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Lausanne, 20 Février, 1758.

EXTRAIT DE TROIS MÉMOIRES DE M. L'ABBÉ DE LA BLETERIE SUR LA SUCCESSION DE L'EMPIRE ROMAIN ET D'UN SUR LE PRÉNOM D'AUGUSTE.

V. les Mémoires de l'Académie des Belles Lettres, tome xix. p. 357-447, avec des Remarques Critiques.

Ce sont de vrais modèles dans ce genre que les Mémoires de M. l'Abbé de la Bleterie. Porter un esprit de netteté dans les ténèbres de l'antiquité suffit pour l'homme de lettres qui veut s'instruire; joncher des fleurs sur les épines de la science, arrête le bel esprit qui ne cherche qu'à s'amuser. Réunir l'utile à l'agréable; voilà tout ce que le lecteur le plus difficile peut demander: qu'il le demande hardiment à M. de la Bleterie. Il pourra peut-être lui reprocher quelques détails, mais s'il a du goût, il les lui pardonnera avec plaisir, et s'il connoît la nature de ces discussions, il sentira qu'on ne pouvoit guères les éviter.

Notre auteur croit que l'empire a toujours été électif sans avoir jamais été ni patrimonial ni héréditaire; que le sénat conjointement avec le peuple avoit déféré l'empire à Auguste et à Tibère, et que par l'abolition des Comices sous ce dernier, le sénat se trouvoit seul dépositaire du droit d'élire ses souverains. Pour établir sa thèse d'une façon incontestable, il se propose de parcourir les élections de tous les émpereurs. Mais les trois mémoires que j'abrège ne remplissent qu'une petite partie de ce vaste objet. Voici les preuves principales qu'elle lui fournit.

I. Nous ne voyons nulle part une stipulation telle qu'il en auroit fallu pour dépouiller le peuple Roman des droits de se donner des maîtres. Nous connoissons en détail toutes les dignités, tous les titres dont la politique, la flatterie, la reconnoissance avoient comblé Octavien. Bien loin que chacun de ses dignités fût héréditaire, sous la république, elles n'étoient pas même perpétuelles. On sent combien leur assemblage donnoit d'éclat à celui qui en étoit revêtu; mais pouvoit-il les dénaturer au point de les rendre le patrimoine d'une seule famille? Tout ce qu'une longue prescription pourroit faire, ce seroit de rendre l'empire héréditaire

de

de fait. Mais si le fait et le droit se confondent aux yeux du politique, ils sont bien différens à ceux du jurisconsulte.

II. On connoît la politique d'Auguste. On sait avec combien d'art il présentoit toujours aux Romains l'esclavage sous l'image de la liberté. Premier citoyen, homme de la nation, il n'avoit accepté la commission de rétablir l'ordre, que pour s'en démettre lorsque son ouvrage seroit achevé. Un prince de ce caractère auroit-il jamais fait sentir aux Romains que de souverains du monde ils étoient dévenus esclaves d'une famille de chevaliers, sans avoir même conservé le pouvoir de choisir leurs tyrans? Auroit-il accepté un droit qui le rendoit plus odieux sans le rendre plus puissant?

III. Les faits viennent appuyer les raisonnemens. L'an 727 Auguste fit mine de vouloir rendre la liberté aux Romains. Mais il se rendit enfin aux instances du sénat qui chérissoit sa servitude. Ce fut alors que se fit la célèbre division des provinces. Auguste ne voulut recevoir l'empire que pour dix ans ; et sous son règne le peuple Romain élut cinq fois son prince, quoiqu'à la vérité il choisit toujours la même personne. Croirat-on qu'un pouvoir ait été héréditaire qui n'étoit pas même perpétuel?

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IV. Le commencement de l'histoire impériale n'offre qu'une suite de comédies dont la plaisanterie étoit encore rehaussée par la gravité qui s'y mêloit. Tibère est déjà reconnu pour empereur par les armées et par les provinces. Il entre au sénat, il y joue le rôle de particulier. Le sénat le prie de se charger du gouvernement de l'empire. Il allègue sa vieillesse, il refuse, il capitule, il cède. Dans un état héréditaire auroit-il jamais pris ce rôle? Il auroit pu paroître vouloir abdiquer, mais il eût avoué qu'il régnoit. Le sénat auroit-il jamais avoué que la république étoit sans chef?-Non-l'équité, de concert avec la flatterie, auroit fait valoir les principes du droit public, les droits de Tibère, ceux de Drusus, et de Germanicus. La force rendoit hommage aux loix. Tibère, maître de vingt-cinq légions, craignoit de paroître empereur avant que d'avoir obtenu l'aveu du sénat.

