaites: la partie épique, et la partie dramatique. Suivons d'abord les traces de celle-ci.

l'on

Les deux principaux personnages sont, dès le commencement, placés dans la situation la plus dramatique : Énée, entre ses devoirs et l'amour; Didon, entre le serment de fidélité qu'elle a fait aux cendres de son époux et sa passion

pour le prince troyen. Virgile, dès l'exposition, lui fait répéter ce serment; ce qui excite l'intérêt et la curiosité: on veut savoir par quels degrés elle va passer de ces vœux et de ces promesses à la passion désordonnée qui les lui fait oublier. Par cet artifice, Virgile a su joindre à l'expression de l'amour celle du remords, toujours si dramatique.

On a souvent comparé la Didon de Virgile à la Phedre de Racine: une différence qui est à l'avantage du premier, c'est la belle progression qu'il a mise dans son récit. Phèdre, arrivant sur la scène, laisse éclater la violence de sa passion; mais il faut convenir que cela étoit nécessaire à l'exposition du sujet, et que l'amour incestueux de cette reine devoit avoir un autre caractère que celui de Didon. Virgile, profitant de la facilité que lui donnoit la marche moins circonscrite de l'épopée, a nuancé avec une adresse extrême les progrès de l'amour qui va toujours croissant d'intérêt et de violence. Au lieu d'en décrire d'abord les explosions les plus terribles, il peint d'une manière touchante les premières impressions d'une mélancolie amoureuse qui s'entretient par la rêverie; il marque tous les symptômes de ce poison lent et doux, qui pénètre toutes les parties de l'existence, qu'on redoute et qu'on aime, qu'on nourrit en essayant de le combattre. L'avidité avec laquelle Didon écoute les récits du héros, ses malheurs, et ses exploits; l'impression profonde qu'elle en a reçue; l'aveu timide qu'elle en fait à sa sœur, dans le sein de laquelle elle a besoin d'épancher son ame déja si violemment tourmentée; le plaisir avec lequel elle écoute les conseils qui encouragent son amour et affoiblissent ses remords, en lui représentant la tristesse de sa vie solitaire, la privation des douceurs de la maternité, les grands avantages politiques résultant d'un hymen qui unira les Troyens et les Carthaginois; les sacrifices qu'elle fait aux dieux pour en obtenir des réponses favorables à son amour; l'empressement avec lequel elle montre à Énée Carthage naissante, un empire tout prêt;

la demande qu'elle lui fait d'entendre encore le récit de ses aventures; la solitude qu'elle trouve dans son palais, au milieu de sa cour, lorsque Énée se retire; le plaisir qu'elle éprouve à rechercher ses traits dans ceux d'Ascagne: telle est la marche naturelle d'une passion naissante; tel est l'admirable tableau qu'en a tracé Virgile.

Ce livre renferme trois discours de Didon à Énée, tous trois de caractère différent. Le premier est doux, tendre, et passionné; ce n'est encore qu'une amante plaintive. Le second, provoqué par la réponse du héros, est de l'emportement le plus violent et de la fureur la plus éloquente; on y voit déja quelques germes du désespoir qui doit amener un dénouement si tragique. Le troisième est cette fameuse imprécation pleine de tous les transports d'un amour désespéré; mais ce qui en fait la principale beauté, c'est que Virgile a su y mettre en perspective les luttes terribles de Rome et de Carthage, fondées, non pas sur des rivalités de commerce et de puissance, mais sur une haine héréditaire; c'est de son lit de mort que Didon lègue toute sa vengeance à sa postérité. Un seul trait a suffi pour faire reconnoître Annibal, ce terrible ennemi des Romains, cet exécuteur si implacable des imprécations de la reine de Carthage. Ce passage est un de ceux qu'on a le plus justement admirés, non seulement à cause de la beauté des détails, mais parcequ'il lie avec une grande adresse cet épisode à l'action principale. On sent que ces imprécations n'ont pu être dictées que par le plus violent désespoir. C'est de ce moment que Didon médite sa mort: rien de plus pathétique que la manière dont elle est préparée. Virgile commence à rembrunir ses couleurs; ce ne sont plus des festins, des chasses, et des fêtes; tout est mélancolique et lugubre. La reine n'est plus attentive qu'aux présages affreux qui la glacent d'effroi ; le vin du sacrifice, changé en sang; fa voix lamentable de Sichée, l'appelant du fond de son tombeau; le cri des oiseaux sinistres ; le souvenir des mal

