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Les Grecs, nos maîtres en toutes choses, vivant sous un ciel pur, en face d'une mer bleue, baignés dans la lumière, conçurent le plus souvent, du monde extérieur, une idée sereine. qui se reflète dans tout ce qu'ils ont produit: leurs statues ont un caractère de majesté tranquille, de beauté chaste qu'on n'a jamais atteint après eux.

Les peuples de l'antiquité vivaient plus rapprochés que nous de la nature; mais tout en l'aimant, ils la craignaient aussi. Pour certains d'entre eux, c'était un être supérieur dont il y avait tout à redouter, un dieu capricieux et mobile, charmant dans ses caresses, mais impitoyable dans ses colères; la nature semblait avoir des passions comme les hommes. Un brillant soleil éclairait-il les collines et les promontoires, une pure brise rafraîchissait-elle l'atmosphère, l'océan venait-il, en cadence, briser ses flots bleus sur le rivage, les anciens voyaient dans la nature une mère heureuse prodiguant à ses enfants le sourire de ses yeux et le parfum de sa chaude haleine. Les nuages, au contraire, couraient-ils sur la vaste étendue, c'étaient les soucis qui obscurcissaient son front. La pluie tombait-elle en masses pressées, c'étaient ses larmes ; l'orage grondait-il, la foudre sillonnait-elle la nue, c'étaient les éclats de sa colère.

La nature était donc aussi un être redoutable, et cet aspect avait surtout frappé les vieux poëtes romains, qui chantaient plus volontiers les horreurs sacrées des grands bois, les mystères effrayants des sombres gouffres que les bienfaisantes larmes de l'aurore et la douce sérénité des champs. Virgile seul, à l'entrée des temps nouveaux, envisagea la nature sous son côté le plus riant, sous son jour le plus pur.

Le moyen âge, plein de superstitions et de terreurs, voit

partout le démon, peuple les forêts de fées et d'esprits élémentaires, revient aux plus folles imaginations païennes.

Les modernes ont mieux compris la nature. La science a fait justice de ces hallucinations qui épouvantèrent nos pères; elle a fait tomber le rideau épais qui dissimulait les véritables contours. Le monde est le théâtre où se joue notre destinée, théâtre où tout vit, tout se meut, tout s'agite, depuis les éléments qui se rapprochent en vertu d'affinités mystérieuses jusqu'à l'homme, la plus intelligente et la plus vive des créatures.

L'écrivain, prosateur ou poëte, décrit la nature dans ses livres; le peintre la reproduit en l'idéalisant; le musicien ne peut que traduire, dans sa langue, les impressions qu'il reçoit du monde extérieur. Il n'entre pas dans notre cadre de longuement disserter sur la peinture et de noter les mérites de nos modernes paysagistes. Non seulement ils peignent la nature avec un savoir-faire merveilleux, mais ils savent mettre dans leur toile une pensée intime, un reflet vivant des émotions qu'ils ont ressenties; leur œuvre nous dit sous quel aspect ils ont vu le monde extérieur, quelle impression a ébranlé leur âme. Mettez deux peintres de génie en face du même site: ils le reproduiront l'un et l'autre; mais les deux toiles ne se ressembleront en rien. Ce qui déterminera notre impression, ce sera moins le paysage en lui-même que l'émotion éprouvée par le peintre. C'est ce qui fait la différence de l'art avec la photographie. La photographie nous donne la reproduction matérielle, inerte, non vivante. L'artiste est en communion avec la nature: pour lui, elle vit, elle palpite, elle parle; à son contact, il vibre lui-même, il pense; il met sa pensée dans sa toile, et la toile vit à son tour.

Le musicien ne peut reproduire la nature; mais il peut nous dire ce qu'il a ressenti à son contact. Chez certains musiciens, la sensation domine; tel Beethoven dans la Pastorale, Weber dans le Freyschütz; chez d'autres, le sentiment.

Chez notre musicien, qui n'est ni un Beethoven, ni un Weber, mais qui, dans de tout petits cadres, a atteint la perfection, le sentiment règne en maître. Voyons comment Heller l'a exprimé dans les œuvres charmantes qu'on appelle les Promenades d'un solitaire, les Bois, les Rêveries pastorales, etc.

