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Dieux! est-ce dans le plus haut période de notre gloire qu'un Anglois devoit donner ce premier exemple? faut-il encore qu'on en écrive?"

Contre une attaque aussi grave quel rempart vous ferez-vous? Trouverez-vous des défenseurs où vous n'avez point de complices? Oserai-je élever ma voix moi, qui, Anglois simplement par choix sans l'être de naissance, n'ai pu, après vingt ans de séjour dans votre île, naturaliser ma langue aussi bien que mon cœur?

Dirai-je ce que Plutarque, à peu près dans le même cas que moi, auroit dit, que rien ne fut plus vain que la prophétie de l'acre censeur, que le Grec perdroit sa patrie, puisqu'au contraire elle s'éleva au comble de la gloire et du pouvoir dans le tems que les lettres Grecques et l'érudition étrangère y fleurirent le plus,* que ce peuple qui, tant qu'il fut libre, plaça sa grandeur dans ce qui seul fait la grandeur d'un peuple, fit venir ses grammairiens, mais non ses généraux de la Grèce, au lieu que Carthage y prit ses soldats et ses géné raux, et en défendit la langue;† que Flaminius, Scipion, Caton même,. . . . mais comme eux je parle Grec à votre homme. Il ignore également que Cicéron fut initié à Athènes, et que le nom de Chesterfield se trouve dans les registres d'une célèbre académie de Paris: il jureroit que les Edouards et les Henris ne parlèrent ou du moins ne lurent jamais de François, et si je le pressois, il me soutiendroit peut-être que le roi de Prusse se

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roit déjà maître de Vienne, s'il n'eût pas écrit, en style de Voltaire, les Mémoires de Brandebourg.

Mépriser sa propre langue, rien sans doute de plus honteux. Mais la méprise-t-on à moins qu'on ne donne l'exclusion à toute autre? Cicéron, qui écrivit l'histoire de son consulat en Grec, préféra donc cette langue, lui qui n'eut jamais de rival dans la sienne, qui la croyoit, peut-être par préjugé, beaucoup plus riche que la Grecque, et qui, s'il ne la rendit pas telle, étendit les bornes de sa juridiction plus que César celles de l'empire.

*

S'il étoit vrai que le génie insociable des diverses langues empêche celui qui veut les concilier, d'exceller dans aucune, on auroit tort sans doute de s'exposer au risque de corrompre la pureté de celle qui nous est naturelle, sans pouvoir se flatter de réussir dans celle qui ne l'est pas. Mais tant s'en faut que l'expérience ait confirmé cette prétendue crainte des mélanges. Jamais les Romains n'écrivirent mieux en Latin qu'au sortir des écoles Grecques. Le morceau de Cicéron, dont j'ai parlé, nous a probablement valu les chef-d'œuvres Latins de Salluste, et sans l'histoire de Polybe, revue par le héros qui avoit été son disciple, nous n'aurions peut-être jamais eu ni Tite Live ni Tacite.

Toute langue, qui se suffit, est bornée. La vôtre, plus que toute autre, s'est enrichie par ses emprunts. Seroit-il impossible que l'Italien ne pût encore la rendre plus douce, l'Allemand plus com

De Finib. lib. iii.

pré

prehensive, le François plus précise et plus régulière? Semblables à ces lacs dont les eaux s'épurent et s'éclaircissent par le mélange et l'agitation de celles qu'ils reçoivent des fleuves voisins, les langues modernes ne demeurent vivantes que par leur communication, et si je l'osois dire par, leur choc réciproque.

Non, ce n'est point de l'écrivain qui s'exerce à écrire avec pureté dans une langue étrangère, que la sienne a lieu de craindre qu'il ne l'altère mal à propos. Le dégré de perfection, auquel elle peut atteindre, est son objet, et l'analogie sa règle. Il connoît trop les richesses de sa langue, pour la charger de mots inutilement transplantés. Il a étudié son caractère, et ne se permet point de constructions forcées, sous prétexte de se faire lire. Respectant même ses bizarreries, il sait qu'un long usage exige de grands ménagemens, et que l'homme sensé ne se distingue jamais beaucoup, et très rarement le premier.