heurs que lui annoncèrent les augures: tout la détache de la vie, et l'invite à la mort. Elle appelle sa sœur, ce n'est plus pour lui faire l'aveu de son amour, mais pour Jui ordonner les apprêts du bûcher fatal. Elle lui cache son funeste projet, ce qui étoit nécessaire à la vraisemblance. Suivant l'usage religieux de ces temps, elle offre un sacrifice aux dieux infernaux. Ainsi le lecteur s'avance vers la catas

trophe, à travers les peintures les plus propres à l'y préparer. Enfin tout est prêt; le moment fatal arrive. Rien peut-être, dans tout ce livre, n'égale la force et l'harmonie avec laquelle Virgile a peint les symptômes du désespoir qui conduit Didon sur le bûcher. La vérité de ce tableau feroit croire qu'il avoit vu lui-même de pareils événements, et qu'il avoit été témoin de tout le désordre de l'ame et des sens qui accompagne le suicide. Un des ressorts les plus puissants de la poésie, c'est le secret des oppositions et des contrastes. Didon, que l'on vient de voir agitée des mouvements les plus désordonnés, roulant des yeux sanglants, le visage parsemé de taches livides, et portant déja dans tous ses traits la pâleur de la mort, s'élançant d'un pas impétueux vers le bûcher, n'est pas plus tôt montée au sommet de la fatale pyramide, qu'à la vue du portrait d'Énée, de son vêtement, et du glaive dont l'Amour lui fit présent, et dont il étoit loin de prévoir l'usage, sa fureur reste un instant suspendue; elle s'adresse à tous ces monuments d'une passion autrefois si chère à son cœur, et maintenant la source de sentiments si douloureux; c'est à eux qu'elle confie ses derniers soupirs, et qu'elle rend son ame, suivant cette belle expression: Adcipite hanc animam. Alors, par un retour naturel, et qui ne prouve pas moins combien Virgile connoissoit le cœur humain, elle rejette ses regards sur le passé, se rend compte de toutes les époques de sa vie, de tout ce qui peut lui donner quelque consolation dans ses derniers moments: elle a vengé son époux, elle a fonde un empire, elle régnoit heureuse; Enée seul est venu trou

bler tant de gloire et tant de bonheur. Cette idée porte le dernier désordre dans son imagination, et détermine l'exécution de son funeste projet. Cette tragédie, car on ne peut appeler autrement cet intéressant épisode, est terminée, comme cela devoit être, par le désespoir et les plaintes touchantes de la soeur de Didon. Voilà l'anatomie dramatique de ce quatrième livre, dépouillé des innombrables beautés de style, d'images, et d'harmonie, que nous essaierons d'indiquer plus loin. Il nous reste à parler de la partie épique, principalement fondée sur le merveilleux.

La première scène se passe entre Junon et Vénus. Junon, protectrice de Carthage, et craignant pour cette ville les destinées menaçantes de Rome, propose adroitement à Vénus, mère d'Énée, de retenir ce prince dans la capitale de la Libye, d'unir ensemble les deux peuples par l'hymen des deux amants. Vénus s'aperçoit de l'artifice, et s'en remet à la décision de Jupiter dont elle connoît les intentions favorables. Cette fiction est pleine d'esprit, de grace, et de justesse; il convenoit à l'orgueil de Junon d'essayer d'arrêter Énée dans la Libye, et à la tendresse de Vénus de s'y opposer. Cependant Didon ne dissimule plus son amour; la Renommée, que Virgile décrit d'une manière si brillante et fort supérieure à toutes les imitations qu'on en a faites, court publier dans toute l'Afrique le mariage d'Énée et de la reine de Carthage. Iarbe, indigné que ses vœux aient été repoussés par cette princesse, se plaint à Jupiter de l'affront fait à son fils. Jupiter appelle Mercure, et le charge d'aller intimer ses ordres souverains au prince troyen. Énée, malgré tous ses sentiments de reconnoissance et d'amour pour Didon, se prépare à obéir. Durant son sommeil, qu'on a peine à concevoir dans une pareille circonstance, et qu'on a justement reproché à Virgile, Mercure lui apparoît une seconde fois, et lui répète les ordres qu'il lui a déja donnés. On voit clairement que Virgile n'a imaginé cette seconde apparition du messager des dieux que pour mieux

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