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religion, que la théocratie avait tenté de retenir dans ses chaînes étroites et pesantes, s'en affranchit pour multiplier et subdiviser à l'infini ses croyances qui deviennent, non plus le privilége exclusif de certaines castes, mais le domaine public de la nation. L'anthropomorphisme, qui anéantit les derniers restes du fétichisme primitif, place les dieux au niveau de toutes les intelligences. Aux chantres sacrés succèdent les poètes nationaux, qui célèbrent les héros plutôt que les dieux. Jamais le polytéisme n'a été si complet, si libre, si populaire. Alors, plus de mystères, plus de prêtres, plus de sacrifices habituels de victimes humaines. Toutes les cérémonies s'accomplissent en plein air. Les seuls pontifes, ce sont les chefs d'armée, les princes, les rois, qui exercent en même temps les fonctions de juges, mais dont l'autorité est limitée par le concours des grands et du peuple. On voit combien l'élément populaire s'est accru, et combien cet accroissement est favorable à la propagation des idées que l'expédition de Troie sert encore à augmenter par le mélange de tant de peuplades en contact les unes avec les autres. Si les passions règnent dans toute leur franchise, dans toute leur violence natives, la raison et l'équité commencent à leur opposer un frein utile. En un mot, le peuple joue partout un rôle plus actif et plus étendu; il occupe auprès des rois cette place que remplissaient les prêtres de l'ère sacerdotale. Le temple cède la place au camp, à la cité. C'est alors que triomphe complétement le génie hellénique dont Homère est le chantre, et l'Iliade le trophée.

La guerre de Troie avait créé un commencement d'esprit d'association et de nationalité qui ne tarda pas à s'affaiblir. La plupart des rois trouvèrent, à leur retour,

leurs trônes envahis par l'usurpation, ou leurs lits souillés par l'adultère. De là, une longue série de crimes et de vengeances; de là des querelles d'homme à homme, de famille à famille, de nation à nation. Quand la Grèce, qui avait triomphé au dehors, se replie sur elle-même, ce sont les guerres intestines qui servent d'aliment à son activité. Les peuples s'attaquent, s'exilent, s'exterminent mutuellement, et ces révolutions enfantent des rivalités héréditaires, des haines vives et profondes. Au milieu de cet ébranlement général, la royauté et la religion éprouvèrent un contre- coup violent. Le peuple s'habitua bientôt à moins de soumission envers des rois qu'il voyait malheureux ou criminels, à moins de respect pour des dieux qui excitaient ou permettaient ces crimes et ces malheurs. Une telle insubordination politique et religieuse du peuple explique les tentatives de ses chefs pour le ramener au devoir, et pour retenir une puissance qui leur échappait de toutes parts; mais ils marchèrent à ce but par une fausse route: au lieu de se placer à la tête du mouvement des idées nouvelles, ils voulurent les faire rétrograder jusqu'à l'ère primitive où dominaient exclusivement la monarchie et le sacerdoce. Aussi remarquons-nous qu'alors les rois sont bien plus oppresseurs et les juges bien plus iniques que du temps d'Homère. Les croyances religieuses n'ont plus la même naïveté, ni la même ardeur; le culte affecte quelques unes de ces formes bizarrement merveilleuses qu'il avait déjà revêtues sous l'empire des idées sacerdotales. Il y a dans la poésie un retour vers les dogmes théocratiques. Hésiode, si nous osons ainsi parler, est un chantre néo-orphique, de même que, plus tard, les chefs de l'école d'Alexandrie devinrent des philosophes néo

platoniciens aux deux époques, l'esprit humain voulut ressusciter un corps de doctrines qui n'existait plus. Témoin des désordres et des vices de son siècle, Hésiode crut peut-être les arrêter en retraçant la gé-néalogie de ces dieux dont il voyait s'affaiblir la puissance. S'il se trompa sur les moyens de réforme, ses ouvrages n'en sont pas moins curieux à étudier, en ce qu'ils remontent en partie jusqu'aux sources du polythéisme grec: ajoutons qu'ils durent cependant exercer quelque influence utile, en rappelant la pensée publique vers des sujets religieux. Le mérite le plus incontestable d'Hésiode, c'est d'avoir été poète moraliste. A la paresse, à l'amour de l'or et des plaisirs, à tous les vices d'une société où les croyances s'énervent, mais où les idées s'étendent et se fortifient, il oppose la sagesse de ses maximes et l'exemple de ses vertus. Les conseils qu'il donne à son frère s'appliquent à tous ses contemporains. Sa poésie, quoique moins puissante que celle des chantres primitifs, obtient cependant le privilége d'initier l'homme au culte d'une morale plus pure; elle flétrit l'oisiveté comme un fléau, et vante le travail comme une source inépuisable de vertu, de richesse et de bonheur. Poète cyclique, ainsi qu'Homère, Hésiode fonde une école de chantres éthiques, semblable à l'école de ces chantres éthiques, que la Grèce salua du nom d'Homérides. Ainsi l'époque de la première civilisation grecque se divise en trois périodes distinctes, dont Orphée, Homère et Hésiode sont les représentans. Les disparités qui règnent entre Homère et Hésiode sont assez importantes pour être signalées

