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tion des démons. Les barbares ont tué M. de Clermont Tonnerre, exemplaire vivant du génie et des talens des François avant leur effrayante métamorphose. Ils ont assassiné le Duc de Rochefoucault, cet homme rare, victime de ses vertus même dans ses erreurs, qui guidé par une seule lumière, ne put balancer un grand caractère par un grand génie. Il n'avoit vu dans un systême exagéré que le sacrifice de ses avantages personnels, et il s'étoit crû obligé de l'embrasser; aussi avoitil conservé presque seul l'amour et le respect des deux partis. Tous ces hommes distingués étoient nos amis, ou nos connoissances; ils contribuoient tous à la douceur de notre vie, et nous ne pouvons plus jouir même d'un souvenir si cher, sans traverser dans notre imagination le fleuve de sang qui nous en sépare.

Au milieu de ces malheurs, l'arrivée de l'ambassadrice nous a soulagé d'un poids terrible; le sentiment de ses dangers, nous fait oublier la déraison qui les avoit fait naître; mais malgré sa grossesse et ses allarmes précédentes, le repos auquel nous la contraignons, n'a pas pour elle tout l'attrait que vous imaginez. Elle ressemble à ces papillons éphémères, si bien décrits par votre poëte Gray, qui ne comptent jamais leur vie que par le lever et le coucher du soleil.

Je suis douloureusement affectée de la maladie de M. de Sévéry; je desire la conservation de cet excellent homme, pour le bonheur d'une femme digne de tous les genres de bonheur, pour sa famille, pour tous ceux qui le connoissent, et pour vous, Monsieur, dont les peines pénè trent jusques au fond de mon cœur. Je n'espère pas de vous voir ici dans ce moment; mais souvenez-vous, que nous vous avons réservé deux appartemens sous votre nom, l'un à Copet, l'autre à Genève; souvenez-vous que votre société répand mille charmes sur la nôtre, et qu'elle ne change d'ailleurs en rien notre genre de vie; c'est un bien précieux sans aucune soustraction.

No.

4 P

VOL. III.

No. LVI.

Madame NECKER d M. GIBBON.

A Rolle, ce 8 Octobre, 1792.

Nous sommes à peu près, Monsieur, dans la position où vous nous avez laissés; pleins de reconnoissance pour vos bontés, et d'inquiétude pour nos deux patries. Monsieur de Montesquiou est toujours à Carouge, mais avec les trois Commissaires. Ce général, quoiqu'on ait pu vous dire, est un homme accessible à tous les sentimens doux et à tous les penchans aimables; mais ce Dubois de Crancé lui fera la loi, et je ne vois plus en Monsieur de Montesquiou qu'une ombre avec Cerbère à ses côtés. L'on dit que Spire est pris par Monsieur de Custine; l'on dit aussi que la réponse de Monsieur de Montesquiou aux Genevois est une injonction positive d'éloigner les troupes Suisses, et une menace de se consulter avec le général la Fevrières. Pour moi, si la Providence nous conduit à Zurich, je ne redouterai ni l'Allemagne ni les frimats, pourvu que je jouisse en repos, auprès d'un bon feu, de l'attachement de Monsieur Necker, et du charme inexprimable de votre société.

Employez, Monsieur, toute votre éloquence à rendre graces à vos excellens amis, qui nous ont accordé un si bon asile, et donnez-moi, je vous conjure, des nouvelles de Monsieur de Sévéry.

Il paroît que la Convention Nationale se mêle malheureusement de nos affaires, et qu'elle a passé un décret pour ordonner à Monsieur de Montesquiou de s'emparer de toutes les villes et de toutes les contrées qui pourroient servir à la conservation de la Savoye.

No. LVII.

Madame NECKER à M. GIBBON.

A Rolle, ce 11 Novembre, 1792.

Nous sommes encore à Rolle, Monsieur; les affaires de Genève traînent en longueur; il semble qu'on crée les obstacles, car toute la

discussion

discussion se borne en demandes de la Convention Nationale, et en consentement de notre part; cependant les couriers se succèdent, et l'on ne sçait quand la ratification arrivera. Mais la négociation avec les Bernois paroît prendre une tournure très favorable, et nous sommes presque déterminés à retourner à Copet, en conservant encore cependant la jouissance de la maison de Madame de Sévéry, si elle veut bien le permettre; car je voudrois avoir la possibilité de revenir ici à la moindre inquiétude; en attendant c'est Cabanis qui nous force à nous rapprocher. Dans ces vacillations je n'ose vous proposer indiscrétement un nouveau voyage; j'attendrai que nous ayons un lieu pour nous reposer. C'est donc de vous que nous tiendrons la branche d'olivier, ou c'est avec vous que nous fuirons les lauriers de Mars. Je sens vivement le prix des soins que vous avez daigné nous rendre, et c'est à regret que j'ai laissé dernièrement à Monsieur Necker celui de vous apprendre les événemens; nouveau Diogène, il fuit ordinairement tous les rapports directs, et il me laisse le soin de les soutenir. Vous êtes la seule exception que je lui ai vu faire, et je n'en suis pas surprise; aux charmes, à la douceur féconde de votre conversation, il vous a pris pour un rayon de soleil qu'il n'a pas voulu que je lui interceptasse. Adieu, Monsieur, nous nous trouvons heureux d'habiter le même pays que vous. Je m'acquitterai avec Madame de Sévéry à la première occasion; puis-je vous demander des nouvelles de votre excellent ami?

