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III

L'œuvre de Stephen Heller se compose d'environ 150 numéros, dont plusieurs correspondent à des recueils assez considérables. Chez Heller, comme chez la plupart de ceux auxquels il a été donné de fournir une carrière artistique assez longue, on remarque, non pas une succession de styles différents, mais pour ainsi dire des manières différentes d'un même style. Bien peu ont échappé à ces transformations qui procèdent d'une loi de nature.

Dans la première partie de sa carrière musicale, le compositeur cherche sa voie; il est obligé pour se faire connaître, de céder aux exigences du jour, de traiter en forme de fantaisies. ou de simples variations les thèmes ou mélodies à la mode. Il désire cependant être lui-même, il hasarde de temps à autre un caprice original, un impromptu, une pièce caractéristique; l'artiste de talent s'y révèle; mais le style n'a pas encore toute sa fermeté, l'individualité ne s'affirme pas d'une manière complète ce ne sont que les promesses de l'avenir.

Mais voici que bientôt l'artiste arrive à la pleine possession de lui-même. On voit éclore une riche moisson d'œuvres ciselées avec un goût parfait. La pensée est nette; les développements sont sobres. Le style s'affermit; il s'accuse, il revêt une originalité propre. C'est l'époque féconde; c'est l'été de la vie. Les œuvres de ce moment fortuné ne sont pas toujours celles que l'auteur préfère; ce sont presque toujours celles que l'avenir sanctionne.

Quand arrive l'automne de la vie, les idées n'ont plus la fraîcheur de la jeunesse, la force, la précision, la fermeté de l'âge mur; les grands artistes alors se laissent aller volontiers à la tentation de chercher de nouvelles formules, d'explorer l'in

connu.

Heller n'en est pas encore là; il n'a pas eu ses trois styles, il n'a pas parcouru le cycle entier du dévéloppement artistique; mais son œuvre est assez considérable pour qu'on puisse en aborder fructueusement l'étude.

L'œuvre d'un artiste à ses débuts ne peut être l'objet d'une monographie sérieuse. Que de fois à des promesses brillantes a succédé la plus ingrate stérilité! Que de fois n'a-t-on pas vu des talents humbles et modestes grandir jusqu'au génie !

Quand l'artiste, au contraire, a dépassé le printemps de la vie, donné sa moisson, son œuvre est intéressante à étudier : c'est un tout en quelque sorte organique. On peut l'analyser, discerner les éléments qui l'ont formé, indiquer dans quelles proportions ils se sont combinés, lui assigner un rang dans l'histoire de l'art.

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Stephen Heller procède avant tout de Mendelssohn, et cepen dant il a un style à lui, une originalité propre. Ceci demande à être expliqué.

Le grand éducateur musical de notre temps est Mendelssohn; aucun musicien n'a échappé à son influence, et ceux-là même

qui visent à l'originalité la plus grande laissent entrevoir partout la marque puissante de ce grand génie. Schumann, qui tint après lui le sceptre de la musique en Allemagne, en procède immédiatement, et les compositeurs qui aspirent en ce moment à une haute situation musicale en Europe, Raff, Brahms, Rubinstein sont en quelque sorte ses disciples (1).

Mendelssohn avait toutes les qualités requises pour jouer le rôle de grand pontife de la musique qu'avaient jouée avant lui Sébastien Bach et Hændel. Sa personnalité était trèscorrecte et très-digne; ses vertus domestiques imposaient le respect; il était riche; ses relations étaient immenses; par suite de sa situation exceptionnelle de fortune, il avait pu amasser en lui des trésors d'instruction littéraire et musicale et devenir le musicien le plus lettré, le plus instruit de son temps. Il pratiquait son art avec la ferveur du prêtre qui accomplit les actes de son ministère; il n'en parlait qu'avec les formules d'un pieux respect, il ne livrait à la publicité que des œuvres amenées par lui à la perfection, et, s'il sortait de sa tombe, il désavouerait la publication de ses œuvres posthumes. Il avait un scrupule infini de la forme : ses moindres lieder sont aussi travaillés, aussi finement ciselés que ses œuvres de grande haleine.

