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laient avec bienveillance le jeune garçon qui savait si agréablement faire parler le forte-piano.

Pendant que son père prenait à sa charge tous les soins matériels que nécessitait la situation de belligérants cherchant à se faire nourrir par l'ennemi, ainsi que doit agir tout envahisseur, le jeune Heller observait, observait sans cesse et classait dans sa tête le tableau mouvant que déroulait à ses yeux ce monde madgyar et slave si plein de contrastes étranges. Il vit des nobles polonais fiers de leur race et encore pleins des passions et des vices de l'âge féodal; d'autres plus instruits, plus éclairés, plus généreux; des grands seigneurs russes, despotes et tyrans, adorant Voltaire, Rousseau, et faisant donner le knout à des femmes; d'autres fins et délicats comme des petits maîtres du dix-septième siècle. Il vit les patriotes sur les grands chemins de l'exil, emportant dans leur cœur brisé l'image adorée de la patrie. En se rapprochant des contrées plus policées de l'Allemagne, que de fois n'eut-il pas affaire à l'innombrable tribu des journalistes ràpés, des barbouilleurs incompris, des musiciens inédits!

Goëthe a raconté les années d'apprentissage et les années de voyage de Wilhelm Meister: il est à regretter que Heller n'ait pas fixé sur le papier ses souvenirs. Les impressions de l'enfance sont toujours les plus vives et les plus durables. C'est le point de départ de la vie, et telle résolution de l'âge mûr dépend d'une de ces empreintes restée latente dans un coin du cerveau. C'est ce qui donne tant de charme aux récits qui nous sont donnés de l'enfance des grands hommes et des héros, réels ou imaginaires.

Après avoir passé son hiver à Cracovie, le jeune Heller visita Breslau, Dresde, Leipsig, Magdebourg, Brunswick, Cassel,

Hanovre et Hambourg'; il passa dans cette dernière ville son second hiver, en donnant, comme partout, des concerts. Mais, déjà fatigué, dégoûté de la vie nomade, il songeait à retourner en Hongrie.

Il se remit donc en route avec son père, passant par Cassel, Franckfort, Nuremberg et Augsbourg. Il arrivait dans cette dernière ville, exténué de fatigue et malade; il approchait de ses dix-sept ans et commençait à comprendre que son éducation musicale était à faire, qu'il n'était qu'un pianiste aux doigts agiles, ne connaissant de l'art que ce que l'on appelait les morceaux de concert. Quelques leçons élémentaires d'harmonie, qu'il avait reçues à Pesth du vieil organiste Cibalka, composaient tout son bagage scientifique.

Une dame du grand monde d'Augsbourg, amateur passionnée du piano, entendit Heller à son concert, et s'intéressa à lui. Cette dame avait des enfants qui commençaient à se livrer à l'étude de cet instrument. Heller fut prié de leur donner des leçons et invité à se loger près de ses élèves en qualité d'ami. Son père le laissa dans cet intérieur et retourna à Pesth, dans sa famille. A cette époque, un artiste français, compositeur dramatique et auteur d'un Macbeth, Chélard, était à Augsbourg et dirigeait l'Opéra. Ses conseils guidèrent Heller, pendant quelque temps, dans les études de composition. Mais la connaissance qui lui fut la plus avantageuse fut celle du comte Fugger, descendant de l'illustre famille des Fugger, homme distingué entre tous, officier supérieur de l'armée bavaroise. Ses camarades n'appréciaient pas ses talents militaires, mais c'était un homme d'une immense lecture; il possédait une riche bibliothèque littéraire et musicale; c'était un penseur, un philosophe, un chrétien dans le sens le plus

élevé du mot. Ce fut lui qui ouvrit les yeux du jeune Heller sur la mauvaise voie qu'on lui faisait suivre; il lui communiqua les trésors de sa bibliothèque. Ce furent les sonates de Beethoven qui firent entrevoir au jeune virtuose comme un nouveau monde jusqu'alors ignoré. Le moment était favorable le jeune homme commençait à se dégoûter de la carrière de donneur de concerts. Il sentait confusément qu'il ne suivait pas les voies de l'art véritable. Il lut de bons livres, s'initia aux meilleures sources de la musique ancienne, connut les belles œuvres modernes. Il se plut à aimer, à adorer Beethoven, Mozart, Haydn: plus tard, Mendelsshon et Chopin. Le premier, il joua à Augsbourg, dans ses concerts, les œuvres de ce dernier maître; mais, il faut le dire, sans succès. - Chopin ne devait être compris que bien plus tard. Heller s'exerça à la composition: il composa plusieurs morceaux pour piano seul, ou avec accompagnement; il écrivit des lieder sur des textes de Goëthe, Heine, Rückert, Uhland. Après quelques années passées ainsi, il fit un voyage à Pesth, pour revoir ses parents. Mais il ne tarda pas à revenir dans sa chère ville d'Augsbourg, où il put s'abandonner complétement à ses travaux.

