ページの画像
PDF
ePub
[ocr errors]

troyen; Neptune le dérobe à la fureur du demi-dieu qui seul de tous les Grecs peut l'immoler.

Voilà tout ce qu'Homère accorde au fils d'Anchise; ce n'est point assez sans doute pour le placer au rang de ce petit nombre de héros que Jupiter aime, et qu'une ardente vertu conduit au ciel par le chemin d'Hercule ou de Bacchus. Homère s'est évidemment borné à ébaucher une grande physionomie, dont il avait conçu le modèle. En effet les paroles d'Hélénus, les plaintes du dieu Mars, le rapprochement perpétuel avec Hector, la haute opinion du peuple troyen, la confiance du fils de Priam, la protection de l'Olympe, l'ordre que lui donne Neptune de ne pas combattre jusqu'à la mort d'Achille, ordre qui le destine évidemment à devenir le successeur d'Hector, nous ont fait sur Enée des promesses qui ne se réalisent point; le rôle qu'il joue manque des développements nécessaires à l'économie de l'action. Enée pouvait être plus grand; le frère d'armes d'Hector ne paraît point assez digne de lui.

C'est ainsi que Virgile s'entretenait avec lui-même, au moment de saisir une grande idée: il y touchait ; tout à coup il s'arrête, et le nom d'Hector reste stérile encore pour son génie, comme un de ces germes qui dorment et vivent pourtant dans la pensée de l'homme jusqu'au moment qui doit les féconder. Le poëte médite sur les moyens d'élever son héros à la hauteur homérique; il travaille, il s'efforce, il tremble devant la tâche d'achever l'esquisse du maître, ou plutôt de donner des formes dignes d'elle à la pensée d'Homère.

Virgile reprend la lecture de l'Iliade; il l'examine de nouveau avec cette attention forte et passionnée, avec cet esprit d'analyse, sources de tant de découvertes dans les ouvrages du génie. L'ordre et la suite de ses idées l'amènent à concentrer enfin ses regards sur Hector et sur Achille.

Le poëte trace dans son imagination le parallèle des deux rivaux. Que voit-il dans le fils de Thétis? L'homme du Destin, un héros qui porte avec lui le triomphe ou la perte d'un peuple. Il menace, tout est dans la terreur; il se retire des combats, quel découragement suit sa retraite! Ulysse, Nestor, Agamemnon, tous les rois ont peine à retenir les soldats, qui brûlent de retourner dans leur patrie. Sans cesse le poëte ou les dieux font espérer le retour d'Achille aux Grecs désespérés de l'avoir perdu. Son image brille comme un présage de gloire et de salut aux yeux des guerriers d'Argos et de Mycènes; toujours présent à leur pensée, il grandit encore dans leur désastre. Plus malheureuse que lorsqu'elle périssait sous les flèches du frère de Diane,

[ocr errors]

Dès le second chant. Peut-être, sans cette espérance, il n'y aurait plus d'armée grecque devant Troie, c'est ce que le poëte nous fait sentir avec dessein. En outre, comme l'époque du retour d'Achille est incertaine, et comme l'éloignement du héros dure assez pour causer presque la ruine des Grecs, leurs alarmes, leur douleur et leur déses poir l'emportent même sur les promesses des dieux; et le poëte conserve ainsi à l'absence d'Achille toute la puissance d'effet qu'il a voulu lui donner.

l'armée voit dans Achille l'héritier de la colère d'Apollon; sa pieuse terreur se tourne vers un mortel comme vers un autre dieu qui venge aussi une impardonnable offense. Plus loin, Ajax lui-même pousse le dernier cri de l'épouvante en invoquant Achille, au milieu d'une nuit de ténèbres et de carnage. Privé d'un tel secours, le Télamonien ne veut plus que mourir à la clarté des cieux. Qu'on juge de ce que doivent penser et dire les soldats, quand de semblables paroles peuvent sortir de la bouche d'Ajax,le seul des Grecs peutêtre capable de porter les armes et de balancer la valeur d'Achille ! Cependant le héros, encore inexorable, sauve les Grecs jusque dans son inaction. En approchant de la flotte ennemie: «Il nous voit!» disent les Troyens, et cette seule pensée les empêche de mettre fin à la guerre en achevant un triomphe inouï. Entre les mains de Patrocle, les armes d'Achille font presque tomber la ville de Priam; passées au pouvoir d'Hector, elles vont porter enfin le coup mortel aux Argiens; la Grèce périssait; Achille pousse un cri, et maintenant c'est Ilion qui attend sa ruine dans le silence de l'épouvante!

