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Énée, frappé d'étonnement et de crainte, demeure quelque temps muet et immobile. L'ordre précis du père des dieux exige de lui une prompte obéissance: mais comment annoncer à Didon cette affreuse nouvelle? comment lui parler de départ, de séparation? Ces tristes réflexions l'occupèrent long-temps ; il imagina tour à tour mille expédiens divers qu'il rejetoit aussitôt, et son esprit inquiet et irrésolu flottoit dans une cruelle incertitude. Voici enfin le parti auquel il crut devoir se fixer.

Il appelle Maesthée, Sergeste et Cloanthe; il leur ordonne d'assembler secrètement leurs compagnons, d'équiper la flotte, et de cacher les raisons de ces préparatifs. «Pour moi, dit-il, je ferai en sorte pendant ce temps d'aborder la reine, je saisirai les occasions les plus favorables pour la disposer à m'écouter et à consentir à mon départ. » Ses ordres sont exécutés.

Mais qui peut tromper une amante? La reine s'aperçut de ces mouvemens, et pressentit les desseins d'Énée. La fureur s'empare de ses sens, elle erre dans la ville, telle qu'une Bacchante insensée qui court aux fêtes de Bacchus, avertie par les clameurs nocturnes dout retentit le mont Cithéron. Enfin elle aborde son amant, et lui parle ainsi : (12)

« Perfide, t'es-tu flatté de me tromper, et de sortir secrètement de mes états? Quoi! rien ne peut te retenir, ni mon amour, ni la foi que tu

m'as donnée, ni ma mort, qui suivra ton parjure et ta trahison (13)! Mais, quoi! Énée, vous prenez pour vous embarquer une saison orageuse, un temps où les Aquilons sont déchaînés sur les mers! Ah, cruel! eh! quand même le pays où vous allez ne vous seroit pas inconnu, quand même votre Troye subsisteroit encore, et qu'elle seroit le terme de votre navigation, oseriez-vous, pour la chercher, vous exposer sur une mer où votre naufrage est assuré? Est-ce moi que tu fuis, cher Énée? je t'en conjure par mes larmes, par ta foi jurée (car je ne me suis point réservé d'autre ressource), si je mérite de ta part quelque reconnoissance, si tu m'as jamais aimée, oui, je t'en conjure, prends pitié de l'état où tu me laisses; abandonne, si mes prières peuvent encore quelque chose sur ton cœur, abandonne cette cruelle résolution. C'est pour toi, tu le sais, c'est pour toi seul que je me suis attiré la haine des peuples de la Lybie, des rois nomades, et même des Tyriens, mes sujets (14); pour toi j'ai violé les saintes lois de la pudeur, et perdu ma gloire. A quels dangers me laisses-tu exposée, cher hôte (car je n'ose plus te donner un nom plus doux), aux mains de qui abandonnes-tu Didon mourante? Que puis-je attendre désormais ? que mon frère Pygmalion renverse ces murs à peine élevés, ou qu'Iarbe m'emmène captive dans la Gétulie? Du moins, si tu me laissois en partant un gage de nos tendres amours, si je voyois croître dans

ma cour un jeune fils d'Énée, dont les traits me rappelassent ceux d'un père trop chéri, je ne me croirois pas si entièrement délaissée. »>

Énée, docile aux ordres de Jupiter, tenoit les yeux baissés et immobiles, et faisoit ses efforts pour renfermer en lui-même son trouble et les combats de son ame (15). Enfin il répond en peu de mots:

