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que nous avons pour recouvrer ce que nous n'avons plus. Je trouve que milord Bolingbroke avoit assez raison de le dire; mais je crois que, quand on en viendroit à l'épreuve, lui, et tout homme de goût, auroit bien de la peine à se défaire d'aucune partie d'un trésor aussi inestimable, On seroit dans le cas de Philippe V. lorsqu'il falloit opter entre la couronne d'Espagne, et la succession de celle de France; le choix étoit facile, mais la difficulté d'en laisser une d'elles. J'avoue pourtant qu'il y auroit bien des auteurs de l'antiquité que je sacrifierois pour avoir seulement les livres de Tite Live qui contiennent l'histoire des 60 ans depuis l'an de Rome 663 jusqu'à 723; on ne peut guères concevoir un point de vue plus magnifique que celui-là, où toute la terre connue étoit le théâtre, et une foule de grands hommes, que la nature pour l'ordinaire ne produit qu'à l'éloignement de quelques siècles, mais qu'elle avoit alors fait contemporains, étoient les acteurs; tels que Marius, Sylla, Metellus, Catulus, Pompée, César, Crassus, Lucullus, Cicéron, Hortensius, M. Antoine, Auguste, et tant d'autres hommes capables de faire le bonheur des hommes ou leur malheur. Un pinceau tel que le sien, sans se jetter, comme Salluste, dans des déclamations continuelles contre les mœurs de son tems, et sans donner, comme Tacite, à l'esprit des hommes ce qui étoit à leur cœur, auroit décrit les mœurs du siècle de Lucullus avec le même sangfroid qu'il l'a fait de ceux de celui de Fabricius, voyant que les unes et les autres étoient des états différens de la république, et que vouloir qu'un peuple maître du monde fût animé du même esprit que les habitans de Rome naissante,

sante, étoit vouloir une république de Platon. Semblable aux observateurs de la nature il auroit re

connu que les expériences valoient mieux que les systèmes, et en conséquence de ce principe il auroit expliqué le caractère de l'homme par ses actions, (encore s'y seroit-il pris avec bien des précautions,) non point les actions suivant l'idée qu'on s'étoit formé d'avance du caractère. Il auroit vu que bien loin que le caractère qu'on pose à la base de la narration soit uniforme, que bien loin, dis-je, qu'il puisse nous rendre raison de la conduite d'une vie entière, rien n'est plus dissemblable à l'homme de hier `que l'homme d'aujourd'hui. Les messieurs qui croyent pouvoir nous développer ainsi tous les motifs des actions des hommes (qui très souvent ne les connoissent pas eux-mêmes) ont à la fois bien bonne opinion et de la constance des hommes et de leur propre pénétration; mais qu'ils se souviennent que,

In vain the sage, with retrospective eye,

Would from the apparent what conclude the why,
Infer the motive from the deed, and shew

That what we chanced, was what we meant to do.
Behold! if Fortune or a mistress frowns,

Some plunge in business, others shave their crowns:
To ease the soul of one oppressive weight,
This quits an empire, that embroils a state :
The same adust complexion has impell'd
Charles to the convent, Philip to the field!

En réfléchissant à cette immense perte que nous avons fait d'un si bel ouvrage, nous ne pouvons guères pardonner à nos barbares ancêtres d'avoir si cruellement détruit ou au moins estropié presque tout ce que les anciens avoient fait de beau. Encore

