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Ce qui touche le plus un cœur noble, c'est le reproche d'ingratitude; aussi c'est ce reproche qu'Énée repousse avant tout. Les ordres des dieux, la volonté du destin, l'apparition de son père, qui lui rappelle ses devoirs, achèvent sa justification. Mais, comme nous l'avons remarqué ailleurs, peutêtre l'amant de Didon, près de la quitter, lui devoit-il une réponse plus douce et plus galante, et des expressions plus vives de reconnoissance et de regret.

(40) Talia dicentem jam dudum aversa tuetur, etc.

La réplique de Didon est d'abord tout entière dans ses regards, dans son attitude, et même dans son silence. Ce second discours, par la raison que nous avons déja alléguée, devoit être plus violent, plus emporté que celui qui le précède; moins d'espérance devoit produire plus de colère: aussi ne peut-on rien ajouter aux mouvements de désespoir et de rage qu'il contient. Un peintre qui auroit à représenter une amante furieuse d'une réponse qui la désespère et d'un abandon qui l'outrage, ne pourroit mieux faire que de rendre l'attitude et les mouvements que Virgile donne ici à Didon. Didon commence par l'injure qui doit être la plus sensible au cœur d'Énée. Sa gloire étoit d'être issu du sang troyen, d'être chargé par les dieux d'en perpétuer la race; et dès le premier vers, elle lui refuse cet honneur; le descendant de Dardanus n'est plus que l'enfant du Caucase, et le nourrisson d'une tigresse. Racine a imité les mouvements les plus remarquables de ce discours, dans la tragédie d'Andromaque. Voici sur-tout trois vers qui en traduction presque littérale.

sont une

En ai-je pu tirer un seul gémissement?

Tranquille à mes soupirs, muet à mes alarmes,
Sembloit-il seulement qu'il eût part à mes larmes?

Act. V, sc. 1.

(44)

Jamjam nec maxuma Juno,

Nec Saturnius hæc oculis pater adspicit æquis.

Le premier des crimes pour une femme, c'est l'indifférence et l'ingratitude. Jupiter et Junon deviennent injustes du moment où Énée se montre insensible; et toute vertu disparoît aux yeux de Didon, lorsqu'elle ne voit plus qu'un traître dans son amant. Nusquam tuta fides.

A qui se confier, quand Énée est un traître ?

(4*) At pius Æneas, quamquam lenire dolentem, etc.

Virgile, avant de faire partir Énée, comme s'il eût prévu les torts que les critiques devoient lui donner un jour, a soin de le représenter affligé de son départ involontaire, et desirant adoucir la douleur de Didon: Lenire dolentem solando cupit. A ces regrets il oppose immédiatement le respect du héros pour les ordres des dieux, et l'empressement de ses compagnons prévenus, comme lui, de la grandeur de leurs destinées. Cet empressement est parfaitement bien exprimé par ces matériaux encore bruts dont ils dépouillent les forêts voisines, et qu'ils entassent à la hâte sur le rivage. J'ai remarqué ailleurs la beauté de la comparaison des Troyens avec les fourmis, qui réunit la vérité des détails, l'élégance, l'harmonie, et ce degré de justesse qui doit lui suffire. Quand les poëtes rapprochent les hommes des animaux, il faut qu'ils aient soin de rapprocher de l'homme les animaux eux-mêmes; c'est ce que Virgile a fait en donnant aux fourmis une espèce de discipline militaire : Agmina cogunt, castigantque moras.

(43) Quis tibi tunc, Dido, cernenti talia sensus!

Cette apostrophe pathétique, adressée à Didon, nous fait

partager sa situation pénible et ses émotions douloureuses: comme amante délaissée, Virgile la peint souffrante; et, comme reine humiliée, elle est obligée de descendre de la hauteur de son rang aux supplications et aux prières. Le discours qu'elle adresse à sa sœur est peut-être le plus touchant de ceux que Virgile a mis dans sa bouche. Elle attaque le cœur d'Énée par tout ce qu'il y a de plus affectueux et de

plus modeste, par tout ce qu'il y a de plus capable de le fléchir. Lorsqu'ils représentent des amantes réduites au dernier désespoir, les poëtes leur prêtent toujours de la modération et de la prière. C'est ainsi qu'Hermione dit à Pyrrhus :

Ordonnez votre hymen, j'y consens; mais du moins

Ne forcez pas mes yeux d'en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être :
Différez-le d'un jour, demain vous serez maître.
Andromaque, act. IV, sc. v.