Il faut voir dans notre auteur lui-même, avec combien de précision, il répond aux objections. En voici les deux principales, 1. Que le sénat avoit rendu l'empire héréditaire dans la famille de Jules César. 2. Que Tibère en disposa par son testament. J'aurai cependant la hardiesse d'en proposer quelques autres, après avoir posé un principe qui me paroît incontestable :

L 2

(1)Sueton. 1.

contestable : c'est que le témoignage d'un historien contemporain est d'une toute autre autorité dans ces matières que les inductions que nous autres François pouvons tirer des faits qui se rencontrent dans leurs écrits. La raison en est claire. C'est que nous ne voyons l'histoire de ces tems qu'en gros, au lieu qu'ils la voyoient en détail: et c'est de ce détail que tout dépend dans des discussions aussi délicates que celles-ci. Le spectacle de l'établissement de l'empire se montroit tout entier à leurs yeux. Tout leur en rappelloit, la constitution, les actes du sénat, les sermens de fidélité, les exemples dont ils étoient témoins. A peine nous en est-il parvenu quelques foibles rayons de lumière. Or je vais faire voir que Suétone, Tacite, et Dion croyoient l'empire héréditaire, au moins dans les com

mencemens.

I. Voici de quelle façon le premier de ces écrivains s'exprime au sujet de l'Empereur Titus. "Fratrem insidiari sibi non desinentem, sed pene ex professo sollicitantem exercitus, meditantem fugam, nec occidere neque seponere ac ne in honore quidem minori habere sustinuit: sed ut a primo imperii die consortem successoremque testari perseveravit."(1) Un viii. in Tito, c. 9. prince qui pouvoit disposer de ses états comme de son patrimoine auroit fait un présent magnifique à son frère. Une telle déclaration dans un état héréditaire lui rendoit justice. Mais dans une monarchie élective elle renferme un outrage, une violation des droits du peuple, dont j'ai peine à croire Titus capable. L'ami du genre humain l'étoit sûrement aussi des loix qui y maintiennent l'ordre, et qui en resserrent les nœuds. II. Ecoutons parler Tacite ou plutôt l'Empereur Galba: c'est de l'adoption de Pison qu'il délibère avec ses amis. Après avoir formé des vœux impuissans pour le rétablissement de la liberté, "Sub Tiberio et Claudio et Caio unius familiæ quasi hereditas fuimus, loco libertatis erit quod (2) Tacit. Hist. eligi cœpimus."(2) Qui est-ce qui ne reconnoît pas deux propositions

I. i. c. 16.

dans ce passage-l'une, que sous Tibère, Caligula, et Claude, l'empire avoit été héréditaire, l'autre, que Galba fut le premier qui songea à le rendre électif? J'entrevois quantité d'entorses qu'un homme d'esprit, peut donner à ce passage; mais qu'il se souvienne qu'il est de Tacite, c'est à dire de l'écrivain dont tous les faits sont exacts, toutes les idées profondes, et toutes les expressions précises.

III. Dion est le dernier dont je citerai le témoignage. Cet historien dit que Britannicus avoit un droit incontestable à l'empire comme fils

de

Rom. 1. Ixi. p.

de Claude, et que si Néron y pouvoit prétendre, c'étoit comme fils adoptif de ce même Claude. (3) Ce texte n'a pas besoin de commentaire. (3) Dion. Hist. Je sais au reste que rien n'est plus commode, ni en même tems plus in- 687. commode, que l'autorité de Dion: nous est-il favorable?-c'est un homme du monde et du cabinet qui posséda les plus grandes dignités de l'empire, et qui employa vingt-deux ans à écrire son histoire. (4) Nous condam- (4) Œuvres de ne-t-il?_c'est un ennemi de toute liberté et de toute vertu, âme anti-ré- Vayer, tom. i. p. publicaine, anti-romaine, et remplie des préjugés d'un Grec Asiatique. (5) Qu'on décide une fois pour tout de son degré de poids, mais que ce dem. De b ne soit pas le besoin du système qui en décide.

la Mothe le

324.

