ページの画像
PDF
ePub

s'agit plus de disperser les Troyens sur les gouffres de la

mer,

de les faire briser contre les écueils de Scylla et de Carybde, mais de leur susciter la guerre la plus cruelle; elle appelle à son aide la plus terrible des furies:

Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo.

la

Le monologue de cette déesse caractérise très-bien le désespoir de la colère et de la jalousie. Les discours de Junon sont les plus beaux de l'Enéïde: la passion est toujours éloquente; et celui que la déesse tient en cette occasion ne le cède point aux autres; quoique certains critiques lui aient reproché des longueurs. Le caractère d'Alecton et la fureur qu'elle inspire à Amate et à Turnus décèlent dans le poëte l'imagination la plus féconde, plus épique; il n'est pas inutile d'ajouter que le merveilleux s'accorde tellement ici avec la nature des passions, qu'il semble être la vérité et la nature elle-même. Alecton secoue partout les torches de la discorde, et la guerre se déclare à l'occasion du cerf de la jeune Sylvie, qui est tué par Ascagne. Cette fiction a trouvé des approbateurs et des critiques : les uns ont observé que ce moyen n'étoit pas assez épique, et ils ont pensé que rien n'étoit plus ridicule que de commencer une guerre par une églogue d'autres ont défendu Virgile; et, comme il

arrive ordinairement dans une discussion, ils se sont passionnés, et ils ont trouvé ce morceau admirable. Il ne nous appartient point de prononcer : ceux qui ont blâmé cette invention sont d'une très-grande autorité à nos yeux; mais on ne se décide pas aisément lorsqu'il faut se déclarer contre Virgile, qui ne s'est presque jamais trompé. Nous passerons aux observations de détail.

Hinc exaudiri gemitus iræque leonum

Vincla recusantum et serâ sub nocte rudentum, etc.

La répétition des mots leonum, recusantum, rudentum, exprime admirablement bien le bruit sourd et confus et les rugissemens qui se font entendre pendant la nuit. Ce passage est imité du dixième livre de l'Odyssée. Il a été désapprouvé par Scaliger: il faut cependant convenir que l'idée de la colère des lions qui s'irritent contre leurs fers est une heureuse addition du poëte latin. Virgile diffère d'Homère dans sa description, en ce que ce dernier représente les animaux avec un caractère doux, et que l'autre les peint avec leur férocité sauvage. Le poëte grec a conservé aux animaux de Circé le caractère des hommes; mais si, comme on l'a dit, son dessein étoit de faire allusion aux passions et aux plaisirs sensuels, il n'est pas douteux que l'idée d'un

[ocr errors]

caractère sauvage convenoit beaucoup mieux. Nous citerons ici, pour justifier notre opinion, le portrait que fait Platon, dans sa République, des hommes livrés aux passions brutales: «< Ils sont, dit-il, comme des bêtes qui >> regardent toujours en bas, et qui sont courbées vers la » terre ; ils ne songent qu'à manger et à repaître, à sa»tisfaire leurs desirs grossiers; et, dans l'ardeur de les » rassasier, ils regimbent, ils égratignent, ils se battent » à coups d'ongles et de cornes de fer, et périssent à la » fin par leur gourmandise insatiable. »

Hujus apes summum densæ ( mirabile dictu),
Stridore ingenti liquidum trans æthera vectæ,
Obsedere apicem; et, pedibus per mutua nexis,
Examen subitum ramo frondente pependit.

Cet essaim d'abeilles est décrit de la manière la plus poétique et la plus exacte. Le second vers, stridore ingenti liquidum trans æthera vectæ, exprime par son harmonie la marche rapide de cette petite colonie, et son arrivée sur les branches du laurier d'Apollon. Le dernier vers présente une image pittoresque. M. de Réaumur, qui est l'historien des abeilles comme Virgile est leur poëte, a décrit la manière dont un essaim s'attache à la branche d'un arbre et y forme un massif en forme de feston. Tout ce qu'a dit le naturaliste se voit dans

les deux derniers vers que nous venons de citer. Cette image des abeilles est heureusement adaptée aux mœurs pastorales de ces temps reculés ; et leur retraite sur le laurier d'Apollon est très-propre à figurer l'arrivée de la colonie des Troyens, qui abordent en Italie sous les auspices des dieux.

Heus! etiam mensas consumimus! inquit Iulus.

Ce passage a été l'objet des censures les plus amères. Addisson et d'autres écrivains célèbres ont répondu aux critiques que Virgile n'avoit pu s'écarter de la tradition, et que cette histoire, qui paroît puérile, avoit été consacrée dans les antiquités romaines. Voltaire ajoute que le poëte latin s'est trouvé obligé de rapporter ces paroles d'lule, dans un poëme sur la fondation de Rome, de même qu'un poëte français seroit forcé de parler du pigeon qui apporte la sainte ampoule, dans un poëme où il seroit question de l'origine de la monarchie française. La poésie épique vit de fictions; ces fictions tiennent au merveilleux, et le poëte doit s'attacher autant qu'il peut à les rendre plus vraisemblables, en les joignant à quelques traits déjà connus et accrédités. Les lecteurs sont disposés à croire ce qu'ils ne connoissent point encore en faveur de ce qu'ils connoissent et de ce qu'ils croient

}

déjà, et l'histoire prête ainsi son autorité à la fable.
Strabon parle des tables mangées par les Troyens, et
Denys d'Halicarnasse raconte cet événement presque
avec les mêmes circonstances que Virgile. « Lorsque la
» flotte des Troyens, dit-il, fut arrivée au pays des Lau- ́
» rentins, et qu'elle eut campé sur le bord de la mer, on
» manqua d'eau douce : à l'instant des fontaines sortirent
» de dessous terre, et fournirent de l'eau à l'armée. On
>> offrit ensuite des sacrifices, et l'on servit à manger,
» après s'être assis à terre. On éleva des tables de persil sau-
» vage, qu'on mit en monceaux, et on arrangea par-des-
>> sus des pains, afin de manger plus proprement. Comme
» la faim fit dévorer ces pains, un des fils d'Énée, ou
» quelque autre, s'écria: Nous mangeons nos tables! A
>> ces mots, tous firent grand bruit et dirent que l'oracle
» s'accomplissoit. En effet, ils avoient reçu cette réponse,
» ou à Dodone, comme le rapportent quelques histo-
» riens, ou, selon d'autres, à Érythre, bourgade du
» mont Ida, où résidoit une sibylle. On leur avoit or-
» donné de naviguer vers l'occident, jusqu'en un lieu où
» ils mangeroient leurs tables!" voyant que la prédiction
» étoit accomplie, ils se laissèrent guider par un cheval,
» et bâtirent des maisons dans l'endroit où il se ré-

» posa.»

« 前へ次へ »