Certes, en remarquant toutes ces preuves de l'attention d'Homère sur son héros, en réunissant par la pensée les diverses parties du rôle qu'il lui fait jouer, en voyant le divin ascendant qu'il lui donne du moment où il le ramène sur le théâtre pour être en spectacle à l'Europe et à l'Asie, on ne saurait s'empêcher de reconnaître ici l'influence d'une pensée unique et féconde, une étonnante puissance de progression. Il y

a dans Homère un luxe de force et de grandeur qui confond l'imagination. De Nestor au fier Atride, de Ménélas à son frère, d'Ulysse à Diomède, de Diomède au terrible Ajax, de Patrocle à Hector, qui lutte seul contre tous ces rivaux d'héroïsme, le poëte s'élève toujours sans se lasser, et met tour à tour sur la tête de chacun d'eux la couronne de gloire. Mais enfin Hector parait garder ce noble diadème: qui done viendra le lui ravir? Comment, par quels exploits, par quel favori des dieux tant de grandeur sera-t-elle surpassée? Homère a répondu sans effort à ce cri de l'admiration. Au reste, il ne faut pas s'y tromper, c'est en laissant Achille dans un lointain mystérieux, c'est en le contemplant des yeux de la pensée, au fond d'une espèce de sanctuaire, comme le génie de Phidias allait contempler Jupiter dans l'Olympe, qu'Homère est parvenu au sublime de l'idéal et du vrai dans le personnage d'Achille. Examinons maintenant les cruels contrastes de ce caractère.

Il étale une grandeur au-dessus de la nature humaine; mais, sans Minerve, son glaive allait donner la mort au roi des rois, et livrer à la fureur d'Hector les Argiens menacés de tous les malheurs par la perte d'un chef qui peut seul contenir tant d'ambitions rivales; il ne veut pas prendre, même pour Briséis, les armes contre sa patrie, mais il la trahit en l'abandonnant à des calamités qu'il contemple avec un plaisir impie; il respecte les hérauts, ministres de Jupiter et des hommes, mais le désespoir de la Grèce ne peut féchir ce cœur farouche qui semble amasser et couver sa

vengeance pour l'assouvir avec barbarie. Si la mort de Patrocle le jette dans le délire de la douleur, il a causé la perte d'un héros et d'un ami; si son repentir est sublime, c'est Patrocle et non pas la Grèce qui l'inspire; Achille ne gémit pas sur la patrie que sa haine a réduite au désespoir, mais sur Patrocle dont il se reproche le trépas; nous le plaignons cependant, nous partageons la tristesse de son deuil. Tout à coup il s'arrache du tombeau couvert de ses offrandes cet ami tendre et religieux n'est plus qu'un tigre qui se baigne avec joie dans un fleuve de sang troyen! Encore s'il eût couru à la vengeance au moment même de la chute de Patrocle! loin qu'on puisse alléguer cette excuse, il a eu tout le temps de calmer les premiers transports de sa rage. Son cœur a été soulagé par d'abondantes larmes, sa pitié satisfaite par des tributs bien propres à consoler les mânes de Patrocle, lorsqu'il tombe dans des excès de férocité qui font frémir! Au lieu d'inspirer presque de l'admiration pour ces prodiges de fureur, ne serait-il pas temps de les vouer à l'horreur des peuples? Admirons toutefois l'habileté d'Homère à peine Patrocle est-il vengé, que le vainqueur d'Hector, le meurtrier d'un cadavre, reprend un cœur d'homme dans les jeux funèbres qu'il offre à son compagnon d'armes. Touché d'entendre sans cesse le nom de Patrocle mêlé à toutes les paroles d'Achille, nous reconnaissons avec surprise en lui des qualités qui donnent à son caractère les grâces de sa personne. C'est un art bien délicat que celui qui nous a ménagé cette découverte. C'est un

:

« 前へ次へ »