Des formes à-peu-près semblables sont employées par Didon; elle ne demande plus à Énée de partager son trône et son lit, mais seulement de donner à sa douleur le temps de s'affoiblir, et à son courage celui de s'y préparer.

(44) Non ego cum Danais Trojanam exscindere gentem, etc. Un sentiment non moins naturel aux femmes délaissées, c'est de n'avoir aucun tort aux yeux de ceux qui en ont de grands envers elles: « Ai-je, s'écrie Didon, conspiré avec « les Grecs contre l'empire troyen? Ai-je envoyé mes vais<< seaux contre Pergame? Ai-je troublé les mânes d'Anchise, «ou violé son tombeau?» Elle se feroit un crime de mettre obstacle à ses destinées, mais elle l'invite à attendre des vents plus favorables. Tous ces mouvements sont naturels, vifs, et passionnés. Ce qu'il y a peut-être de plus délicat dans ce discours, ce sont les expressions par lesquelles Didon prête à Élise un grand ascendant sur l'esprit d'Énée. L'amour est tellement voisin de la jalousie, qu'il lui semble

que sa sœur a pris sur son amant un empire qu'elle-même

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Toi seule sur l'ingrat avois pris quelque empire;

Dans son ame à toi seule il permettoit de lire.
Seule enfin, près de lui trouvant un doux accueil,
Tu savois du barbare apprivoiser l'orgueil.

Fata obstant, placidasque viri deus obstruit auris.

Ici Virgile, pour excuser Énée, ne se contente pas de dire qu'il obéit aux dieux; il ajoute qu'un dieu lui-même ferme les oreilles du héros aux prières de Didon. On ne pouvoit mieux peindre sa vertueuse inflexibilité, que par la comparaison qui termine ce morceau; elle est également frappante par la beauté des images, et par celle de l'harmonie.

(45) Tum vero infelix fatis exterrita Dido

Mortem orat, tædet cœli convexa tueri.

Nous avons développé dans le préambule l'art infini avec lequel le poëte nous conduit à la mort de Didon. Un des premiers artifices de la poésie, dans l'épopée comme dans la tragédie, est de préparer le lecteur aux impressions qu'on veut produire. Il falloit beaucoup d'adresse pour amener cette reine, des fêtes qu'elle donne à son amant, au théâtre de sa mort.

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Sola sibi, semper longam incomitata videtur, etc.

Non seulement les veilles, mais les rêves mêmes de Didon devoient être pleins de son amour; la manière dont Virgile les caractérise est du plus grand naturel ; séparée d'Énée, elle ne voit dans son sommeil troublé que solitude et qu'abandon. Le vers qui exprime cette idée est de la plus mélancolique et même de la plus lugubre harmonie. Tout ce qui suit est d'une extréme énergie; c'est dans les héros de théâtre les plus renommés par la violence de leur passion,

f

et l'horreur de leurs remords, que Virgile a cherché quelque chose de ressemblant aux mouvements tumultueux dont Didon est agitée.

(47)

Mostam dictis adgressa sororem,
Consilium voltu tegit, ac spem fronte serenat, etc.

Le désespoir le plus touchant est toujours celui que l'on dissimule: telle est la situation de Didon; elle a avoué son amour à sa sœur, mais elle lui cache ses projets de mort. Virgile avoit déja employé une partie de cette idée, en disant plus haut: hoc visum nulli, non ipsi effata sorori. L'idée de la prêtresse est non seulement poétique, mais pleine de vérité. Les devineresses et les nécromanciens ne sont consultés par aucune passion autant que par l'amour, la plus inquiète, la plus curieuse, et la plus superstitieuse de toutes. Didon a une telle idée de la violence des feux dont elle est dévorée, qu'elle n'espère pouvoir en être délivrée que par une puissance surnaturelle, par une main capable d'arrêter les astres et les fleuves dans leur cours.

(48) Hæc effata, silet; pallor simul occupat ora.

Le sang-froid et le calme qu'affectent quelquefois les grandes passions font bientôt place aux mouvements involontaires de la nature. Didon vient de dissimuler les apprêts de sa mort: mais à ses discours, pleins d'une tranquillité qu'elle n'a pas, succède bientôt un morne silence; et le rayon d'espérance qu'elle a cherché à faire briller sur son front, est remplacé par la pâleur de la mort qui déja est devant ses yeux, suivant cette belle expression, pallida morte futura.

(49)

Aut graviora timet, quam morte Sichæi.

Ergo jussa parat,

Il falloit rendre vraisemblable l'obéissance imprévoyante d'Élise ; et, après les marques de regret et de fidélité que la reine a données à son premier époux, sa sœur ne peut ima

T. IV. ÉNÉIDE. II.

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