patience

patience pour que dans les mille ans que leur règne a duré ils n'ayent point avancé les sciences, s'ils nous avoient au moins laissé dans le même état où se trouvoit le monde littéraire vers l'an 400, quand ils ont commencé tout de bon leurs inondations, et qu'ils n'eussent pas ruiné, s'ils ne pouvoient bâtir. Ils nous ont à la vérité conservé quelque chose de ces hasards si on peut appeller conserver, laisser quelques ouvrages à l'oubli que le hasard, bien plus que leurs soins, a amené jusqu'au rétablissement des sciences en Europe. Le sort de ce petit nombre, dont presque tous ont été trouvés, fourniroit bien de la matière à des réflexions sur le bizarre sort que quelques uns ont subi. Mais ce ne seroit pas ici un lieu convenable de s'y livrer, de parcourir tout ce qui nous reste de tant d'ouvrages dignes de l'immortalité, et de montrer pourquoi les uns plutôt que les autres sont échappé au grand naufrage des lettres. Tout ce que je dirai ici c'est de remarquer qu'en gros les poëtes se sont beaucoup mieux conservés que les historiens. Mettons en parallèle Salluste, Tite Live, et Tacite, les plus illustres des derniers, avec Virgile, Horace et Ovide, les plus célèbres d'entre les premiers. Salluste est presque entièrement perdu, à la réserve de deux petits morceaux. A peine nous reste-t-il un tiers de Tite Live. Nous n'avons pas la moitié de Tacite. Par contre, Virgile et Horace se sont conservés en leur entier, et il ne nous manque que la moitié d'un seul ouvrage, celui encore qui tient le plus de l'histoire. Si on vouloit rechercher les raisons de ce phénomène peut-être ne seroit-elles bien

difficiles

difficiles à trouver. I. Cæteris paribus, I. Cæteris paribus, l'ouvrage d'un poëte doit se conserver plus naturellement que celui d'un historien, parcequ'il intéressse davantage tous les tems et tous les pays. Nous ne pouvons guères nous dispenser de savoir ce qui est arrivé à notre patrie pendant le siècle dans lequel nous vivons. Tout nous y rappelle. Les livres donc qui en traitent sont entre les mains de tout le monde. L'éloignement de quelques siècles diminue de beaucoup la vivacité de cet intérêt. Ces ouvrages disparoissent de chez les cabinets des gens du monde, pour se réfugier dans ceux des savans. Cependant c'est toujours l'histoire de la patrie, et cette considération fait que bien des gens ne la négligent pas entièrement. L'origine des familles illustres, celles de tant de coutumes anciennes, la rende encore intéressante pour l'homme curieux, et les principes de la constitution civile et ecclésiastique la rendent souvent necessaire pour l'homme d'état. Mais lorsqu'à l'éloignement du tems on ajoute encore celui des lieux, on trouvera qu'ils ont perdu presque tout leur mérite, excepté celui que leur auteur a su leur donner par la manière dont il a traité son sujet. Ils ne sont plus guères intéressans qu'aux érudits, à qui tout plait qui est ancien, peu utile, et inconnu de presque tout le monde, et qu'à quelques philosophes qui aiment à considérer l'homme dans toutes ses différentes modifications. Faut-il donc s'étonner si l'on apporte beaucoup moins de soin à leur conservation qu'à celle des poëtes, dont les beautés peuvent être senties à Paris aussi bien qu'à Rome, dans le

siècle.

siècle de Louis XV. aussi bien que dans celui d'Auguste? II. Quelques circonstances particulières peuvent encore fonder si non une raison du moins une conjecture: la voici. Dans les tems où les auteurs étoient encore en leur entier, c'est à dire dans les deux ou trois premiers siècles qui ont suivi la chûte de l'empire d'occident, les pays où la langue Latine se conservoit se trouvoient possédés par des nations différentes entre elles mais toutes ennemis jurés du nom Romain. Ces peuples devoient-ils voir avec plaisir des ouvrages se multiplier et se perpétuer qui faisoient voir leurs propres ancêtres dans l'état de la plus grande humiliation, et ceux de leurs esclaves au comble de la grandeur? Ne devoient-ils pas craindre que la lecture de ces mêmes auteurs n'inspirassent aux Romains des sentimens peu convenables à leur condition actuelle, et que s'ils ne les faisoient pas entreprendre de secouer le joug, que du moins ils ne le leur fissent supporter impatiemment? Je ne pense pas qu'on ait publié d'ordres sur ce sujet. Mais il faut bien peu connoître les moines (alors seuls dépositaires du savoir) pour croire qu'ils ne sentoient pas les idées de leurs maîtres; et bien peu leur avarice si l'on s'imagine qu'ils ne se soucioient bien plus de gagner quelques arpens que leur complaisance pouvoient attirer à leur couvent, que de conserver tous les plus beaux morceaux des anciens. D'un autre côté ils ne devoient pas être bien gracieux pour les vaincus de rappeller les triomphes de leurs ancêtres. Dégénérés comme ils étoient ils devoient dire, avec l'affranchi de Terence, "Ista commemoratio quasi

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