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Qui sont donc les véritables corrupteurs des langues? Ces petits beaux-esprits qui, faute de nouvelles idées, n'ont pour se distinguer que leur néologique jargon; ces jeunes voyageurs qui, de Paris qu'ils ont mal vu, rapportent et font circuler l'expression du jour qu'ils n'ont pas comprise; et plus futiles que les uns et les autres, ces demi-savans, qui croyent donner du relief à leur paradoxes, et de la variété à leur style, par l'introduction de synomimes barbares, dont leur dictionnaire leur a, peut-être à grand'peine, indiqué le sens.

Rarement

Rarement un étranger parvient-il à écrire dans une langue, qui n'est pas la sienne, de manière à n'être pas reconnu. Mais faut-il qu'il ne le soit pas? Lucullus auroit pu se passer d'affecter des Latinismes, de peur d'être pris pour un Grec, et je ne crois pas que vous vous piquiez d'être moins facile à reconnoître pour un Anglois que Lucullus pour un Romain. Mais c'est cela même qui, aux yeux d'un François, vous donnera un nouveau mérite. Il remarquera un mot, un tour étranger à sa langue, et peut-être souhaitera qu'il ne le fût pas. Ces traits saillans, ces figures hardies, ce sacrifice de la règle au sentiment, et de la cadence à la force, lui caractériseront une nation originale, qui mérite d'être étudiée, et qui gagne toujours à l'être. L'individu ne lui échappera pas, et il saura discerner ce que vous devez à votre île, et ce que votre île vous doit.

Quand on ne sait qu'une langue, c'est par les traductions seules qu'on connoît les auteurs étrangers. Suffisent-elles pour en juger? Ferai-je la satyre des personnes qui se consacrent à la pénible tâche de traduire, en affirmant que leur moindre défaut est de nous faire perdre le caractère national et personnel de leurs auteurs? Ah! que ces auteurs n'ont-ils écrit eux-mêmes, quoique mal, dans une autre langue! Mon expression est celle qui accompagne ma pensée. Vous qui me traduisez, sentez-vous ce que j'ai senti? Montaigne seroit toujours Montaigne, s'il eut lui-même été le cuisinier Anglois de ses essais, et j'estimerois vingt fois plus un des livres de Milton écrit en François

ou

ou en Italien par Milton, que les traductions élégantes de Du Boccage et de Rolli.

Que si, dans vos climats si heureusement isolés, quelques personnes jalouses de l'universalité que le François s'est acquis sur le Continent, se plai gnoient que vous rompez la dernière digue qui s'oppose à l'inondation, qu'elles me permettent de ne pas regarder comme un grand malheur, qu'une langue commune lie de plus en plus les états de l'Europe, facilite les conférences des ministres, prévienne les longueurs des négociations et les équivoques des traités, fasse souhaiter la paix, et la rende plus durable et plus chère. Le premier pas qu'on doive faire pour s'accorder, c'est de travailler à s'entendre.

Vous venez, Monsieur, de donner un grand exemple. Au milieu des succès de vos armes vous avez honoré les lettres de vos ennemis. Ce dernier triomphe est le plus noble. Puisse-t-il devenir général et réciproque, et le tems venir, où les divers peuples, membres épars de la même famille, s'élevant au-dessus des distinctions partiales d'Anglois, de François, d'Allemand, et de Russe, mériteront le titre d'homme!

J'ai l'honneur d'être avec des sentimens qui ne dépendent d'aucun climat ni d'aucun siècle,

MONSIEUR,

Votre très humble et très obéïsant serviteur,

Du Musée Britannique,

le 16 Juin, 1761.

M. MATY.

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