(5) la Bleterie; Mém. de l'Acad. des Belles Lettres,

En attendant que M. de la Bleterie éclaircisse ces difficultés, tenons tom. xix. p. 369. nous toujours à son système. Il est clair, plausible, et bien lié. Si c'est une erreur, c'est une de ces erreurs qui éclairent l'esprit en le trompant. En le supposant prouvé je vais hasarder quelques idées sur la part qu'avoient les soldats au choix des empereurs. J'entends de la part qu'ils y avoient conjointement avec le sénat, et de l'aveu de ce même sénat; car il seroit aussi ridicule de considérer tant de princes massacrés, l'empire même mis à l'enchère, comme des actes de pouvoir légitime de la part de la milice, qu'il le seroit de régler nos notions des droits des empereurs sur les excès d'un Néron. Je trouve que le sénat revêtissoit le nouveau prince de ses titres, et que les armées confirmoient son choix par leur consentement. Etablissons le fait, et cherchons-en les raisons. La grande âme de César en imposoit aux soldats. La politique délicate d'Auguste les contenoit dans leurs devoirs. Ils détestoient et ils craignoient Tibère. (6) Ils aimoient dans Caius, la mémoire de Germa- (6) V. Tacit. nicus et de Drusus. (7) D'ailleurs Auguste, qui forma les cohortes pré- c. 42. toriennes, les éloignoit toujours de Rome. (8) Tibère les y rassembla c. 13. dans un camp. (9) Ils devinrent redoutables, et ils sentirent qu'ils 49. l'étoient. Caius, après avoir vécu en monstre, périt en tyran. Aussitôt v. c. 2. les soldats déterrent Claude dans le palais. Il demande la vie, on lui offre l'empire. Le mot de liberté rassemble le sénat; il croit être dans le siècle des Scipions, il commande; il se souvient qu'il est dans celui des Césars, il supplie; les députés du sénat allèguent l'autorité des loix,*(10) (10) Joseph.

* Οἱ διδάξειαν μὴ δεῖν ἐπὶ καθέξει τῆς ἀρχῆς, βιάζεσθαι, παραχωρεῖν δὲ τῇ συγκλήτῳ. Ce sont la les paroles de Josephe.

Annal. i. præser.

(7) Sueton. l. iv.

(8) Idem. l. ii. c. (9)Tacit.Annal.

Claude

Antiq. Jud. 1. xix. p.669. Dion.

p. 662. Sueton. 1. v. c. 10.

Claude ne se prévaut que de celle des armes. Celle-ci l'emporte, et Hist. Rom. 1. Ix. Claude est empereur. Cependant jusqu'ici les soldats ne font valoir d'autres droits que celui des brigands, mais nous allons voir que dans peu de tems l'usage s'érige en droit, et que, pour parler avec Tacite, "Morem accommodari prout conducat, et fore hoc quoque in his quæ

(11) Tacit. An- mox usurpentur." (11)

nal. xii. c. 6.

A la première vacance du trône, on voit Néron, qui y monta. Il harangue le sénat le lendemain de son élection. Il parle avec plaisir de l'autorité du sénat, mais il y joint le consentement des soldats. "De (12) Tacit. Ann. auctoritate patrum, et consensu militum præfatus." (12) On sent assez la conséquence de cette expression* quand on réfléchit, qu'elle se trouve dans une harangue d'appareil, ét qui se fit devant le sénat même.

xiii. c. 4.

Je ne me propose pas de parcourir toute l'histoire Romaine pour y chercher des preuves de ma thèse. Cependant je ne puis pas me dispenser de parler de la singulière contestation entre l'armée et le sénat après (13) V. Vopisc. la mort de l'Empereur Aurélien. (13) On y voit deux corps assez modérés pour se céder leurs droits respectifs, assez avoués dans leurs prétentions pour pouvoir le faire avec bienséance.

in Vit. Tacit.

præ. Hist. l. i. c.

4.

Quand l'origine et les prétextes de ce droit se déroberoient à notre vue, nous ne devrions pas en être surpris. Quiconque est maître des armes l'est à la fin de tout. Mais ici nous n'avons pas besoin de cette maxime. Les soldats pouvoient fonder leur droit sur des raisons aussi spécieuses qu'elles étoient peut-être peu solides.

I. Ils représentoient en quelque sort le peuple Romain. Les Comices ne subsistoient plus, le peuple de la ville ne demandoit que du pain et (14) Vide Tacit. des spectacles. (14) Autrefois toute la nation étoit soldats, et toute la nation élisoit ses chefs; sous les empereurs la partie la plus choisie l'étoit, et cette partie sembloit avoir succédé aux droits du tout, et devoir concourir avec le sénat dans l'élection de ses princes. Par cette raison les prétoriens habitans de Rome croyoient y avoir plus de droit que les légionnaires, qui n'étoient que citoyens Romains, et que ceux-ci en ex(15) Voyez Du cluoient tout à fait les auxiliaires. (15)

Bos, Hist. Crit.

de la Mon. Fran.

tom. i. p. 60.

II. Sous la république, les soldats, dans de certaines occasions, avoient

Il semble que l'expression consensus militum devint la formule ordinaire, du moins Pison s'en servit aussi en parlant de son adoption par Galba.

élu

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