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» ciennes habitudes égara le plus grand nombre. Quelques » héros détrompés eurent à la vérité la sagesse de pré» férer à leur ancienne renommée un état obscur et pai» sible; mais la foule se précipita sur les conditions illustres, » et au lieu de la gloire et du bonheur trouva les soucis, » la honte et le remords. Quand toutes les ames eurent » fait leur choix, elles comparurent une derniere fois >> devant le trône de la Nécessité toute-puissante, et le fil » de leur nouvelle vie commença dès lors à se dérouler » sur des fuseaux dont on ne peut ni hâter, ni suspendre, » ni changer le mouvement. On les mena ensuite dans » une plaine où l'ombre d'aucun arbre, et la verdure » d'aucune plante, n'a jamais réjoui les yeux ; cette plaine » est celle de l'Oubli: elles y éprouvèrent une chaleur insupportable. Le soir elles se rendirent au bord du >> fleuve Amélès: toutes les ames doivent boire de l'eau » du fleuve en certaine quantité; mais les moins sages >> en boivent au-delà de la mesure prescrite, et cette >> imprudence leur fait perdre le souvenir de toutes choses. » Bientôt elles s'endormirent; et vers le milieu de la nuit, » au milieu d'un tremblement de terre et d'un orage >> violent, elles se réveillèrent en sursaut, averties en » quelque sorte par ce bruit terrible de tous les maux qui » les attendoient dans leur nouvelle carrière. Enfin, dis

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» persées çà et là, elles se rendirent avec la rapidité des » étoiles dans les corps qu'elles devoient animer, etc. »

On a retranché quelques détails de cette fable, où l'on reconnoît l'imagination toute poétique de Platon qui écrivoit contre les poëtes. Mais ce qu'on a cité a de grands rapports avec les principales fictions du sixième livre de l'Enéide. Ces deux ouvertures où le guerrier arménien voit les ames passer sous la terre ou dans le ciel ressemblent parfaitement à ces deux routes qui s'ouvrent devant Énée, et qui conduisent aux Enfers ou dans l'Élysée.

Hic locus est partes ubi se via findit in ambas:

Dextera, quæ Ditis magni sub monia tendit;
Hac iter Elysium nobis: at læva malorum

Exercet

pœnas, et ad impia Tartara mittit.

Dans le poëte comme dans le philosophe les ames éprouvent pendant mille ans les peines ou les récompenses qu'elles ont méritées; et quand les dix siècles sont révolus, un dieu les mène aussi sur les rives du fleuve Léthé; là, elles boivent également l'oubli de toutes choses, et reviennent ici bas animer de nouveaux corps,

Has omnes, ubi mille rotam volvère per annos,
Lethæum ad fluvium deus evocat agmine magno;
Scilicet immemores supera ut convexa revisant;
Rursus et incipiant in corpora velle reverti.

Le fond du tableau est absolument le même. Il est

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évident que Virgile en a emprunté presque tous les traits de Platon. Au reste, cette doctrine de la transmigration des ames est attribuée à Pythagore, et peut-être est-elle plus ancienne que lai. Ce système est fort bizarre, mais il paroissoit assez bon pour expliquer cette espèce de notion confuse du bien et du mal, cette voix' secrète de la conscience qui semble précéder tous les conseils de la raison. Pythagore et ses disciples croyoient aux idées innées; ils les expliquoient par leur fable de la métempsycose, et le dogme ingénieux de la réminiscence. Ils disoient que malgré l'impression du fleuve Léthé, les ames avoient conservé quelque sentiment imparfait de leur première existence, et que les sages étoient ceux dont l'ame avoit le moins bu des eaux de l'Oubli.

Cette opinion si étrange et si frivole en philosophie devient sublime en poésie par l'application qu'en a su faire le goût judicieux de Virgile. En effet, toutes ces ames qui se rassemblent aux yeux d'Anchise, impatientes de revivre et d'animer ses descendans, appartinrent jadis aux plus grands personnages des siècles héroïques; elles vont transporter le génie et les vertus des vieux âges dans la longue postérité du héros troyen. Énée lui-même renaîtra dans Auguste; Hercule, Hector et Achille repa

III.

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roîtront dans les Pompées, dans les Scipions et les Césars. Ce n'est point ici un dessein imaginaire qu'on prête à Virgile. Les principales beautés de cet épisode tiennent clairement au dogme de la transmigration. Pourquoi ces vers sur la mort prématurée du jeune Marcellus ont-ils tant d'intérêt? C'est que le poëte a peint auparavant les exploits d'un guerrier du même nom, qui balança la fortune d'Annibal, et qui triompha de Syracuse; et quand il adresse au fils de Livie cette apostrophe si touchante:

Tu Marcellus eris.

Si quà fata aspera rumpas,

il faut en quelque sorte sous-entendre : « Si l'ame du » grand Marcellus, qui est passée dans la tienne, a le >> temps de croître et de se développer, jeune enfant, >> tu seras toi-même un Marcellus!» Les beautés de ce magnifique épisode ainsi commentées, deviendront encore plus frappantes. Mais, je le répète,quelle analogie peuventelles avoir avec les mystères de Cérès? Et comment l'évêque Warburton n'a-t-il pas senti que Virgile n'a fait qu'embellir les doctrines de Pythagore et de Platon? Il avoue bien, en passant, que le dernier de ces philosophes a servi de modèle au poëte; mais, selon lui, Pythagore et Platon eux-mêmes avoient publié la doctrine des mystères.

Dans ce cas, Virgile en répétant deux philosophes dont les écrits étoient partout, et qu'on appeloit divins, n'avoit pas besoin de prendre des précautions pour faire pardonner son entreprise impic. Je me sers ici des propres mots de Warburton. Mais le critique anglais se trompe encore. Avant Platon, les dogmes d'une vie future étoient universellement admis. Timée de Locres (1), son prédé finit son traité de l'Ame du monde par ces. paroles remarquables':

cesseur,

« Malheur à l'homme indocile et rebelle à la sagesse ! » Que les punitions tombent sur lui, tant celles des » lois humaines, que celles dont nous menacent les tra»ditions de nos pères, qui nous annoncent les ven» geances du ciel et les supplices des enfers, supplices » inévitables préparés sous la terre aux criminels! »

Ce passage est formel; il prouve que les traditions les plus antiques avoient consacré les opinions reproduites par Virgile, et que l'entreprise du poëte n'étoit point nouvelle et impie. Ainsi la fausseté des raisonnemens de Warburton est évidente; et l'abbé Desfontaines, avec une critique plus éclairée, n'auroit pas grossi ses notes de la dissertation anglaise.

(1) Il vivoit cinq cents ans avant notre ère.

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