Ses compositions étaient accueillies par le public avec une faveur qui ne se démentit presque jamais. Les artistes étrangers venaient recevoir, aux concerts de la Gevandhaus, qu'il dirigeait, la consécration de leur réputation musicale. Les plus grands lui demandaient des conseils.

(1) En ce qui touche la musique dramatique, l'influence de Weber a été plus prépondérante. Meyerbeer procède de Weber, ainsi que Wagner. Chez nous, Gounod se rattache davantage à la tradition de Mendelssohn.

1

C'était bien là un rôle de pontife qu'il jouait, sans que personne cherchât à contester ses droits. Il n'y eut plus après lui de personnalité aussi haute: Schumann était une organisation trop incomplète pour hériter de toute son autorité : celui qui devait sombrer dans la folie ne pouvait aspirer à ce rôle de calme et puissant dominateur.

Mendelssohn justifiait-il cette grande situation par une originalité extrême qui fît de lui un révélateur, le prophète d'un ordre nouveau? Tentons de définir ce qu'il faut entendre par l'originalité dans les arts. Le premier qui imagina de tracer des signes sur le sable, de pétrir l'argile entre ses doigts pour reproduire les formes qui avaient frappé ses yeux; le premier qui essaya d'imiter, soit avec sa voix, soit par quelque moyen mécanique le chant des oiseaux, - celui-là fut le premier artiste, le plus original de tous, et encore eut-il un maître, la nature, qu'il cherchait à reproduire. Ceux qui vinrent après lui perfectionnèrent ses procédés, mirent, sans doute, quelque chose d'eux-mêmes dans leur œuvre; mais, dans cette œuvre, il y avait ce qu'avait trouvé le premier inventeur. Il en fut toujours ainsi. Haydn et Mozart procèdent des maîtres italiens; Beethoven procède d'Haydn et de Mozart.

De même, Mendelssohn profita de tout ce qu'avaient fait ses devanciers. Il amalgama ce qu'il y avait de plus rigoureux dans Bach avec ce qu'il y avait de plus romantique dans Weber, et, pourtant, malgré ce qu'en a dit M. Fétis, il se créa un style, un style auquel il mit son empreinte, qui est bien à lui, et qui n'est ni le style de Bach, ni le style de Weber. L'originalité d'un artiste est faite, pour partie, de l'originalité des artistes qui l'ont précédé. C'est ainsi que le chimiste forme de nouveaux corps avec des éléments déjà connus. Seulement la personna

lité de l'artiste joue ici un grand rôle ; c'est cette personnalité qui imprime à l'œuvre un caractère tout particulier. Le caractère de l'artiste est-il calme, son esprit est-il contemplatif et rèveur, ce caractère se retrouvera dans son œuvre ; son tempérament est-il fiévreux, emporté, son âme est-elle impressionnable, cette impressionabilité vous en retrouverez le signe dans ses compositions. Le milieu, aussi, a son importance. Les productions artistiques n'auront plus le même cachet selon qu'elles verront le jour en des temps calmes ou en des temps troublés, au sein d'une vie sociale paisible et bien réglée, ou au cours d'événements qui rendent l'existence complexe et difficile.

Cette théorie demanderait de longs développements. Bornons-nous à nous résumer et à dire : Dans l'œuvre d'un grand maître, il y a trois catégories d'éléments à discerner: d'abord les éléments qui concourent à former le style. Les plus nombreux proviennent de la tradition; quelque habile que soit la combinaison, on peut toujours arriver à discerner ce qui est traditionnel de ce qui est propre à l'auteur. Il y a ensuite les éléments qui proviennent du tempérament de l'artiste, ce sont là les véritables facteurs de l'originalité, ceux qui la constituent; car, pour la troisième catégorie d'éléments, ceux qui naissent du milieu et des circonstances extérieures, ils se subordonnent généralement au caractère propre de l'individu qui voit les choses d'une façon relative: tel reste calme dans un milieu troublé; tel se trouble au moindre incident, au sein du milieu le plus paisible.

Si nous appliquons cette théorie à Schumann, nous pourrons en vérifier l'exactitude. Le style de ce maître procède de la tradition, de celle qui, par Mendelssohn, remonte à Weber, à Bach et au delà. On peut discerner les éléments dont s'est

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