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No. XLIII.

M. de SAUSSURE d M. GIBBON.

MONSIEUR, Genève, ce 31 Mars, 1792. J'ENTENDIS hier avec bien de l'intérêt la lecture que M. de Germani fit à notre société de la lettre que vous lui avez adressée. Mais j'y vis avec peine que vous paroissiez croire que j'avois cherché à établir que le sentiment de la reconnoissance étoit inconnu aux anciens Grecs. Je parlai du mot, du remercîment, qui en est l'expression, mais j'étois bien éloigné de douter du sentiment. Je le dis expressément ; j'ajoutai que ce sentiment se manifestant même chez les animaux, il étoit impossible de supposer que l'homme en eût jamais été destitué; j'employai enfin, pour prouver l'existence du sentiment et du devoir de la reconnoissance, l'argument que vous employez vous même, Monsieur; je dis que quelqu'un qui demandoit un service à un autre commenceroit toujours par lui rappeller les services qu'il lui avoit lui-même rendus.

Je citai Thétis, qui, lorsqu'elle va demander un service d'abord à Jupiter, puis à Vulcain, commence par rappeller à l'un qu'elle l'a délié lorsque les dieux l'avoient garotté, et à l'autre qu'elle l'a recueilli lorsque Junon l'avoit précipité du haut des cieux. J'avois donc pris toutes les précautions possibles pour qu'on ne crût pas que je niois l'existence de ce sentiment chez les Grecs.

Sans doute, Monsieur, vous futes distrait pendant cette partie de mon rapport, et lorsqu'on a comme vous la tête remplie de grandes et belles idées, il est permis de les suivre et de laisser courir celles des autres. Mais comme l'idée que vous m'avez attribuée est tout à la fois infiniment absurde et immorale, il m'est impossible de vous laisser croire que je l'ai eue.

Quant au mot, je ne crois pas qu'Hésiode ni Homère ayent jamais employé xapis et ses dérivés autrement que comme les substantifs de gracieus et d'agréable. Les veux d'Ulysse pour les Phéaciens et pour Nausicaé sont heureusement choisis pour défendre cette thèse; ils ne contiennent cependant point ce qui fait l'essence du remercîment, savoir l'idée de l'obligation proprement dite, et du désir de rendre la

pareille.

parcille. D'ailleurs cet exemple est presque unique; dans les dix neuf vingtièmes des services rendus on les met en poche et tout est dit. Enfin ce qui m'avoit paru absolument décisif dans cette question c'est que les sacrifices innombrables dont Homère donne la description sont tous d'invocation, sans qu'il y en ait un seul d'actions de graces; que le mot de xaggia, qui exprime les sacrifices, ne se trouve ni dans Hésiode ni dans Homère, et que Xénophon est le premier auteur qui l'a employé; et qu'encore une fois la chose même ne se trouve point; que, par exemple, Achille, après sa grande victoire, Ulysse après la sienne sur les galans de sa femme, n'en rendent pas graces à Minerve qui n'a pas cessé de combattre à côté d'eux et de leur rendre ostensiblement les plus signalés services.

Je n'insisterai pas davantage sur la partie littéraire de cette question, et si vous persistez à croire que les anciens Grecs remercioient et exprimoient la reconnoissance comme l'ont fait ensuite les Grecs modernes, et les Latins et nous, je n'aurai point honte de m'être trompé vis à vis de vous; mais ce donc je rougirois éternellement, ce seroit d'avoir pu croire que le sentiment de la reconnoissance est une invention moderne, et presqu'une affaire de mode; c'est cela qui seroit d'un tigre ou d'un Jacobin, pour me servir, Monsieur, de cet ingénieux rapprochement que vous employez dans votre lettre.

J'ai saisi avec empressement cette occasion de vous prouver, Monsieur, combien je mets de prix à votre estime, combien et moi et ma famille nous avons été charmés de lier avec vous une connoissance plus particulière, et combien nous désirerions tous d'être plus à portée de la cultiver.

J'ai l'honneur d'être avec la considération la plus distinguée,

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No. XLIV.

M. le Professeur HEYNE à M. GIBBON.

MONSIEUR, Gottingen, ce 4 Août, 1792. Ce n'est pas une prérogative à laquelle on puisse être insensible, d'avoir l'honneur d'être connu d'un savant du premier ordre, et d'être informé des sentimens favorables de sa part. Ainsi permettez, Monsieur, que j'ose cultiver cette bonne disposition qu'on me dit que vous avez marqué sur mon sujet, et que je vous fasse l'hommage comme à un de ce petit nombre de nos contemporains qui ayent fixé mon admiration. Monsieur le Professeur Volkel, qui a été un de mes disciples, pourra attester la vérité et sincerité de mes sentimens. En même tems c'est à sa prière, que j'ose vous intéresser pour son sort; il n'est pas à sa place où il est à présent, et il pourroit être plus utile dans une autre situation. En cas donc que quelque occasion se présentera, que l'on chercheroit un gouverneur ou compagnon de voyage pour un jeune seigneur, il pourroit être proposé et recommandé avec toute apparence d'un bon succès.