No. LVIII.

Madame NECKER d M. GIBBON.

Rolle, 29 Novembre, 1792.

MONSIEUR Necker est si reconnoissant de la charmante lettre de Monsieur Gibbon et si effrayé en prenant la plume par le souvenir du passé, qu'elle tombe de ses mains; elles sont en effet plus habiles à manier la foudre que des armes légères; il veut donc que je dise pour lui à Monsieur Gibbon combien il a été ravi de la plus ingénieuse des allusions, car je me suis hâtée de traduire les vers dans la crainte qu'il ne lut trompette blessée comme le soldat du déserteur. Cette citation d'Ovide

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d'Ovide me feroit trembler si j'étois superstitieuse; le sort de Sémélé seroit d'un mauvaise augure, mais heureusement le génie de Monsieur Gibbon, qui embrasse si bien le passé, n'est pas encore initié dans les mystères de l'avenir: cet avenir et la postérité sont pour lui ce qu'est à un grand roi les contrées éloignées d'un vaste empire; il y domine en maître, mais il ne les connoît pas.

Le succès de Monsieur Necker n'est pas encore complet, puisqu'il lui faudroit avec votre suffrage, le changement du cœur des François; mais il est impossible cependant de ne pas concevoir quelque espérance: la quantité des contrefaçons remplies de fautes, met l'auteur au supplice; car Messieurs, quoiqu'on fasse, ce caractère d'auteur est indélébile, et l'emblême du lit de roses vous convient mieux qu'à l'amour même.

Nous sommes plus tranquilles, ou peut-être nous sommes fatigués d'avoir peur; il paroît cependant que le Lion dédaigne d'écraser la Souris. Nous attendrons des nouvelles plus positives avant de retourner à Genève. Vous me rendriez bien heureuse si vous vous contentiez d'une chambre à la Couronne, et vous pourriez donner un rendezvous à Monsieur d'Erlach, qui doit venir dîner avec nous. L'Ambassadrice vous a écrit, mais Monsieur Necker a craint qu'elle ne vous eut pas assez parlé de lui; il a raison peut-être ; à l'age de ma fille l'on court pour soi dans la carrière de la vie; au mien, l'on se plait comme les guides dont parle Homère à s'asseoir sur le char du héros, à courir les mêmes dangers, sans avoir part à sa gloire. Adieu, Monsieur, chacun vous aime ici, et chacun vous regrette et vous souhaite.

Supposé que nous restassions encore quelque tems à Rolle, Monsieur de Sévéry nous permettroit-il de mettre nos chevaux dans son écurie? Ils ont été à l'auberge jusques à présent.

Nous prions tous Monsieur Gibbon de nous donner des nouvelles de Monsieur de Sévéry.

No.

No. LIX.

Madame NECKER à M. GIBBON.

A Rolle, ce 2 Janvier, 1793.

LES défauts les plus enracinés souffrent quelques exceptions; je vous conjure, Monsieur, d'en faire une en notre faveur par deux lignes seulement. Je pense continuellement, et avec une douloureuse inquiétude, ou que vous avez la goutte, ou que vous êtes plongé dans la tristesse par la continuité d'un spectacle qui tourmente votre excellent cœur. Si le temps ne vous effrayoit pas, je vous proposerois de mettre un peu d'intervalle à ces soins de l'amitié en venant partager d'autres peines sur lesquelles le charme de votre conversation versera un beaume incomparable. Votre chambre n'est plus occupée; après avoir essayé inutilement toutes les ressources de l'esprit et de la raison, pour détourner ma fille d'un projet insensé, nous crûmes qu'un petit séjour à Genève pourroit la rendre plus docile par l'influence de l'opinion. Elle a profité de cette liberté, et s'est mise en route plutôt qu'elle ne nous l'avoit fait craindre; et c'est sous de si facheux auspices qu'elle a commencé l'année, et qu'elle nous la fait commencer. Je n'ajoute rien de plus; il ne m'appartient pas d'être juge de cette conduite; j'aurois besoin d'un intermédiaire et même d'un interprète entre le siècle et moi car je n'entends plus sa langue, et malgré tout le dédain avec lequel on rejette les opinions qui ont guidé et embelli ma vie, je m'apperçois souvent qu'elles répandent encore quelques fleurs, même sur mes cheveux blancs.

Le procès du roi nous laisse toujours dans une triste suspension; M. Necker n'ose se livrer à l'espérance. Louis Seize n'est pas pour lui ce qu'il est pour les autres hommes, et toutes les idées qu'il a conçues pendant vingt ans l'attachent à ce centre, peut être comme la vigne à un arbre stérile. Mais il ne fait pas cette dernière observation. Venez, Monsieur, et croyez que vous êtes plus aimé ici que dans aucun pays du monde.

No.

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