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Ce qu'il est.

seroit dans l'incertitude sur la nature de ce talent; et celle-ci pourroit nous conduire à douter s'il leur est tombé en partage. Chez les uns il consiste à se frayer des routes nouvelles, et à fronder toute opinion dominante, fut-elle de Socrate ou d'un inquisiteur Portugais, par la seule raison qu'elle est dominante. Chez les autres cet esprit s'identifie avec la géométrie, cette reine impérieuse qui, non contente de régner, proscrit ses sœurs, et déclare tout raisonnement peu digne de ce nom, s'il ne roule pas sur des lignes et sur des nombres. Rendons justice à l'esprit hardi, dont les écarts ont quelquefois conduit à la vérité, et dont les excès mêmes, comme les rébellions des peuples, inspirent une crainte salutaire au despotisme. Pénétronsnous bien de tout ce que nous devons à l'esprit géomètre: mais cherchons pour l'esprit philosophique, un objet plus sage que celui-là, et plus universel que celui-ci.

XLVI. Quiconque s'est familiarisé avec les écrits de Cicéron, de Tacite, de Bacon, de Leibnitz, de Fontenelle, de Montesquieu, s'en sera fait une idée aussi juste et bien plus parfaite que celle que j'essayerai de tracer.

L'esprit philosophique consiste à pouvoir remonter aux idées simples; à saisir et à combiner les premiers principes. Le coup d'œil de son possesseur est juste, mais en même tems étendu. Placé sur une hauteur, il embrasse une grande étendue de païs, dont il se forme une image nette et unique, pendant que des esprits aussi justes, mais plus bornés, n'en découvrent qu'une partie. Il peut être géo

mètre,

mètre, antiquaire, musicien, mais il est toujours philosophe, et à force de pénétrer les premiers, principes de son art, il lui devient supérieur. Il a place parmi de petit nombre de génies qui travaillent de loin en loin à former cette première science à laquelle, si elle étoit perfectionnée, les autres seroient soumises. En ce sens cet esprit est bien peu commun. Il est assez de génies capables de recevoir avec justesse des idées particulières; il en est peu qui puissent renfermer dans une seule idée abstraite, un assemblage nombreux d'autres idées moins générales.

XLVII. Quelle étude peut former cet esprit? Le secours Je n'en connois aucune. Don du ciel, le grand tirer de la qu'il peut nombre l'ignore ou le méprise; les sages le souhai- littérature. tent; quelques-uns l'ont reçu; nul ne l'acquiert: mais je crois l'étude de la littérature, cette habitude de devenir, tour à tour, Grec, Romain, disciple de Zénon ou d'Epicure, bien propre à le développer et à l'exercer. A travers cette diversité infinie d'esprits, on remarque une conformité générale entre ceux à qui leur siècle, leur païs, leur religion ont inspiré une manière à peu près pareille d'envisager les mêmes objets. Les ames les plus exemptes de préjugés, ne sauroient s'en défaire entièrement. Leurs idées ont un air de paradoxe; et en brisant leurs chaines, vous sentez qu'elles les ont portées. Je cherche chez les Grecs des fauteurs de la démocratie; des enthousiastes de l'amour de la patrie chez les Romains; chez les sujets des Commode, des Sévère ou des Caracalla, des apologistes du pouvoir absolu; et chez l'Epicurien de l'antiquité,

l'antiquité, la condamnation de sa religion. Quel spectacle pour un esprit vraiment philosophique de voir les opinions les plus absurdes reçues chez les nations les plus éclairées, des barbares parvenus à la connoissance des plus sublimes vérités, des conséquences vraies, mais peu justes, tirées des principes les plus erronés, des principes admirables qui approchoient toujours de la vérité sans jamais y conduire, le langage formé sur les idées, et les idées justifiées par le langage, les sources de la morale partout les mêmes, les opinions de la contentieuse métaphysique partout variées, d'ordinaire extravagantes, nettes seulement pendant qu'elles furent superficielles, subtiles, obscures, incertaines, toutes les fois qu'elles prétendirent à la profondeur! Un ouvrage Iroquois, fut-il rempli d'absurdités, seroit un morceau impayable. Il offriroit une expérience unique de la nature de l'esprit humain, placé dans des circonstances que nous n'avons jamais éprouvées, et dominé par des mœurs et des opinions religieuses totalement contraires aux nôtres. Quelquefois nous serions frappés et instruits par la contrariété des idées qui en naîtroient; nous en chercherions les raisons; nous suivrions l'ame d'erreur en erreur. Quelquefois aussi nous reconnoîtrions avec plaisir nos principes, mais découverts par d'autres routes,