Vous êtes trop bon juge de ce qu'on doit à un jeune homme, qui a mérité par ses progrès dans les études et par sa bonne conduite, qu'on s'intéresse à sa fortune, pour être offensé de la liberté que je prends. Je m'y ai laissé entrainer d'autant plus, parcequ'elle me fournissoit l'òccasion si désirée pour vous faire connoître les sentimens de la plus parfaite considération avec laquelle je suis,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant Serviteur,

HEYNE.

No.

No. XLV.

M. NECKER à M. GIBBON.

Ce dimanche matin..

LES Magistrats de Genève ont souscrit aux modifications proposées par Monsieur de Montesquiou; elles ne paroissent pas changer le fonds. On a expédié un courier extraordinaire pour porter à Paris cette nouvelle convention, et si l'on ne suggère pas de nouvelles difficultés, on espère que la ratification reviendra dans huit jours. Un assez grand nombre de gardes nationales entrent journellement dans Genève, et l'on ne sçait comment les refuser. On dit que Monsieur de Watteville, le commandant des troupes Suisses, se plaint de leurs relations avec ses soldats. En général la situation de Genève est bien changée.

Nous n'avons pris aucun parti pour notre retour à Genève. Nous attendons, ou la nouvelle de la ratification, ou une plus grande certitude qu'elle n'éprouvera aucune difficulté..

C'est comme nouvelliste que j'ai pris la liberté d'écrire à MonsieurGibbon. Je lui rendrai son correspondant ordinaire, qui lui même ne trouveroit pas bon que l'on prît sa place. Mon seul mérite auprès de Monsieur Gibbon, c'est de le dispenser de répondre, mais je le prie instamment d'accepter avec intérêt et bonté, l'hommage de mon inviolable attachement.

No. XLVI..

Madame NECKER d M. GIBBON.

Copet, 13 Octobre, 1791.

Je vous prie, Monsieur, d'observer que les époques sont sacrées pour un historien; les vendanges s'approchent, vous sçavez l'engagement que vous avez pris, et d'ailleurs nous voudrions nous conformer un peu au costume de nos chers compatriotes, et nous enivrer au moins des agrémens de votre conversation. J'ai prié Monsieur Levade de vous.

accompagner.

accompagner. Je voudrois que vous déterminassiez Monsieur le Chevalier de Boufflers à se réunir avec vous, et Madame de Biron, si j'osois m'en flatter, ainsi que toutes les personnes qui pourroient vous plaire, et leur être agréables. Vous jugez du prix que je mettrois à une société si rare et si chérie; mais enfin, seul ou environné de tant d'éclat, vous serez toujours en grand nombre, puisque vous me rappellez constamment, lorsque vous parlez, ces esprits connus des Hébreux, qui n'entrent jamais qu'en légion dans le corps d'un homme; grace pour la comparaison, elle m'auroit paru plus juste, si les anges alloient ainsi par troupe, et je m'en serois servie plus volontiers. Monsieur Necker, Monsieur, joint ses instances aux miennes. Agréez l'as, surance de tous nos sentimens.

No. XLVII.

Madame NECKER d M. GIBBON.

A Genève, ce 30 Mars.

Je l'ai vû et je ne le crois pas, disoit Fontenelle d'un avare devenu libéral un moment; ne pourrois-je pas m'exprimer de même en recevant cette jolie, cette touchante lettre? Mais elle ne m'a pas disposée à la plaisanterie; c'est une preuve d'absence, et la douce habitude que j'avois formée ne peut se rompre sans tristesse. Vous avez fait, Monsieur, à toute notre société la même impression qu'à nous, mais pourquoi dirois-je la même ? tout est reçu, selon l'axiome, à la manière de celui qui reçoit: et les ames les plus sensibles seront toujours celles qui 'vous admireront le plus. Je défie donc, même les deux belles veuves, de vous chérir comme nous; l'on vous juge en dehors; nous vous avons jugé dans le fond de notre cœur et nous vous y gardons.

Nous avons reçu en effet des nouvelles touchantes de l'infortunée victime dont les regards nous cherchent au moment du sacrifice; mais nous aurions voulu pouvoir vous en entretenir, car les yeux d'un ami sont le vrai télescope de la pensée; ils nous aident à traverser les plus grands espaces.

Je vous rends graces de m'avoir rassurée sur la santé de Monsieur de Severy;

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