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De la reine des dieux tu connois, lui dit-elle,
Et l'orgueil inflexible et la haine immortelle.
Ni le temps, ni les vœux, ni l'ordre d'un époux,
Rien ne peut de mon fils détourner son courroux.
Elle agite le ciel, elle ébranle la terre;

Pour elle c'est trop peu que la ruse et la guerre
De la triste Pergame ait détruit les remparts;
Ses débris dispersés fatiguent ses regards,
D'Ilion qui n'est plus elle poursuit la cendre.
Pourquoi tant de fureur? Junon peut nous l'apprendre,
Seule elle en sait la cause; elle seule aujourd'hui
Me fait pour les Troyens implorer ton appui.
Par les vents déchaînés des antres d'Éolie

On auroit vu, sans toi, sa vengeance assouvie.
Tu sais ce qu'elle osa, Neptune, et sous tes yeux....
Mais apprends un forfait encor plus odieux. (*)

« Ce n'étoit pas encore assez, elle a envoyé aux dames Troyennes un esprit d'ivresse et de fureur; elle a brûlé par leurs mains plusieurs des vaisseaux; et mon fils, ne pouvant emmener tous les Troyens avec lui, a été obligé d'en laisser une partie en Sicile. Ce que je vous demande, ô Neptune! c'est de lui permettre du moins d'arriver heureusement en Italie, sans essuyer aucune tempête. »

Neptune lui répondit : « Vous n'avez rien à craindre, ô Vénus! dans mon empire; vous y avez pris naissance. Je ne suis pas indigne de

(*) H. Gaston.

votre confiance : j'ai souvent appaisé les tempêtes excitées contre votre Enée, je ne l'ai pas moins protégé auprès des murs de Troye. Quoique je voulusse renverser cette ville perfide, je dérobai cependant votre fils aux fureurs d'Achille, en l'enveloppant d'un nuage, lorsqu'il osa combattre le fils de Thétis avec des forces inégales. J'en atteste les fleuves de Troye : c'étoit dans ce jour funeste

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« Où le terrible Achille, au milieu des combats,
Des Troyens haletans, que poursuivoit son bras,
Moissonnoit des milliers, ou contre leurs murailles
Écrasoit leurs débris échappés aux batailles ;
Lorsque, chargé de morts, le Xanthe épouvanté
Suivoit péniblement son cours ensanglanté. (*)

«Je conserve encore pour Énée les mêmes sentimens, cessez de trembler pour lui; il arrivera sans danger au port d'Averne, et une seule tête sera sacrifiée pour le salut de toute la flotte. » Il dit, et monte sur son char:

Les flots obéissans (30)

Se courbent sous les pas des coursiers bondissans.
Le dieu laisse flotter les rênes vagabondes,
L'essieu rase en fuyant la surface des ondes.
L'aquilon est muet, l'air paisible; et Glaucus,
Et les Tritons légers, et la cour de Phorcus,

(*) Delille.

Et Cydippe, et Nésée, et Thalie, et Mélite,
Poussent en se jouant la conque d'Amphitrite;
Et les monstres charmés, sortant du sein des mers,
Font autour de leur dieu jaillir les flots amers.

(*)

Pendant cette navigation, l'espérance commence à renaître avec la joie dans le cœur d'Énée, il se lève, et fait déployer toutes les voiles. Tous les matelots s'empressent, sous les ordres de Palinure, et la flotte vogue au gré du vent.

La nuit étoit bientôt au milieu de sa course; les matelots fatigués se reposoient près de leurs rames, couchés durement sur leurs bancs,

Quand le dieu du sommeil, le front ceint de pavots, (31)
Descend, et de Phorbas empruntant la figure,
Vient s'asseoir sur la poupe auprès de Palinure.
<< Fils d'Iasus, dit-il, au gré de ton desir
N'entends-tu pas souffler l'haleine du Zéphir?
Ose affranchir tes yeux d'une veille inutile,
Et confie à mes soins une tâche facile. »
Palinure, entr'ouvrant des yeux appesantis :
<< Eh! ne connois-je point l'infidelle Thétis!
D'un calme passager ma longue expérience
M'apprit à redouter la perfide apparence.
Moi, dormir sur la foi d'un monstre décevant!
Non, sa feinte douceur m'abusa trop souvent. » ()

En parlant ainsi, il s'attachoit au gouvernail, et

(*) H. Gaston. (**) H. Gaston.

le tenoit fortement, les yeux tournés vers le

ciel :

Mais soudain un rameau sur sa tête agité
Exhale dans les airs les vapeurs du Léthé;
Il soulève avec peine une paupière humide,
Et succombe pressé d'un sommeil homicide.
Morphée alors l'arrache à son premier repos,
Et d'un bras ennemi le lance dans les flots.
De sa fidélité déplorable victime,

L'infortuné pilote, au milieu de l'abyme,
De la poupe arrachée entraîne les débris.

Ses compagnons, hélas! n'entendent point ses cris. (*) Cependant la flotte continue d'avancer, suivant la promesse de Neptune, et de voguer heureusement.

Ils étoient déjà à la hauteur des îles des Syrènes, écueils dangereux, et que blanchissent les ossemens de ceux qui font naufrage dans cette mer: on entendoit le bruit des vagues qui se brisent en rugissant contre ces rochers, lorsqu'Énée s'aperçut de la perte de son pilote, et prit lui-même pendant la nuit la conduite de son vaisseau. Il gémit, et s'attendrissant sur le malheur de son ami: «< O Palinure, dit-il, tu t'es imprudemment endormi sur la foi de l'onde tranquille et d'un ciel serein; hélas ! tu resteras sans sépulture, étendu sur le sable d'une côte étrangère. »

(*) H. Gaston.

FIN DU CINQUIÈME LIVRE.

DU CINQUIÈME LIVRE DE L'ÉNÉIDE.

«Les avis sont partagés sur le mérite du cinquième livre de l'Énéide: les uns le regardent comme un chef-d'œuvre, et de ce nombre est Montaigne, qui préféroit ce chant à tous les autres de l'Énéïde. C'est aussi l'opinion du plus illustre interprète de Virgile, et, pour le prouver, M. Delille dit que le poëte latin n'a jamais porté plus loin le talent de la difficulté vaincue, et les effets du style pittoresque : chacun de ses vers est un prodige d'harmonie. Des critiques estimables prétendent que ce livre paroît froid après le quatrième, et qu'il manque à la règle de la progression, qui veut que, dans un ouvrage bien composé, l'intérêt aille toujours en croissant. Mais tous conviennent que, sous le rapport du style et des vers, il mérite une admiration universelle.

« Les critiques pensent que ce livre ne tient pas d'une manière assez immédiate à l'action générale, et qu'il n'étale pas des événemens assez attachans pour soutenir l'émotion profonde que produit le livre précédent. On pourroit, disent-ils, le supprimer presque entièrement, sans nuire à la marche du poëme.

« Si l'on pouvoit admettre un pareil raisonnement, il seroit inutile de faire un poëme épique, et même d'écrire l'histoire comme Tacite et Tite - Live; le simple récit d'une action sans ornement et sans réflexions devroit suffire mais alors il faudroit briser la lyre du poëte, le pinceau des artistes et tous les liens enchanteurs qui

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