« Je ne nierai point, grande reine, les bienfaits dont vous avez daigné me combler, et jamais l'image de Didon ne s'effacera de mon cœur (16). Souffrez que que je me justifie. Je n'ai point résolu de sortir de vos états à votre insu, ne m'en accusez pas. Ne me reprochez point de violer ma foi : je n'ai pu vous l'engager, ni allumer avec vous les flambeaux de l'hymen, et je n'ai eu ni le dessein, ni la liberté de former ces beaux nœuds (17). Si les Destins m'avoient rendu l'arbitre de mon sort (18), j'aurois rebâti le palais de Priam, j'aurois relevé les murs de Troye, pour y rassembler les tristes restes de ma nation. Mais les oracles d'Apollon m'appellent en Italie; c'est là que doivent tendre tous mes voeux; je dois regarder ces climats comme ma patrie. Si vous avez fixé à Carthage une colonie de Tyriens, si cette ville vous est chère, pourquoi m'empêchez-vous de conduire les Troyens dans l'Ausonie? ne pouvons-nous à notre tour chercher une terre étrangère (19)?

« Tout m'arrache à des lieux qui m'avoient trop su plaire, Et l'intérêt d'un fils, et l'ordre de mon père:

L'un, dès que l'ombre humide enveloppe les cieux,
Terrible et menaçant, se présente à mes yeux;
L'autre à mille remords livre en secret mon ame,
Je l'enlève aux grandeurs que son destin réclame.
Dans ce moment encor le fils de Jupiter,

J'en atteste et mon père et cet enfant si cher,
A mes yeux éblouis se dévoilant lui-même,
A fait sur moi des dieux tonner l'ordre suprême,
Fait parler le Destin, la Gloire, le Devoir :
Je crois l'entendre encor, je crois encor le voir.
N'irritez plus vos maux et ma douleur profonde ;
Je vous quitte à regret pour l'empire du monde ;
Et ce fatal départ, qui m'arrache au bonheur,
Est le vœu du Destin, et non pas de mon cœur. » (*)

Pendant qu'il parloit, Didon, gardant un farouche silence, le parcouroit tout entier avec des yeux étincelans de fureur. Enfin elle prononce

ces terribles mots :

«Non, perfide (20), tu n'es ni le sang de Dardanus, ni le fils d'une déesse; mais le Caucase te vit naître au milieu des rochers, et les lionnes allaitèrent ton enfance. Car, après tout, qu'ai-je à dissimuler? qu'ai-je encore à ménager? Eh! peut-il porter plus loin l'outrage?

« Le perfide! (21) Son front a-t-il rougi? Son œil est-il humide ? Semble-t-il, à le voir sans trouble et sans remord, Qu'au sein de son amante il ait porté la mort?

(*) Delille.

.

Et les dieux l'auront vu sans s'armer du tonnerre!
Il n'est plus de pudeur, plus de foi sur la terre.
Ciel ! à peine il échappe à la fureur des eaux,
Je lui rends ses amis, je lui rends. ses vaisseaux,
Il règne! et maintenant le Destin s'en irrite!

Un oracle, un fantôme, ordonnent qu'il me quitte!
Les dieux, si je l'en crois, ne songent qu'à nous deux,
Et n'ont pas sur l'olympe un soin plus digne d'eux ! (22)
Je ne t'arrête plus; vas, fuis en Italie;

Fuis, mais n'espère pas que leur foudre t'oublie.
Je te verrai sanglant, brisé contre un écueil,
Et me cherchant en vain de la voix et de l'œil;
Ou s'il faut avant toi, perfide, que je meure,
Puisse mon ombre encor troubler ta dernière heure,
Ton supplice effrayer les traîtres tels que toi,

Et le bruit aux enfers en venir jusqu'à moi ! » (*)

A ces mots, elle quitte tout à coup Énée, sans daigner écouter sa réponse, et se retire impétueusement bientôt elle perd l'usage de ses sens, et tombe sans connoissance dans les bras de ses femmes, qui l'emportent mourante sur son lit. (23)

Énée, malgré le desir qu'il a de revoir la reine, et de faire ses efforts pour la consoler, songe d'abord à obéir aux dieux. Ses compagnons, animés par sa présence, radoubent ses vaisseaux, les mettent à flot, apportent du sein des forêts des pièces de bois encore ombragées de leurs feuilles,

(*) Lombard.

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