en détail.

D'abord les sujets choisis par les deux poètes sont d'une nature différente. L'un, dans ses naïves et subli

mes chroniques, chante des traditions nationales et guerrières dont les idées religieuses semblent ne former que l'accessoire. Les hommes, dans ses poèmes, occupent plus de place que les dieux : l'historien, en lui, l'emporte sur le mythologue. L'autre, généalogiste des dieux, comme Homère l'a été des héros, nous fait remonter jusqu'à la première forme du polythéisme, entassant pêle-mêle tous les élémens du culte, confondant toutes les croyances autochthones ou exotiques, archaïques ou contemporaines. Toutefois sa Théogonie, quoique composée de tant de fragmens épars, présente une compilation précieuse, parce que nous y trouvons des débris de cette religion primitive dont les hymnes ont péri. Mais c'est peu d'avoir fait en quelque sorte le recensement de toutes les divinités grecques: il cherche à ramener la morale et l'habitude du travail dans la famille du genre humain ; chantre gnomique, il donne à sa poésie un caractère, un but inconnus à la poésie homérique. Il ne chante pas uniquement pour plaire, mais pour instruire. Homère ne parle jamais de luimême ; Hésiode se met souvent en scène : il y a chez lui beaucoup d'individualité. Dans son siècle cependant les poètes ne jouissent plus de la même considération; ils ne sont plus reçus dans les palais, admis à la table des rois; leur art commence à n'être regardé que comme un métier. Dans l'Iliade, le polythéisme n'a rien que de palpable et de visible; dans la Théogonie il s'enveloppe souvent du voile de ces symboles et de ces allégories, dont les relations de la Grèce avec la Phénicie et l'Égypte, accrues depuis Homère, avaient dû ranimer le goût parmi les Grecs. Dans le premier poème, c'est Jupiter qui est comme le pivot du monde mythologique; dans le second, la chaîne des traditions re

T. I.

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monte jusqu'à Saturne, jusqu'à Uranus, jusqu'au Chaos. Dans tous les deux, chaque poète, pour certaines généalogies et certaines croyances, a évidemment puisé à des sources diverses.

La royauté, dans Hésiode, n'est plus paternelle et presque patriarchale comme chez Homère : les rois ne sont plus guère les pasteurs de peuples: moiuhvsa hawv : ils deviennent des dévoraleurs de présens : Awpopayoo ; ils trafiquent de la justice et courbent leurs sujets sous le poids de ce sceptre qu'auparavant ils ne faisaient qu'étendre sur eux en signe de protection. Mais c'est en vain qu'ils cherchent à comprimer l'élément populaire. On sent approcher l'époque où la royauté, vaincue par ses propres excès, tombera devant l'olygarchie ou le gouvernement démocratique.

L'état social, depuis Homère, a partagé la détérioration de l'état politique : il y a plus de relâchement dans les mœurs, parce qu'il règne plus de corruption dans les lois. Hésiode ne nous trace plus, ainsi qu'Homère, le tableau des vertus domestiques et de la tendresse conjugale; les Andromaque et les Pénélope ont cédé la place à des femmes acariâtres et infidèles, ou à d'impudiques courtisanes. La société n'est qu'une vaste arène où luttent ensemble l'intérêt, la débauche, l'oisiveté, la fraude et l'avarice. L'esprit de jalousie et de haine semble avoir passé de l'état dans les familles.

Une civilisation plus avancée se révèle dans l'âge d'Hésiode, non seulement par le progrès des vices auquel donnent lieu la complication des intérêts et le conflit des passions, mais encore par celui du luxe et des jouissances de la vie physique. L'agriculture, l'astronomie, d'autres sciences paraissent s'être perfectionnées. On trouve, dans Hésiode, plusieurs allusions

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