En intitulant son premier recueil les Promenades d'un solitaire, Heller semble avoir emprunté à Rousseau le titre d'un de ses ouvrages. Cette supposition devient une certitude si l'on remarque que l'œuvre 101 de notre compositeur répond à la même préocupation; elle est intitulée : Rêveries d'un promeneur solitaire (J.-J. Rousseau) pour piano (1). Rousseau aimait et comprenait la nature. Il eût voulu passer sa vie dans la contemplation et les paisibles rêveries, au fond des vallées du Jura ou dans quelque île solitaire des lacs de la Suisse; mais son caractère inquiet, sa croyance à des complots imaginaires tramés contre lui ne lui permirent jamais de trouver le repos qu'il souhaitait. Quand sa fin approcha, il chercha un asile à la campagne pour abriter ses derniers jours; il voulait finir au sein de la nature qu'il avait tant aimée. Ses Rêveries sont comme son adieu à la terre. Il y a des choses singulières dans ces Rêveries parfois Rousseau s'anéantit dans la contemplation de la nature et tourne au panthéisme, témoin le passage de la cinquième Promenade:

(1) En tête d'une Rêverie, op. 58, nous trouvons une épigraphe tirée de l'œuvre du célèbre philosophe.

« Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'ile et j'allais volontiers m'a sseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque anse cachée : là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalle, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la surface m'offrait l'image; mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait et qui, sans aucun secours actif de mon âme, ne laissait pas de m'attacher, au point qu'appelé par l'heure et le signal convenu, je ne pouvais m'arracher de là sans effort. »

Mais, le plus souvent, au sein de la nature, Rousseau cause de lui-même et peu du théâtre merveilleux au milieu duquel il promène ses pas inquiets et son âme troublée. C'est en cela que l'œuvre de notre compositeur se rapproche de celle du philosophe genévois. Or sent que Heller, dans ses promenades solitaires, s'est inspiré de la nature, ou plutôt qu'elle lui a inspiré une foule d'idées conformes aux tableaux qui se déroulaient devant son imagination. Mais ces idées qu'il a fixées et réunies dans son recueil, on sent qu'il leur a donné leur forme définitive chez lui, devant sa table, au coin de son feu, et personne n'y a perdu. Ce n'est pas de l'aubépine en fleur, du fleuve tranquille, de la cascade jaillissante, de la

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neige et des vents que nous entretient le poëte-musicien, mais de lui-même et des impressions qu'il a ressenties en présence de ces scènes réelles ou imaginaires; et peut-être Heller ne s'est-il pas tant promené que le titre de son recueil pourrait le faire croire n'est-ce-pas surtout sa pensée qui a voyagé, évoqué les souvenirs de la jeunesse, réveillé des impressions jadis ressenties et restées latentes dans quelque recoin de son cerveau! Weber, du reste, qui avait si admirablement peint la chasse et ses émotions, les bois et leur « épouvante sacrée », avait-il eu besoin de courir les champs et les forêts pour trouver des accents si vrais et si admirables!

Que S. Heller ait parcouru les sentiers, le bâton du voyageur à la main, ou que son imagination seule ait suffi à la tâche, nous devons reconnaître que les Promenades d'un solitaire sont l'expression vraie de sentiments qui sont nés ou ont pu naître au sein de la nature. Tout serait à citer dans cette belle série d'œuvres (op. 78, 80, 89); mais, s'il fallait exprimer nos préférences personnelles, nous les donnerions aux no 1 et 2 de l'œuvre 78; 2, 3 et 6 de l'œuvre 80; 3 de l'œuvre 89, qui se distinguent par une vigueur d'allure, une netteté et une précision admirables. Le n° 3 de l'œuvre 89, orchestré à la Mendelssohn, ferait une courte mais superbe page instrumentale.

Dans les Bois, la sensation semble dominer un peu plus que le sentiment. Ces pièces sont plus descriptives que les Promenades d'un solitaire. Cela tient peut-être à ce que, pour peindre les bois, la chasse, il y a certaines formules convenues auxquelles s'est habituée l'oreille, et qui, immédiatement. rappellent l'objet auquel elles correspondent. Ces formules, Heller n'a pas dédaigné de les employer, et c'est peut-être ce

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