En 1836, il lui tomba sous les yeux un numéro de la Zeitschrift (journal) rédigé par Schumann à Leipsig. Celui-ci offrait les honneurs de sa critique aux jeunes compositeurs inédits, et les invitait à lui envoyer de bons manuscrits. Heller avait écrit et publié, pendant ses voyages, cinq ou six airs variés, rondeaux et fantaisies brillantes. Mais, après ses études sérieuses à Augsbourg, il avait écrit un scherzo et trois impromptus (op. 7 et 8) qui étaient d'une tendance bien différente. Il envoya ces manuscrits, avec une lettre, à Schumann.

La curiosité de ce maître fut éveillée; il se fit donner les six premiers ouvrages d'Heller et lui écrivit qu'il était loin de trouver dans ces premiers essais l'élévation de pensée des œuvres 7 et 8. Il combla d'aise le jeune compositeur en lui faisant savoir qu'il avait fait accepter ces deux ouvrages par l'éditeur Kistner, à Leipsig. Heller ne connaissait pas une note de Schumann; il le prenait même pour un écrivain purement théorique et esthétique. Il entretint avec lui une correspondance qui ne cessa que peu d'années avant la maladie qui devait emporter le grand compositeur. Schumann se montra, pour le jeune Heller, plein de bienveillance; il lui prodigua les encouragements. Il fit encore agréer par l'éditeur Kistner une sonate, op. 9, qui n'a jamais été publiée en France. S. Heller a longtemps conservé les lettres de Schumann; malheureusement, il les perdit dans un déménagement et eut le regret bien vif de ne pouvoir les communiquer à madame Schumann, alors qu'elle préparait les éléments d'une biographie de son mari.

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En 1837, Kalkbrenner vint à Augsbourg, et daigna jouer, dans un concert, un duo avec Stephen Heller; il lui dit qu'il devrait compléter son éducation de pianiste par quelques années d'études avec lui. Son jeu brillant et élégant plaisait beaucoup, et le jeune Heller le considérait, avec Moschelès qu'il avait entendu à Vienne, comme le plus merveilleux des pianistes. De son côté, Schumann lui écrivait de bien travailler le piano; il lui affirmait que rien n'était plus important que de se rendre apte à dire ses propres compositions; que personne ne peut mieux les rendre que l'auteur lui-même, qu'il fallait à tout prix acquérir le mécanisme nécessaire pour traduire ses pensées. - Ces conseils d'une part, - de l'autre l'éloquence toute parisienne de Kalkbrenner qui promettait au jeune vir

tuose, s'il venait à Paris, de l'aider de ses conseils, de son amitié, de son influence, décidèrent tout à fait Heller à quitter sa chère ville d'études calmes et sereines. Il dit adieu à cette vie si douce, si assurée, si exempte de tout souci.

Ce qui rendit moins amer ce sacrifice, fut la mort du comte Fugger. En le perdant, Heller perdait plus qu'un ami, presque un père, l'homme enfin qui lui rendait le séjour d'Augsbourg inappréciable. Le comte lui avait promis qu'il lui lèguerait sa bibliothèque et ses pianos. Les princes Fugger n'eurent peut-être pas connaissance de cette promesse; leur parent étant mort sans faire de dispositions testamentaires, les héritiers dispersèrent cette riche collection.

Heller partit donc pour Paris, où il arriva dans le cours d'octobre 1838, avec une modique somme et sans autres ressources à espérer. Il alla voir Kalkbrenner, prit deux ou trois leçons de piano, mais fut bien vite obligé de les interrompre. Les conditions imposées par le professeur étaient singulières: payer 500 francs par an, rester cinq ans sous sa direction (cette direction consistait en un examen mensuel; il déléguait pour maître de piano un de ses élèves), — ne jamais rien publier sans son autorisation, de peur que l'élève ne compromît la renommée du maître.

Les premières années de séjour de notre compositeur à Paris furent douloureuses. C'était une nature fière et discrète, douée d'une insurmontable timidité. Le jeune Heller tenait, en outre, à maintenir avec une sorte de passion la liberté de ses actes et de ses pensées. Il n'échangeait aucune satisfaction de vanité, de gloriole, d'amour-propre contre le sacrifice de son indépendance. Il ne tenait qu'à lui, dès son arrivée à Paris, de se mettre en relation avec des gens influents ou en

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