* Depuis qu'Epicure eut répandu sa doctrine, on commença à se déclarer assez publiquement sur la religion dominante, et à ne la regarder que comme une institution. V. Lucret. de Rer. Natur. 1. i. v. 62, &c. Sallust. in Bell. Catilin. c. 51. Cicero pro Cluent. c. 61.

et

et presque toujours modifiés et altérés. Nous y apprendrions non seulement à avouer, mais à sentir la force des préjugés, à ne nous étonner jamais de ce qui nous paroît le plus absurde, et à nous défier souvent de ce qui nous semble le mieux établi.

J'aime à voir les jugemens des hommes prendre une teinture de leurs préventions, à les considérer qui n'osent pas tirer des principes qu'ils reconnoissent pour être justes, les conclusions qu'ils sentent être exactes. J'aime à les surprendre qui détestent chez le barbare, ce qu'ils admirent chez le Grec, et qui qualifient la même histoire d'impie chez le Payen, et de sacrée chez le Juif.

Sans cette connoissance philosophique de l'antiquité, nous ferions trop d'honneur à l'espèce humaine. L'empire de la coutume nous seroit peù connu. Nous confondrions à tout moment l'incroyable et l'absurde. Les Romains étoient éclairés; cependant ces mêmes Romains ne furent pas choqués de voir réunir dans la personne de César un Dieu, un prêtre et un Athée. Il vit élever des temples à sa clémence.† Collègue de Romulus, il recevoit les vœux de la nation. Sa statue étoit couchée, dans les fêtes sacrées, auprès de ce Jupiter qu'un instant après il alloit lui-même invo

* Athée en niant sinon l'existence, du moins la providence de la divinité; car César étoit Epicurien. Ceux qui ont envie de voir comment un homme d'esprit peut rendre obscure une vérité claire, liront avec plaisir les doutes que M. Cayle a su répandre sur les sentimens de César. V. Dict. de Bayle à l'article César. + V. Mémoires de l'Acad. des Bell. Lett. tom. i. p. 369, &c. Cicero ad Attic, 1. xii. epist. 46, &c. L. xiii. epist. 28.

quer.

quer.* Fatigué de cette vaine pompe, il cherchoit Pansa et Trébatius pour se moquer avec eux de la crédulité du peuple, et de ses Dieux l'effet et l'objet de sa terreur.t

* César étoit souverain pontife, et ce sacerdoce n'étoit point pour les empereurs un vain titre. Les belles dissertations de M. de la Bastie sur le pontificat des empereurs convaincront les incrédules, s'il en est, sur cet article. Consultez surtout la troisième de ces pièces insérée dans les Mém. de l'Acad. des BellesLettres, tom. xv. p. 39.

Lucrèce, né avec cet enthousiasme d'imagination, qui fait les grands poëtes et les missionnaires, voulut être l'un et l'autre. Je plaindrois le théologien qui ne feroit pas grace au dernier en faveur du premier. Lucrèce, après avoir prouvé la Divinité malgré lui-même, en rapportant les phénomènes de la nature à des causes générales, cherche comment l'erreur qu'il combat a pu s'emparer de tous les esprits. I en trouve trois raisons: I. Nos songes; nous y voyons des êtres et des effets que nous ne rencontrons point dans ce monde; nous leur accordons aussitôt une existence réelle et une puissance immense. II. Notre ignorance de la nature, qui nous fait recourir par tout à l'action de la Divinité. III. Notre crainte, l'effet de cette ignorance; elle nous engage à fléchir devant les calamités qui ravagent la terre, et nous fait essayer d'appaiser par nos prières quelque être invisible qui nous afflige. Lucrèce exprime cette dernière raison avec une énergie et une rapidité qui nous enlève. Il ne nous accorde point le tems de l'examiner.

"Præterea cui non animus formidine Divûm,

Contrahitur? cui non conrepunt membra pavore,
Fulminis horribili cum plaga torrida tellus

Contremit, et magnum percurrunt murmura cœlum?
Non populi, gentesque tremunt? Regesque superbi
Conripiunt-Divûm perculsi membra timore,
Ne quod ob admissum fϾde dictumve superbe
Pœnarum grave sit solvendi tempus adactum."

Lucret. de Rer. Natura, l. v. ver. 1216, &c.
XLVIII.

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