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fait sentir et en avertit ses lecteurs dès le début de ce septième livre :

Majus opus moveo.

Major rerum mihi nascitur ordo,

Virgile, en parlant de la destruction de Troie, avoit plus de moyens d'intéresser. Les images de la destruction plaisent à l'esprit humain : ce sont les passions qui détruisent, et les passions sont toujours poétiques: la chute d'un empire et les malheurs qui en résultent sont d'ailleurs la source d'un grand intérêt. On pourroit ajouter que le poëte, en faisant voyager son héros, avoit nécessairement une grande variété d'objets à présenter à ses lecteurs ; les orages de la mer, des contrées intéressantes, les moeurs des peuples, toutes les vicissitudes de la fortune, venoient s'offrir à son pinceau; tous les trésors de la fable et de l'histoire lui étoient ouverts. Non seulement il avoit une grande variété d'objets à peindre, mais tous les évènemens et tous les pays qu'il décrit étoient déjà illustrés par de grands souvenirs; la marche de son héros étoit semée de prodiges accrédités par la tradition; la mythologie des Grecs l'avoit partout dévancé, et le poëte dans chacun de ses récits trouvoit l'attention de son lecteur heureusement préparée.

Tous ces avantages sont perdus pour le chantre d'Énée dans les six derniers livres. A mesure que son sujet se développe, son théâtre semble se rétrécir. Il n'a plus à à nous entretenir de la destruction de Troie, des îles qu'Ulysse a parcourues; de l'origine, de la grandeur et de la haine de Carthage; du supplice des méchans dans le Tartare, du bonheur des justes dans l'Élysée : le voilà en quelque sorte confiné avec son héros dans l'ancienne Italic, qui ne lui offre point de monumens et peu de traditions propres à intéresser. Le poëte reste presque seul avec son imagination et son génie ; et, quoiqu'il ait triomphé de toutes les difficultés, quoiqu'il ait trouvé dans son talent tout ce qu'il falloit pour prolonger l'action et soutenir l'intérêt, plusieurs critiques ont placé les derniers livres au-dessous des premiers; et l'on ne doit pas trop s'en étonner: le génie est comme la lumière du jour, qui n'est pas seulement belle par elle-même, mais qui`est belle encore par les objets qu'elle éclaire. Les lieux et les évènemens que Virgile a décrits ont reçu de lui une partie de leur éclat, mais il leur a dû aussi quelque chose. Il n'en est pas de même des contrées et des guerres qu'il va décrire; elles lui devront tout leur lustre, et il ne leur devra rien. Là, c'est la lumière qui éclaire une riche campagne, des scènes pittoresques et variées; ici,

elle n'éclaire qu'une contrée sauvage et un climat presque désert.

On a dit que dans les premiers livres Virgile avoit suivi l'Odyssée, et que dans les derniers il prenoit le ton de l'Iliade. Quoique l'Iliade soit un poëme plus parfait que l'Odyssée, on sait qu'il n'est pas rare de trouver des lecteurs qui aiment mieux les aventures d'Ulysse que les combats d'Achille; et cette préférence peut nous servir à expliquer celle de certains critiques pour les premiers livres de l'Eneide. On ne peut nier cependant que Virgile n'ait semé une grande variété dans les dernières parties de son poëme. Les souvenirs héroïques de la Grèce y sont moins prodigués; mais les passions et les sentimens y sont plus souvent mis en jeu. Le poëte y décrit moins de pays, mais il y fait connoître le cœur humain tout entier; l'attention y est sans cesse éveillée par la diversité des combats et des évènemens ; les ressources du merveilleux y sont plus souvent et plus heureusement employées; les caractères des personnages 'y sont plus variés et mieux développés; et si le lecteur n'y est plus ému par la chute d'un grand empire, il y est vivement intéressé par l'origine d'un empire nouveau qui commence par le chaume du bon Évandre, et qui doit finir par embrasser l'univers. Cette origine, qui s'accorde

avec l'histoire, n'est pas moins merveilleuse que toutes les fictions des Grecs. Virgile, dans le second livre, compare, comme on l'a vu, la chute de Troie à celle d'un arbre antique qui ombrageoit les collines, et qui s'écroule avec fracas sous l'effort des bûcherons. Cette comparaison est très-belle, elle est sentie par tous les lecteurs; mais si, pour exprimer l'élévation d'un nouvel empire, le poëte nous eût représenté un simple gland se développant, se transformant en rameaux, s'élevant lentement dans les airs, et protégeant tout ce qui l'environne de son ombrage immense, cette comparaison n'auroit pas été moins exacte et moins élevée; elle auroit annoncé d'un seul trait l'origine et les destinées de Rome. Tout le sujet des derniers livres de l'Eneide est dans cette idée; mais elle n'est apperçue que par les hommes accoutumés à réflé– chir, et voilà sans doute une des raisons pour lesquelles le vulgaire des lecteurs préfère les premiers livres.

Dans ce septième livre les promesses des dieux sont sur le point d'être accomplies. Énée arrive aux bords du Tibre, et sa situation au milieu des forêts sauvages dont il est entouré est celle d'un navigateur qui aborde pour la première fois dans une île inconnue ; il nous semble voir Gama, ou plutôt Christophe Colomb qui débarque dans un nouveau monde, et qui va changer la face de l'uni

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vers. Énée trouve en Italie de grands obstacles, des rivaux dignes de lui; il pourroit avoir l'air d'un conquérant usurpateur, mais les oracles qui l'ont annoncé semblent justifier ses entreprises. Le caractère de Latinus est tracé d'une manière très - convenable au développement de l'action: Latinus est humain, vertueux et sans fermeté. On sait que ce caractère chez un souverain dans les momens difficiles laisse agir les passions dans toute leur liberté, et le poëte reste ainsi le maître de disposer luimême de ses personnages et de ses évènemens. Le roi des Latins, comme l'observe plaisamment Ségrais, est si empressé de marier sa fille, qu'il consulte tous les oracles pour savoir qui sera son gendre. Les oracles lui ont annoncé un gendre étranger; Énée arrive, et, quoique Lavinie soit destinée à Turnus, son père la fait proposer au prince troyen. Toutes les prétentions d'Énée sont devenues légitimes; mais Latinus, qui a offert sa fille, n'a pas assez de fermeté pour faire exécuter les traités : de là naît la rivalité armée de Turnus; de là naissent ces guerres sanglantes qui font ressortir l'héroïsme d'Énée, et l'inaction de Latinus devient ainsi la source féconde des plus grands évènemens.

Junon paroît encore dans ce livre. Elle n'y invoque plus le dieu des tempêtes, elle n'implore plus Jupiter; il ne

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